SÉANCE
DU MERCREDI 9 JANVIER 1895
A 8
heures et demie du soir, le 9 janvier, une foule considérable se
pressait dans la grande salle de l'hôtel des Sociétés
Savantes.
Les étudiants en grande majorité avaient répondu à l'appel des organisateurs. La salle étant pleine, les portes ouvertes à tous jusqu'à 8 heures et demie durent être fermées.
Sur l'estrade prirent place les membres du Comité. Aux côtés du Président M. Anatole Leroy-Beaulieu, siégeaient, comme assesseurs, M. Albert Gigot et M. le Dr Rochard.
Les étudiants en grande majorité avaient répondu à l'appel des organisateurs. La salle étant pleine, les portes ouvertes à tous jusqu'à 8 heures et demie durent être fermées.
Sur l'estrade prirent place les membres du Comité. Aux côtés du Président M. Anatole Leroy-Beaulieu, siégeaient, comme assesseurs, M. Albert Gigot et M. le Dr Rochard.
DISCOURS
DE M. ANATOLE LEROY-BEAULIEU
MESSIEURS,
Si je
n'avais consulté que mes forces et mon état de santé, je ne me
serais pas risqué à prendre la parole, ce soir, devant vous. Mais
je n'ai pas voulu me dérober à l'honneur de présider cette
première réunion, - ne fût-ce que pour ne point paraître reculer
devant les appréhensions, non justifiées, j'espère, des plus
timides de nos amis. On nous a dit qu'en vous convoquant à une
conférence publique, en ouvrant nos portes à tous, nous étions des
téméraires qui ne savions pas à quoi nous nous exposions. (Ah !
ah !) "Vous voulez donc, me disait-on, descendre dans la
fosse aux lions ?" (Rires.) Eh bien ! Messieurs, la fosse
aux lions, nous y voici ; nous sommes entre les griffes de ce que, de
mon temps, on appelait le lion du quartier latin, et, faut-il vous
l'avouer ? nous ne craignons pas d'être dévorés. (Rires,
murmures et applaudissements.)
Nous
avons eu confiance dans la jeunesse, nous avons cru en sa générosité
et en son esprit de liberté, et à cette heure même, - en dépit de
certaines incitations (Bruit), en dépit des murmures qui
s'élèvent sur quelques bancs de cette salle - je reste convaincu
que notre foi dans la jeunesse ne sera pas trompée.
(Applaudissements.)
Vous
n'êtes pas venus ici, Messieurs, pour étouffer notre parole sous
des clameurs brutales, ce qui, en vérité, serait peu glorieux pour
vous ; vous êtes venus pour nous juger sur notre langage, et non
pour nous condamner sans nous avoir entendus. Cela ne serait pas
digne de la jeunesse ; et s'il est des hommes qui, par leur passé et
par leur libéralisme, aient droit à la liberté de la parole, j'ose
dire que nous sommes de ceux-là ; car cette liberté que nous osons
réclamer pour nous, nous l'avons, toujours et partout, revendiquée
pour les autres, pour nos adversaires aussi bien que pour nos amis.
(Exclamations. Applaudissements prolongés.)
Au
lieu de m'arrêter à des inquiétudes - outrageantes pour vous -
(Très bien ! très bien !), j'aime mieux vous remercier
d'avoir répondu en si grand nombre à notre appel. Dans cet
empressement de votre part, je ne veux voir qu'une chose, Messieurs :
une preuve nouvelle de l'intérêt passionné que la jeunesse porte
aux questions sociales. C'est là, croyez-le bien, une chose qui vous
fait honneur ; - et c'est là, permettez-moi de vous le dire, un lien
entre vous et nous. Nous sommes tous, ici, réunis par un sentiment
commun, et cette communauté d'aspiration, je tiens avant tout à le
constater. Tous nous sommes passionnés pour la cause du progrès
social. Nous pouvons différer sur les moyens, cela est une des
tristesses de l'infirmité humaine, - mais, si profondes que puissent
être ces divergences, notre but n'en est pas moins commun ; et
socialistes ou libéraux, révolutionnaires ou réformateurs, cette
communauté du but doit nous inspirer une tolérance réciproque.
(Murmures et applaudissements.) Ce que nous voulons tous, et,
croyez-le, ce que nous voulons avec autant d'énergie que le plus
ardent d'entre vous, c'est la lutte contre le mal social et contre la
misère, c'est la diminution de la souffrance humaine, c'est le
redressement moral et le relèvement matériel des classes
laborieuses ; - et si, par hasard, il se trouvait égaré au milieu
de cette vaillante jeunesse, un homme, un jeune homme assez égoïste
ou assez frivole, assez étranger aux généreuses préoccupations de
notre temps pour ne pas partager ce noble souci du progrès social,
je lui dirais hautement : Votre place n'est pas ici !
(Applaudissements répétés.)
S'il
suffisait pour nous entendre de la communauté du but, nous serions
unanimes ; mais, hélas ! il ne suffit point aux hommes, pour être
d'accord, de désirer la même chose. Le but peut être le même, et
les moyens différer. Or, les voies et moyens, c'est là le
difficile, c'est là l'important et c'est ici qu'il nous faut faire
appel à votre esprit de tolérance. (Murmures et
applaudissements.)
CE
QUE NOUS SOMMES ET CE QUE NOUS NE SOMMES PAS
Nous
devons vous dire, Messieurs, ce que nous sommes et ce que nous ne
sommes point. Nous venons à vous ouvertement, loyalement, sans
masque, ne voulant pas d'équivoque entre nous. Ce que nous sommes,
Messieurs ? Nous sommes des Français qui, plus malheureux que vous,
avons vu la France envahie et dont le coeur saigne encore des
blessures de la patrie (Applaudissements) ; - nous sommes des
hommes de liberté qui croyons que la liberté et l'initiative privée
demeurent le grand moteur de la civilisation, le grand ressort de
tout progrès (Applaudissements) ; - nous sommes des hommes
d'études, et, si vous le permettez, des hommes de science qui, dans
les questions sociales, comme ailleurs, n'avons foi que dans les
méthodes scientifiques. C'est vous dire Messieurs, que nous ne
sommes pas socialistes. (Interruptions et applaudissements.)
Et si nous ne sommes pas socialistes, je puis l'affirmer bien haut,
c'est uniquement parce que nous sommes convaincus que la méthode du
socialisme n'est pas une méthode scientifique ; que le socialisme
méconnaît les conditions essentielles, les conditions nécessaires
du progrès des sociétés humaines ; - que le socialisme enfin est
moins fait pour fortifier la patrie que pour l'énerver et la
débiliter. (Exclamations, applaudissements répétés, tumulte,
longue et bruyante interruption.)
Je
m'étonne, Messieurs, de l'intolérance de la minorité de cette
réunion. En vous déclarant, loyalement, que nous ne sommes pas
socialistes, je pensais que s'il se rencontrait ici des socialistes,
ils seraient les premiers à nous avoir gré de notre franchise.
(Applaudissements.) Si nous combattons le socialisme, nous ne
sommes pas de ceux qui, pour lutter avec lui, s'ingénient à lui
dérober ses couleurs et à contrefaire son langage, afin de tromper
leur public et d'enlever les applaudissements du peuple. Les
adhésions ainsi gagnées, les applaudissements ainsi obtenus, nous
n'en voulons point. (Oh ! oh ! Très bien ! très bien !) Nous
laissons ces procédés aux partis qui, pour capter la faveur
populaire, ont chacun leur petit socialisme de poche. (Rires).
Nous ne voulons, quant à nous, ni déguisement ni travestissement.
Nous pourrions, comme de vulgaires politiciens désireux de tout
concilier sous le vague des formules, vous dire que nous voulons,
nous aussi, faire du socialisme, du bon socialisme, du socialisme
honnête, du socialisme libéral, du socialisme scientifique ; - car,
pour faire passer le substantif, il semble qu'il n'y ait qu'à lui
accoler un adjectif rassurant. Nous avons, aujourd'hui, toute espèce
de petits socialismes édulcorés que les ambitieux de toute sorte
distribuent au peuple, comme des friandises aux enfants. (Murmures
et applaudissements prolongés.)
Le
socialisme en effet, nous ne saurions nous le dissimuler, est à la
mode. Autrefois il était mal vu, il était mal porté, il avait
mauvaise réputation, il passait pour vulgaire ou pour naïf. Alors
peut-être, il pouvait y avoir quelque courage à le vanter. Le
préjugé était contre lui ; aujourd'hui, il nous faut bien le
constater, le préjugé est pour lui. Il a la vogue ; il est bien
reçu dans le monde, on le rencontre jusque dans les salons en gants
paille et en souliers vernis. Il a pour lui la jeunesse fin de siècle
; tout ce qui se pique d'être dans le mouvement se réclame de lui.
(Rires et murmures.)
C'est
ainsi, Messieurs, que, en dehors du collectivisme et du socialisme
des socialistes, nous avons toute sorte de petits socialismes plus
bénins, plus anodins, plus innocents les uns que les autres :
socialisme de lettres qui fleurit dans la serre chaude des petites
revues de toute couleur ; socialisme de salon ou de boudoir qui fait
sourire les belles dames et trembler les enfants ; socialisme
d'église qui vient à nous l'Évangile sous le bras, - sans compter
le plus répandu et le plus dangereux peut-être de tous, le
socialisme bourgeois, le socialisme qui s'ignore, celui de M.
Jourdain qui fait du socialisme comme jadis il faisait de la prose,
sans le savoir. (Rires et applaudissements.)
POURQUOI
NOUS REPOUSSONS LE NOM DE SOCIALISTES
Eh
bien ! Messieurs, dans tout cet assortiment varié, nous ne trouvons
rien à notre goût. Non pas que nous ayons peur des mots, mais parce
que, pour encore une fois, nous faisons fi des équivoques. (Bravos
répétés.) Nous croyons que, dans ce grand débat d'où dépend
le sort de la civilisation, il importe que les mots conservent le
sens que l'usage leur a donné. Il n'est pas bon, Messieurs, que,
dans la mêlée des idées et des partis, les hommes qui veulent
détruire la société et ceux qui veulent le défendre, que les
adversaires et les partisans de la propriété, de la famille, de la
liberté prennent le même nom et se rangent, même en apparence,
sous les mêmes étendards. (Applaudissements mêlés de
protestations.)
Un
des maux de notre époque, et à mon sens l'un des plus inquiétants,
c'est la vogue des idées vagues ; c'est que notre atmosphère
intellectuelle est formée d'une sorte de brouillard d'idées à
travers lequel les intelligences ne perçoivent plus rien de précis,
rien de distinct. Ce mal sévit surtout dans les questions sociales,
si bien que j'oserais dire que le principal danger de notre société,
ce n'est pas le collectivisme révolutionnaire, ce n'est pas le
socialisme dogmatique, le socialisme avéré et militant ; c'est le
vague et confus socialisme, le socialisme vaporeux dont est imprégnée
l'atmosphère ambiante. (Murmures et applaudissements répétés.)
Nous
sommes, Messieurs, les ennemis des idées confuses, des notions
vaporeuses et nébuleuses, des vocables au sens flottant chers à
certains petits cénacles (Rires) ; et c'est encore là une
des raisons pour lesquelles nous repoussons le nom comme les
doctrines du socialisme, mot lui-même vague, sous lequel tous
n'entendent pas la même chose, mot qui doit beaucoup de sa vogue à
son vague même. (Protestations et applaudissements.)
J'ai
connu autrefois un vieux républicain de 1848 qui voulait que
Socialisme fût synonyme de Science sociale et qui prétendait
appeler socialistes tous ceux qui s'occupent de science sociale,
comme on appelle chimistes tous ceux qui font de la chimie (Rires.)
Je regrette que son opinion n'ait pas prévalu, car cela nous eût
épargné le terme hybride de sociologie. Nous serions ici tous
socialistes, et les plus socialistes se trouveraient être les
économistes. (Rires.) Mais vous savez, Messieurs, que tel
n'est pas le sens du mot. Il désigne bien moins une science qu'une
théorie. Le socialisme, hélas ! n'est pas la science sociale ; et
si je ne craignais de blesser quelques-uns d'entre vous, je dirais
qu'il n'est que l'alchimie de la science sociale. (Applaudissements,
cris, tapage de quelques minutes. Un jeune homme monte sur l'estrade
et veut prendre la parole, soutenu par une partie du public des
tribunes.)
Messieurs,
(reprend le président au milieu du bruit), vous êtes venus
ici pour écouter les orateurs inscrits à l'ordre du jour ; vous
n'êtes pas venus pour entendre Monsieur ; je ne saurais lui donner
la parole et je continue mon discours (Bravos et
applaudissements.)
LE
SOCIALISME N'EST PAS CONFORME A LA SCIENCE
Si
nous repoussons le socialisme, c'est, avant tout, Messieurs, que nous
ne croyons pas le socialisme conforme à la science et aux méthodes
scientifiques. (Exclamations et applaudissements.) Entre le
socialisme et nous, il y a une question de méthode, et vous qui êtes
initiés aux études scientifiques, vous savez combien grande est
l'importance de la méthode. Quel est l'objet sur lequel prétendent
opérer les socialistes ? C'est la société humaine, c'est-à-dire
ce qu'il y a au monde de plus complexe et de plus délicat ; par
suite, quelle science plus ardue, où il soit plus nécessaire
d'avoir une méthode rigoureuse que la science sociale ? (Murmures
et applaudissements.)
Vous
savez, Messieurs, que, depuis un demi siècle, nombre de savants et
de philosophes se sont appliqués à rattacher, à souder la science
sociale, ce qu'ils appellent la sociologie, aux sciences physiques et
naturelles. Vous connaissez la fameuse classification des sciences
d'Auguste Comte, classification que les positivistes regardent comme
un des titres de gloire de leur maître. Et ils ont raison, Messieurs
; car, quelque opinion qu'on ait de la philosophie de Comte, il est
malaisé d'imaginer une autre hiérarchie des sciences. Or, quelle
est, de toutes les sciences humaines, celle que Comte plaçait au
sommet de son échelle, à la cime du savoir humain, comme étant,
par l'importance de son objet, par la multiplicité et la complexité
même de ses éléments, la reine des sciences, la plus ardue et la
plus difficile de toutes ? C'était la science sociale. Et cette
science, complexe et malaisée entre toutes, des hommes, des jeunes
gens qui se croient des esprits modernes et se disent des esprits
positifs s'arrogent le droit d'en raisonner, d'en décider, d'en
trancher à la légère, suivant les caprices des foules ou selon le
vent de l'opinion, sans même s'être donné la peine d'en étudier
les éléments ! (Murmures et bravos répétés.) Et ce qui
paraîtrait insensé ou enfantin pour des sciences d'un ordre après
tout inférieur, des sciences en tout cas d'une moindre complexité,
pour la physique, la chimie, la botanique, cela semblerait légitime,
quand il s'agit de la science sociale ! C'est là une tendance contre
laquelle, pour notre part, nous ne cesserons de protester, au nom de
la science, au nom de la vérité, au nom de la société.
(Applaudissements répétés.)
Nous
prétendons que les questions sociales doivent être étudiées
patiemment, scientifiquement, méthodiquement, et nous nous
scandalisons de les voir discutées et résolues entre deux bocks de
bière, au cabaret ou à la taverne. (Rires mêlés de
protestations.)
Pour
nous, Messieurs, la science sociale est une science, et comme telle,
elle doit être étudiée conformément à la méthode scientifique.
Et quelle est la méthode scientifique ? Vous la connaissez aussi
bien que nous, Messieurs, pour l'avoir pratiquée vous-mêmes. Il n'y
a, en pareille matière, qu'une méthode scientifique, la méthode
d'observation, car, ici, le plus souvent, il n'est guère possible
d'ajouter à l'observation l'expérimentation. Je sais que, pour
prouver le bien fondé de leurs hypothèses ou pour essayer leurs
utopies, les socialistes iraient volontiers jusqu'à traiter une
nation comme une grenouille ou un lapin de laboratoire, se livrant
sur la patrie à des expériences sociales in anima vili.
(Interruptions et applaudissements.) Mais vous n'êtes point,
Messieurs- des barbares physiologistes qui oseraient vivisecter la
patrie française ; - et s'il est, parmi vous, de jeunes socialistes
désireux de pratiquer sur le vif leurs expériences collectivistes,
vous seriez des premiers à leur conseiller de chercher en d'autres
terres, ou sous d'autres cieux, un champ écarté où faire
impunément l'essai de leurs procédés de régénération des
sociétés. (Murmures, cris et bravos répétés.)
Il
n'y a qu'une méthode pour les études sociales, la méthode
d'observation. Est-ce celle que suit d'habitude le socialisme ?
Est-ce celle à laquelle il s'en tient toujours, avec le scrupule
professionnel des véritables savants ? Non Messieurs, aucun de vous
n'ignore que le socialisme procède, d'habitude, par a
priori, par formules et par définitions, par théorèmes et
corollaires, par déduction en un mot, appliquant aux sciences
sociales la méthode géométrique, la méthode déductive,
abandonnée par toutes les sciences en dehors des mathématiques.
(Applaudissements mêlés de protestations.) Cette méthode
surannée, les socialistes, je le sais, l'ont empruntée aux anciens
économistes ; mais la plupart des économistes l'ont abandonnée
pour revenir à la méthode d'observation, et les socialistes l'ont
gardée. Ils procèdent comme autrefois les philosophes, les
métaphysiciens qui échafaudaient, laborieusement, dans le vide, des
systèmes, aujourd'hui tous écroulés. Ainsi ont fait les maîtres
du socialisme prétendu scientifique, les grands docteurs du
collectivisme en particulier ; ils nous ont donné, dans leurs lourds
traités, une façon de métaphysique sociale, appuyée sur une
dialectique toute scolastique. (Exclamations et applaudissements.)
Je
sais, Messieurs, qu'à côté du socialisme soi-disant scientifique
qui procède par déduction, il y a le socialisme sentimental, le
socialisme imaginatif qui met le sentiment ou l'imagination à la
place de la raison, s'inspirant uniquement d'un vague humanitarisme
et de ce qu'on a nommé la religion de la souffrance humaine. Est-ce
la peine de montrer que ce n'est pas là une méthode scientifique ?
C'est ce que j'appellerai du mysticisme réaliste (réclamations)
; et si le mysticisme peut être de mise dans les régions abstraites
de la philosophie ou de la religion, il est le plus dangereux des
guides dans la sphère concrète par excellence, dans les études
sociales. (Bruit, cris, applaudissements prolongés.)
LE
SOCIALISME REPOSE SUR UNE NOTION ERRONNÉE DE LA SOCIÉTÉ
Ce
n'est pas uniquement par la méthode que nous différons des
socialistes ; c'est autant par notre conception de la société. Et,
ici encore, j'ose dire qu'entre les socialistes et nous, les plus
fidèles a la science et à l'esprit scientifique, les plus modernes
et, si j'ose ainsi parler, les plus avancés, - ce ne sont pas les
socialistes. (Applaudissements mêlés de quelques protestations.)
S'il
est une notion aujourd'hui admise par tous les hommes de science,
c'est que les sociétés humaines ne sont point, comme on l'imaginait
encore au dernier siècle, un mécanisme inerte, une machine que l'on
peut démonter et remonter à volonté, rouage par rouage, en
supprimant une pièce, en ajoutant une autre. Une société est un
organisme, un corps vivant qui croît et se développe à la façon
des êtres vivants ; et un organisme ne se laisse pas impunément
tailler et découper à plaisir ; un organisme ne se laisse pas
refaire à volonté sur un plan préconçu. (Murmures et
applaudissements.) C'est là une notion aujourd'hui banale ;
mais, si banale qu'elle soit devenue, je vous conjure de remarquer
combien elle cadre mal avec les prétentions des socialistes. Qu'ils
s'en défendent ou non, ils sont, bon gré mal gré, prisonniers de
la théorie mécanique des sociétés. Car leur prétention se résume
à refaire la société artificiellement, suivant un plan nouveau, un
plan idéal ; et, encore une fois, on ne refait pas, à volonté, un
corps vivant, lui enlevant ses organes, pour les remplacer par
d'autres ou les ranger dans un ordre nouveau. (Protestations et
applaudissements.) Si les sociétés se modifient, si elles
grandissent, si elles se transforment, si elles évoluent selon
l'expression contemporaine, c'est à la façon des corps vivants,
lentement, conformément à leurs fonctions organiques, suivant les
lois de la vie et les conditions normales de leur existence. Avoir la
présomption de traiter une société comme une matière inerte,
comme une argile plastique que l'on pétrit à son gré, s'essayer à
la refaire à neuf de toutes pièces, c'est le plus souvent, au lieu
de la réformer, la déformer, l'estropier, la mutiler. (Exclamations
et applaudissements.) Vous vous rappelez, Messieurs, le procédé
de régénération recommandé par les magiciennes mythologiques. Il
consistait à prendre un homme, un vieillard, à le couper en
morceaux et à le faire bouillir dans la chaudière pour le faire
rajeunir. C'est à cela, laissez-moi vous le dire, que ressemble la
méthode de la plupart des socialistes ; et vous me permettrez de
trouver que c'est là un procédé de rénovation dont on a le droit
de se défier. (Cris, applaudissements prolongés, tumulte.)
Messieurs
les socialistes, vous avez annoncé l'intention de nous répondre. Si
vous voulez nous réfuter, commencez par nous écouter.
(Applaudissements.)
La
société est un organisme et non un mécanisme. Ce n'est point,
Messieurs, que nous croyions les sociétés à jamais figées, à
jamais raidies dans des formes immuables et dans des cadres
inflexibles. Non, Messieurs, par cela même que nous regardons les
sociétés comme des êtres vivants, nous croyons qu'elles sont
perfectibles, - et quant à moi, j'oserai dire indéfiniment
perfectibles ; mais toujours à condition de respecter, chez elles,
les organes essentiels ; et si je ne craignais de paraître pédant,
je dirais, à condition de respecter les lois de la biologie sociale.
(Approbation.) Car, en dépit d'un préjugé trop répandu
autour de nous, le progrès n'est pas chose fatale. Loin de
progresser fatalement, par une sorte de nécessité inhérente à la
vie sociale, les peuples qui violent les lois de la vie, les nations
qui méconnaissent les conditions matérielles et les conditions
morales du progrès des sociétés humaines sont condamnées à
rétrograder, à déchoir, à périr. (Applaudissements.)
QUE
SERA LE XXe SIÈCLE
Une
grande, une angoissante question se pose aujourd'hui devant nous, -
devant vous surtout, jeunes hommes. Un siècle nouveau va bientôt se
lever sur le monde ; que nous apportera ce XXe siècle sur lequel
reposent des espérances non moindres que celles mises par nos pères
de la Révolution en notre XIXe siècle, chargé à son déclin du
poids de tant de déceptions ?
On
vous a dit souvent, et je n'y veux pas contredire, que vous verriez
de grandes choses, - de terribles choses peut-être ; - et avec la
confiance de la jeunesse dans la vie, ces changements qu'on vous
prédit, ces révolutions prochaines dont on cherche parfois à vous
épouvanter, vous n'en avez pas peur. Vous avez foi dans l'avenir,
sentant que cet avenir, c'est vous qui le ferez. Dieu me garde,
Messieurs, de railler votre confiance ; j'aime que la jeunesse soit
jeune et vaillante ; mais sachez bien que jamais, à aucune époque
de l'histoire, génération nouvelle n'a eu, devant elle, une tâche
aussi lourde que celle qui va incomber à vos jeunes épaules. De la
première moitié du siècle qui vient, dépendra peut-être, pour
des centaines et des centaines d'années, l'avenir de notre France,
l'avenir de notre race blanche, l'avenir de l'humanité civilisée.
Cet avenir, ne le jouez pas à la légère, sur la foi de spécieuses
promesses et sur le mirage de brillantes utopies, car ce qui est en
cause, ce qui est entre vos mains, - ne l'oubliez pas, - c'est le
sort de la civilisation occidentale. (Applaudissements répétés.)
Voulez-vous
être des soldats, des pionniers du progrès social ? Choisissez les
routes les plus sûres, alors même qu'elles ne vous sembleraient pas
les plus séduisantes. Rappelez-vous qu'en dépit de tous nos
progrès, en dépit de nos sciences et de notre instruction
obligatoire, il reste toujours des barbares au fond de nos sociétés.
Rappelez-vous que de grandes nations, de grandes civilisations ont
déjà, plus d'une fois, sombré dans l'histoire, au lendemain de ce
qui semblait leur apogée. N'ayez pas trop de confiance dans l'homme,
dans la bonté humaine, dans la sagesse humaine ; - n'ayez pas trop
de foi dans la civilisation, et, si solides que vous en semblent les
conquêtes, prenez garde de les compromettre en rejetant,
imprudemment, comme vous y invitent les socialistes, tout ce qui a
fait, dans le passé, la force morale, la valeur morale de
l'humanité. (Protestations et applaudissements prolongés.)
Nous
ne sommes pas, Messieurs, de ceux qui s'engagent à vous conduire, à
brève échéance, dans l'Eldorado rêvé, dans la terre promise où
le lait et le miel couleront partout en abondance, où, avec moins de
travail, il n'y aura plus ni souffrance ni misère. Notre ambition,
ou mieux, notre présomption est moindre ; nous sommes venus vous
convier à travailler, avec nous, à diminuer la somme des maux dont
souffre l'humanité, à relever, l'un par l'autre, le bien-être
matériel et le niveau moral des classes laborieuses, à combattre
les préjugés et les égoïsmes, à rapprocher les hommes et à
réconcilier les classes pour le salut de la patrie commune.
(Applaudissements.)
Et
si, Messieurs, vous nous demandez une devise qui puisse vous guider
sur la route malaisée du progrès social, nous vous donnerons la
nôtre, celle que nous avons adoptée comme mot de ralliement
: PATRIE, DEVOIR, LIBERTÉ.
(Bravo ! bravo !) Cette devise, elle est simple, elle est
modeste, elle est austère ; elle ne fait pas miroiter devant vos
yeux les trésors décevants des paradis terrestres ; elle ne promet
que ce qu'elle peut tenir. (Très bien ! très bien !).
PATRIE,
DEVOIR, LIBERTÉ.
Ces
trois mots, Messieurs, nous ne les avons pas choisis au hasard ; ils
sont, pour nous, tout un programme. Ils résument l'action que nous
voudrions exercer autour de nous ; ils indiquent par quelle voie nous
voulons marcher au progrès social.
Patrie,
Devoir, Liberté, - cette triple devise, je voudrais avoir le temps
et la force de la commenter devant vous. Mon ami M. Georges Picot va
tout à l'heure vous parler de la liberté et du devoir, - deux
choses que nous tenons à unir, car, pour nous, elles se complètent
ou, si vous aimez mieux, elles se corrigent l'une l'autre. Le devoir
dont nous voulons vous entretenir, c'est le devoir nouveau, c'est le
devoir présent par excellence, le devoir social - qui, pour nous, ne
se borne pas à la charité, qui sans doute ne fait pas fi de la
charité, mais qui va au-delà de la charité. Cette expression de
"devoir social", encore nouvelle chez nous, M. Georges
Picot a été un des premiers à la répandre, à l'acclimater en
France. Je pourrais dire qu'il a été un des apôtres de ce devoir
social ; il ne s'est pas contenté de le prêcher, il s'est appliqué
à en donner l'exemple par son initiative dans plusieurs des
questions les plus importantes pour le relèvement des classes
populaires. C'est ainsi que son nom a l'honneur d'être lié au grand
problème des logements d'ouvriers. (Approbation.)
LE
SOCIALISME ET LA CONTRAINTE
A
côté du devoir social, nous plaçons la liberté, parce que nous
voyons, dans la liberté et dans la libre initiative privée, le
premier moteur de tout progrès social. C'est un des points par où
nous différons des socialistes de toutes les écoles. Le socialisme,
Messieurs, aboutit à la contrainte ; il ne pourrait s'établir, il
ne pourrait durer que par la contrainte. Qu'il le veuille ou non, le
socialisme, le collectivisme serait la contrainte organisée. (Non
! non ! Oui, oui ! Bruyantes protestations et applaudissements
prolongés.)
A cet
égard encore, permettez-moi de vous le dire, le socialisme est une
conception rétrograde. Il ne s'inspire point de l'esprit moderne. Il
n'est point dans la grande voie de l'évolution des sociétés
humaines ; il veut les faire revenir en arrière sur les conquêtes
des grands siècles de l'histoire. A la contrainte militaire, à la
contrainte théocratique, à la contrainte féodale, si durement
reprochées aux époques anciennes, il prétend substituer une
contrainte nouvelle qui risque d'être autrement tyrannique, parce
qu'elle s'étendrait à toute la vie publique et privée, la
contrainte sociale. (Applaudissements.) Le joug qu'il ferait
peser sur la société et sur l'individu serait si lourd que je ne
m'étonne point, quant à moi des révoltes que provoque, chez les
anarchistes, la perspective de la servitude collectiviste.
(Applaudissements mêlés de protestations.)
LE
SOCIALISME ET L'IDÉE DE PATRIE
Au
devoir social et à la liberté, nous associons l'idée de patrie.
(Murmures.) Quelques-uns d'entre vous, paraît-il, trouvent
cela suranné : - La patrie - c'est bien vieux ! disent-ils sans
doute ; la patrie, cela a fait son temps. Pour nous, Messieurs, la
patrie est une chose toujours vivante, toujours jeune ; plus les
enfants d'un même pays nous semblent divisés, plus nous croyons
nécessaire de raffermir dans les âmes ce sentiment de la patrie
qui, lui aussi, est un lien social et je dirai le plus solide comme
le plus doux des liens sociaux. Prenez garde à ceux qui veulent le
briser, et demandez-leur par quoi ils comptent le remplacer.
(Applaudissements redoublés.)
Certains
voudraient substituer à la patrie l'humanité. L'humanité,
Messieurs, c'est une grande et noble chose, mais l'humanité c'est
bien vague, et je doute que le cosmopolitisme possède, de longtemps,
la vertu du patriotisme, et qu'il sache jamais inspirer les mêmes
dévouements. (Applaudissements.) Mais est-ce bien l'amour de
l'humanité que les socialistes et les internationalistes opposent à
l'amour de la patrie ? Regardez au fond des doctrines et scrutez les
actes ; écartez les mots et les formules, et vous trouverez autre
chose. Au sentiment de la patrie, à la solidarité nationale, ce que
veulent en réalité substituer les socialistes, c'est un nouvel
esprit de caste, c'est la solidarité ouvrière, ou comme ils disent,
la solidarité prolétarienne internationale. Or, Messieurs, qui ne
voit la différence et qui peut dire que ce soit là un progrès ? A
un principe d'union, on cherche à substituer un principe de
division. L'amour de la patrie était un lien entre tous les
habitants d'un même pays ; le sentiment de classe, la jalousie de
classe est une cause d'égoïsme et de désaffection ; et s'il venait
à l'emporter, cet esprit de division aboutirait à remplacer les
rivalités nationales par les haines de classes et les démêlés
avec l'étranger par les luttes intestines et les guerres civiles.
(Applaudissements prolongés mêlés de protestations.)
Tel
est le fait, Messieurs ; les dénégations des socialistes n'y
peuvent rien changer, et je terminerai en vous conjurant de réfléchir
à cette vérité, hélas ! trop manifeste. Alors même qu'il
réussirait à se disculper de tout internationalisme, - par le seul
fait qu'il fomente les haines de classes, le socialisme est, qu'il le
veuille ou non, l'ennemi né de la cohésion nationale ; le
socialisme est, pour les nations modernes, un agent de dissolution,un
agent de désagrégation. (Cris, Oui ! oui ! Non, non ; Vive la
France ! A bas les sans-patrie, applaudissements répétés.)
L'on
se demande souvent avec anxiété, en face de notre Europe
transformée en camp retranché, devant les compétitions nationales
déchaînées ou aggravées par l'ère bismarckienne, quel sera le
vainqueur, pacifique ou militaire, de la course entre les nations ?
Pour moi, Messieurs, j'ose le dire en toute franchise, le vainqueur
sera le peuple qui se laissera le moins entamer par le socialisme.
(Oui ! oui ! Applaudissements mêlés de protestations.)
Le
socialisme est le grand dissolvant des nations modernes. Et, si vous
en doutez, je me permettrai de vous inviter à rentrer en vous-mêmes
et à vous poser, chacun, en silence, cette question : Le socialisme
est-il, pour la patrie française, une faiblesse ou une force ? Ou
mieux, Messieurs, comme on a peine à se juger soi-même, je vous
engagerai à jeter un instant les yeux sur l'étranger, sur nos
voisins de l'Est, notamment. Franchissez en esprit les sommets des
Vosges, où veille la sentinelle prussienne ; traversez le large
fleuve dont les eaux ont cessé de refléter les couleurs françaises,
et arrêtez vos regards sur l'Allemagne unifiée. Là, dans le nouvel
empire, les socialistes sont en nombre ; ils forment un parti
puissant, et leurs imitateurs, leurs disciples, les socialistes
français, nous les donnent volontiers en exemple. Demandez-vous,
Messieurs, - ou, si vous le préférez, demandez à Berlin, demandez
à l'Europe, si le socialisme est pour l'Allemagne une faiblesse ou
une force ; - si ce sont les amis ou les adversaires du germanisme
qui doivent se féliciter des progrès de la démocratie sociale ?
(Applaudissements.) Et maintenant, repassez le Rhin et les
Vosges, rentrez dans notre France mutilée, et posez-vous, de
nouveau, pour nous Français, la même question. Sont-ce les amis ou
les adversaires de la France qui doivent se réjouir des progrès du
socialisme en terre française ? (Applaudissements prolongés
mêlés de bruyantes protestations.)
Je
laisse, Messieurs, à votre intelligence, à votre conscience de
répondre. - Pour moi, je ne vous dirai point, en parodiant un mot
fameux : Le socialisme voilà l'ennemi ; - nous ne saurions, quant à
nous, voir d'ennemis parmi les Français ; je vous dirai simplement,
à vous, jeunes gens qui serez la France du XXe siècle, - à vous
qui ferez la France du XXe siècle : Le socialisme, voilà le péril
! (Triple salve d'applaudissements.)
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