On
entend par ce mot, l'esprit, le régime, l'influence abusive des
bureaux (Lachatre) [Bureaucratie gouvernementale, bureaucratie
administrative, bureaucratie législative, bureaucratie commerciale].
Un des rouages inutiles de nos sociétés modernes. Superfétation
sociale asservissant des millions d'individus à un travail
improductif.
La
bureaucratie embrasse toute la superficie du domaine social, et est
une plaie dont il sera extrêmement difficile de se libérer, car
elle s'impose par un long exercice. Dénuée de toute logique, de
tout jugement, elle ne s'appuie que sur des règles et agit en vertu
d'une routine toujours ridicule et arbitraire. Elle s'embarrasse
d'une quantité de futilités, de niaiseries, qui fatiguent ceux qui
sont obligés d'y avoir recours ; par ses procédures et ses
subtilités, elle retarde les actes les plus communs de la vie
quotidienne.
La
bureaucratie est la conséquence de cette fausse conception sociale,
qui fait de la société une vaste entreprise commerciale basée sur
le doit et avoir. « Il ne faut point de formalités pour voler,
il en faut pour restituer » (Voltaire). Comme la bureaucratie
est attachée au service de ce capitalisme qui accapare tout et ne
veut rien rendre, on comprend l'importance et l'étendue de cette
institution. Qui donc, en notre siècle de journalisme, n'a entendu
citer les cas de certains contribuables inondé de paperasses parce
qu'ils se refusaient à payer les quelques centimes qui étaient «
dûs » au percepteur ?
C'est
surtout dans l'administration de la chose publique qu'elle exerce son
influence, son autorité et ses ravages, et nuit aux intérêts de la
collectivité. Inutile en soit, il faut qu'objectivement elle cherche
à légitimer son existence. De là, sa lenteur et ses caprices.
Puissante dans son organisation, elle est la source d'une gradation
de pouvoirs, d'une hiérarchie imbécile et incorrecte, devant
laquelle sont obligés de se courber tous ceux qui sont en bas de
l'échelle sociale. On se brise devant sa force d'inertie qui entrave
la marche en avant de l'humanité et l'on désespère souvent de
venir à bout de cette soumission qui caractérise le bureaucrate et
en fait un des êtres les plus nuisibles de la société.
L'inaction
de la bureaucratie est légendaire, et a inspiré des maîtres de la
littérature, tel Courteline qui, dans les « ronds de cuir » a
brossé un tableau remarquable de ce qu'est l'Administration. Hélas,
la forme ironique, maniée à merveille par Courteline, ne prête pas
à rire. La bureaucratie, par ses méfaits, entre plutôt dans le
cadre de la tragédie. Pas un jour ne se passe sans que nous
subissions son étreinte. Elle nous accapare dès notre venue au
monde, pour ne nous abandonner qu'après notre mort... et encore !...
Lorsque
nous venons de naître, chose inerte et sans pensée, nous sommes
immédiatement la proie de cette mégère, qui s'humanise sous la
forme d'un officier ministériel attaché à la mairie du village, du
canton, ou du quartier, et qui écoute d'un air indifférent et
lointain les déclarations de votre père flanqué de ses témoins. -
De votre père ? Cet homme n'est peut-être pas votre père ; il se
peut que vous soyez l'accident d'une étreinte furtive et passagère
; les témoins ont été recrutés aux hasards de la route, même
sous le porche du « respectable » édifice municipal ; qu'importe ?
La société exige que vous soyez dûment enregistré, et la
bureaucratie remplit ses devoirs. C'en est fait de vous. Vous êtes
devenu sa chose, vous lui appartenez ; toute votre existence, vous
sentirez peser sur votre échine le poids de son indiscrétion et de
sa mufflerie, et durant des siècles et des siècles, lorsque la
matière aura depuis longtemps repris et transformé votre pauvre
carcasse vivante, et que vous serez, depuis des générations, oublié
de tous et de toutes, dans les archives administratives, pour servir
de nourriture aux parasites et comme un symbole de sa stupidité, la
bureaucratie conservera votre nom, inscrit en superbe ronde, sur un
livre que ne lira jamais personne.
Elle
vous suivra lorsque, devenu enfant, vous étudierez sur les bancs de
l'école. Chaque incident et chaque accident de votre vie d'écolier
seront marqués du sceau de la bureaucratie ; elle sera là lorsqu'à
vingt ans vous serez appelé, au nom de la « Patrie » à payer
votre tribut; elle sera présente, elle, ses fonctionnaires et ses
tonnes de papier, lorsque libéré du service militaire, vous aurez à
remplir vos devoirs civiques. Impersonnelle, comme une âme qui
flotte dans l'éther, elle vous suivra partout, Rien ne lui échappera
; curieuse, elle pénétrera dans votre vie intime ; exigeante, elle
voudra savoir ce que vous gagnez, et par l'intermédiaire du
percepteur ; qui se retranche derrière le gouvernement qui,
lui-même, est recruté au sein du parlement qui se réclame du
peuple, elle vous soutirera, pour des buts indéterminés et sous
forme d'impôts directs et indirects, le maigre fruit de vos durs
labeurs.
Toutes
vos résistances seront vaines et inopérantes : le « Bureau » vous
étrangle, vous écrase, mais il est animé par une puissance
occulte, invisible, contre laquelle vous ne pouvez lutter.
Etes-vous
sans argent pour payer votre dette à l'Etat ? N'avez-vous pas de
répondant pour faire face aux frais de procédure que nécessitera
votre saisie éventuelle ? Qu'à cela ne tienne ; c'est la course aux
petits papiers qui commence, les frais énormes qui s'accumulent,
sans raison, sans logique, sans but. La bureaucratie travaille.
Avez-vous,
par malheur, recours à la « Justice » ? Avez-vous un procès civil
ou commercial ? Vous êtes un homme perdu ; tous les éléments de
désorganisation sociale s'acharneront sur vous ; l'huissier,
l'avoué, le greffier, l'avocat, chacun d'eux dans son cadre et dans
sa maîtrise s'arrangeront à embrouiller votre affaire, et votre
différend, réglable le plus souvent avec un peu de bonne volonté
et dont l'exposé tiendrait en quelques lignes, fera l'objet d'une
dépense d'encre et de papier, dont le coût sera souvent supérieur
aux intérêts que vous avez à débattre.
Un
contrat à passer, une transaction à exécuter ? Pour qu'ils
possèdent un caractère d'authenticité, il leur faut, sous peine de
nullité, être rédigés sous la haute autorité du notaire. Ainsi
le veut la loi.
Et
il n'y a pas que dans les questions d'argent que nous sommes envahis.
La maladie s'empare-t-elle de nous ? Avons-nous besoin d'être
conduits dans un hospice ? Avant de toucher le docteur, le savant qui
peut, par sa science, nous délivrer du mal dont nous souffrons, il
faut satisfaire à la curiosité du bureaucrate qui, jaloux de son
autorité, veut noircir ses folios et ses fiches. Qu'importe notre
douleur, la peine de nos proches ! La bureaucratie réclame ses
droits, ses prérogatives, ses privilèges. Il faut qu'elle soit
maîtresse, elle l'est, et elle triomphe à toute heure et en tout
lieu.
Elle
paralyse toutes les énergies, toutes les initiatives; elle
intensifie la misère. Le malheureux, le vieillard qui attendent de
la charité publique organisée l'assistance qui, de sa maigre
mensualité, lui permettra de ne pas crever de faim, souffre de sa
lenteur ; l'inventeur est victime de sa routine, et il semble que,
comprenant le danger que présente pour elle le progrès, la
bureaucratie cherche à1e retarder, à l'étouffer, à l'étreindre.
Que
de ravages elle exerce! Que d'hommes elle a ruinés ! Elle
enrégimente une armée de pauvres bougres, bourrés de préjugés,
inaccessibles à la pensée, saine et large, cantonnés dans la
petite vie mesquine et étroite du « bureau» et n'ayant comme
horizon intellectuel que la feuille de papier et le porte-plume. Elle
étrique le cerveau comme le corps, et comme l'on comprend que les
fonctionnaires de cette ruineuse institution, habitués à la
discipline hiérarchique, soient férocement attachés à ce régime
qui les nourrit à peine !
Combien
d'individus seraient rendus à la production et à la vie si l'on se
débarrassait de ce chancre social ? Il n'y a, pour en avoir un
aperçu, que de jeter les yeux autour de soi. L'Etat, pour son
compte, emploie plusieurs centaines de milliers de fonctionnaires et,
sans crainte de se tromper, on peut affirmer qu'à part ceux attachés
au service des postes et télégraphes, de l'Enseignement, de
l'Hygiène, de la Voirie et des Transports, les autres sont à la
charge de la collectivité, et n'apportent absolument rien d'utile en
échange de ce qu'ils consomment. Ce sont d'inconscients parasites,
victimes, eux-aussi, cependant, de l'ordre économique actuel.
Et
cela n'est encore rien. Il n'y a pas que l'Etat qui soit le refuge du
fonctionnarisme. Les grandes administrations publiques, qui forment
un Etat dans l'Etat, n'occupent pas la dernière place dans le gâchis
occasionné par la bureaucratie. A côté des mécaniciens, des
chauffeurs, des ouvriers, des conducteurs, qui assurent le service
normal des chemins de fer, il y a une nuée d'employés dont les
services sont encore à signaler, et qui entravent le développement
des régimes ferroviaires ; il en est de même dans les grandes
compagnies d'électricité, d'eau, de gaz, etc ... , etc ... , et il
n'y a pas lieu de s'étonner des difficultés financières que
rencontrent ces institutions, lorsqu'on établit les sommes
englouties mal à propos par des administrations si peu en rapport
avec les progrès de la science appliquée. Est-ce tout ? Non pas,
hélas ! Il y a le commerce, il y a la banque. Là encore,
croupissent des centaines de milliers de bureaucrates qui ne paient
pas leur tribut de travail à la société. Il y a des centaines de
milliers d'individus penchés sur des chiffres qui, du soir au matin,
additionnent, multiplient, divisent, sans que jamais, jamais, de cet
arithmétique fatigante, ne sorte une unité utilitaire.
«
Si un tigre croyait, en sauvant la vie d'un de ses semblables,
travailler à l'avènement du bien universel, il se tromperait
peut-être » (J. M. Guyau, Esquisse d'une morale sans obligation ni
sanction). Si l'on disait à ces millions d'individus qu'ils
accomplissent une tâche rétrograde, qu'ils gênent la marche du
progrès, qu'ils arrêtent l'évolution des mondes, que, par leur
travail, ils perpétuent un ordre social qui doit s'écrouler pour le
bien d'une humanité grande, libre et belle : ils ne nous
comprendraient peut-être pas. Et pourtant !...
La
bureaucratie n'est-elle pas le symbole du parasitisme moderne ? Ne
fait elle pas pencher la balance du côté du capital ? Il y a
actuellement, en France, d'après les statistiques officieuses, six à
sept millions d'ouvriers manuels, sur une population de 40 millions
d'individus. A part les vieillards, les enfants et les riches - qui
sont relativement peu nombreux - tout le reste est jeté sur le
marché de l'administration et va grossir cette classe de pauvres
bougres, à mentalité de bourgeois, que forment les fonctionnaires
et les bureaucrates. (Voir Fonctionnaires.)
Pourtant,
tout a une fin. Une sourde lumière a pénétré déjà dans,
l'Escurial administratif. Elle en ébranlera les murs. Le travailleur
du chiffre commence à se dresser, contre ses chefs, ses maîtres,
ses exploiteurs. Demain, avec son frère du chantier et de l'usine,
étroitement unis, ils briseront les chaînes qui les tiennent rivés
à la bourgeoisie. Ils s'attaqueront à l'édifice social, à un
ordre économique meurtrier qui doit disparaître, qui disparaîtra
sous les coups répétés de la plèbe en bourgeron ou en faux col.
La
bureaucratie aura vécu, ainsi que toutes les institutions sur
lesquelles reposent la société capitaliste, et le travail utile
fécondera le monde, pour que l'Anarchie puisse réaliser son oeuvre.
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