lundi 2 avril 2018

Shlomo Sand Comment la Terre d'Israel fut inventée Partie 1




« De même, je n'imaginais pas que je vivrais plus tard dans un État somnambule dont le ministre des Affaires étrangères, arrivé en Israël comme immigrant à l'âge de vingt ans, résiderait en permanence pendant l'exercice de son mandat en dehors de ses frontières officielles, dans une colonie en Cisjordanie. Je ne pouvais pas non plus prévoir, à l'époque, qu'Israël parviendrait, pendant plusieurs décennies, à dominer une si nombreuse population palestinienne, privée de libre souverain et, avec l'acquiescement de la grande majorité des élites intellectuelles israéliennes, et parmi eux d'éminents historiens qui continuent de désigner cette population sous le vocable : « les Arabes de la terre d'Israël ». Je ne pouvais pas davantage imaginer que la domination sur l'autre peuple ne revêtirait pas les mêmes formes que dans le « vieil et bel Israël » de l'avant-1967 – à savoir :discrimination dans la citoyenneté, avec la soumission, pendant un temps, à l'administration militaire, et dépossession de terres à fin de judaïsation sioniste socialiste –, mais se caractériserait par une accumulation de dénis de libertés et le détournement de toutes les ressources naturelles du « pays charmant » au profit des colons-pionniers du « peuple juif ». Je ne pensais absolument pas qu'Israël réussirait à implanter dans les territoires nouvellement occupés près d'un demi-million de colons, barricadés et totalement séparés de la population locale, elle-même dépourvue des droits humains fondamentaux ; faisant ainsi ressortir le caractère colonisateur, ethnocentriste et ségrégationniste de toute l'entreprise nationale, depuis ses débuts. En résumé, je ne savais pas que je vivrais la majeure partie de mon existence à l'ombre d'un régime d'apartheid, alors que le monde « civilisé », du fait notamment de sa mauvaise conscience, se sentirait obligé de transiger avec lui, et même de lui apporter son soutien. Dans ma jeunesse, je n'avais pas songé aux intifadas désespérées, ni à l'écrasement des soulèvements, ni à la terreur cruelle et à la contre-terreur qui ne l'est pas moins. Je n'ai pas perçu, en son temps, la puissance de l'invocation sioniste de la « terre d'Israël », face à la friabilité de l'israélité quotidienne en train de se constituer ; il m'a fallu du temps pour assimiler ce simple fait : la séparation imposée en 1948 d'avec les espaces de la « terre des ancêtres » n'était que temporaire. Je ne me préoccupais pas encore de l'histoire des idées et des cultures politiques, aussi n'avais-je pas pris suffisamment en compte les mécanismes et le poids des mythologies modernes du sol, et particulièrement celles dont la prospérité se nourrit du cocktail mêlant la puissance militaire et la nationalisation de la religion. »


« Si l'on peut, aujourd'hui, recourir sans difficulté aux termes « peuple français », « peuple américain », « peuple vietnamien », et aussi « peuple israélien », on ne saurait en revanche faire référence, de la même manière, à un « peuple juif ». Il serait tout aussi bizarre de parler d'un « peuple bouddhiste », d'un « peuple évangéliste » ou d'un « peuple bahaïe ». Une communauté de destin entre les adeptes d'une même croyance, voire une certaine solidarité entre eux, n'équivalent pas, pour autant, à une communauté d'appartenance à un même peuple, ni à une même nation. »

« Les nombreux chercheurs qui m'ont critiqué, tous s'affirmant laïcs (ce qui ne relève pas du hasard), s'en tiennent « mordicus » à une définition du judaïsme historique et considèrent ses descendants contemporains comme constituant un peuple, non pas un
peuple élu, certes, mais un peuple à part et spécifique, et ne pouvant en aucun cas être comparé aux autres peuples. Aussi était-il nécessaire d'inculquer aux masses l'image mythologique d'un peuple exilé au Ier siècle, alors que, dans le même temps, les élites instruites savent bien qu'un tel événement n'a pas eu lieu ; c'est d'ailleurs la raison pour laquelle il n'existe pas un seul ouvrage de recherche consacré à l'expulsion du « peuple juif Parallèlement à la diffusion et au maintien de ce mythe historique fondateur, il a fallu : 1o) passer sous silence le dynamisme prosélyte du judaïsme, du IIe siècle avant J.-C. au moins jusqu'au VIIIe siècle ; 2o) ignorer la multiplicité des royaumes judaïsés apparus en divers zones géographiques ; 3o) effacer de la mémoire collective les grandes masses humaines converties au judaïsme sous ces monarchies et qui ont constitué le berceau de la plupart des communautés juives dans le monde ; 4o) se faire discret sur les déclarations des dirigeants sionistes, à commencer par David Ben Gourion, le fondateur de l'État, bien au fait de l'inanité de la thèse de l'exil massif, et qui de ce fait voyaient dans la majorité des « fellahs » locaux une descendance des anciens Hébreux. »

« En effet, les immigrants sionistes ne débarquaient pas à Jaffa dans le même état d'esprit que les juifs persécutés arrivant à Londres ou à New York, qui n'aspiraient qu'à s'intégrer en toute égalité avec leurs voisins. Les sionistes, en revanche, arrivaient avec d'emblée en tête l'idée de créer en Palestine un État juif souverain, sur un territoire dont la majorité absolue des habitants était arabe. Mener jusqu'à son terme une telle entreprise de colonisation, à caractère national, impliquait obligatoirement qu'une partie notable de la population autochtone soit repoussée hors de l'espace revendiqué. »

« On trouvera même des partisans du sionisme, confortablement installés dans la citoyenneté de tel ou tel pays aux activités et à la richesse duquel ils prennent une part quotidienne, et qui, en même temps, revendiquent un droit historique sur une terre dont ils se déclarent propriétaires définitifs. »

« Les arbres étaient nos immigrants par procuration, les forêts étaient notre implantation. Et tandis que nous assumions qu'une forêt de pins était plus belle qu'une colline mise à nu par le pacage des troupeaux de chèvres et de moutons, nous étions précisément au fait de la finalité de tous les arbres. Ce que nous savions, c'est qu'une forêt enracinée est le paysage opposé à un lieu fait de tas de sable, de rochers exposés, et de poussière rouge soulevée par les vents. La diaspora était le sable. Et donc, que devrait être Israël, si ce n'est une forêt, fixée et élancée ?
Laissons de côté, pour l'instant, l'ignorance (ou bien l'indifférence ?) si symptomatique dont fait preuve Simon Schama à propos des ruines des nombreux villages arabes détruits (avec leurs champs d'oliviers, leurs orangeraies, entourés par un enchevêtrement de cactus), que les arbres plantés par le Fonds national juif ont ombragés et dissimulés. Schama sait mieux que d'autres combien les forêts profondément enracinées dans le sol ont, de tout temps, constitué des allégories centrales dans la politique des identités nationales romantiques en Europe de l'Est. L'occultation du fait que dans la riche tradition juive les forêts et l'enracinement ne sont jamais apparus comme une réponse aux « déserts de sables », figures de l'exil et de l'errance, est caractéristique de l'écriture sioniste. »

« Telle fut la situation avant mais aussi après le génocide perpétré par les nazis. En l'occurrence, le refus des États-Unis, par une législation restrictive de l'immigration entre 1924 et 1948, d'accueillir les victimes de la judéophobie européenne a eu pour effet d'augmenter le flux d'émigrants vers le Moyen-Orient. Sans ces mesures de restriction drastique de l'immigration aux États-Unis mais aussi en Europe occidentale, on peut se demander si l'État d'Israël aurait vraiment été créé. »

« Face à l'obstination des émigrants à vouloir gagner, coûte que coûte, les pays occidentaux, et non pas le Moyen-Orient, Israël décida d'user d'un stratagème : avec la collaboration, moyennant finance, de la Securitate de Nicolae Ceausescu et du régime communiste hongrois, plus d'un million d'émigrants furent détournés par la ruse et contraints d'arriver dans leur « État national », qu'ils n'avaient pas choisi et où ils ne désiraient pas résider. »

« En résumé : les juifs n'ont pas connu d'exil forcé de Judée au Ier siècle et, de même, ils ne sont pas « revenus » au XXe siècle en Palestine, et ensuite en Israël, de leur plein gré. Chacun sait que l'historien a pour mission de prophétiser le passé et non pas
l'avenir, aussi suis-je conscient des risques auxquels je m'expose. Je me hasarderai, malgré tout, à formuler une hypothèse : le mythe de l'exil et du retour, vivace au XXe siècle du fait de l'existence d'un antisémitisme imprégné de frénésies nationalistes, pourrait se refroidir au XXIe siècle, à condition, bien évidemment, qu'Israël cesse d'user de tous les moyens à sa disposition pour réveiller l'ancienne, ou une nouvelle, judéophobie charriant à sa suite de nouvelles catastrophes. »

Aucun commentaire: