« De
même, je n'imaginais
pas que je vivrais plus tard dans un État somnambule dont le
ministre des Affaires étrangères, arrivé en Israël comme
immigrant à l'âge de vingt ans, résiderait en permanence pendant
l'exercice de son mandat en dehors de ses frontières officielles,
dans une colonie en Cisjordanie. Je ne pouvais pas non plus prévoir,
à l'époque, qu'Israël parviendrait, pendant plusieurs décennies,
à dominer une si nombreuse population palestinienne, privée de
libre souverain et, avec l'acquiescement de la grande majorité des
élites intellectuelles israéliennes, et parmi eux d'éminents
historiens qui continuent de désigner cette population sous le
vocable : « les Arabes de la terre d'Israël
». Je ne pouvais pas davantage imaginer
que la domination sur l'autre peuple ne revêtirait pas les mêmes
formes que dans le « vieil et bel Israël » de l'avant-1967 – à
savoir :discrimination dans la citoyenneté, avec la soumission,
pendant un temps, à l'administration militaire, et dépossession de
terres à fin de judaïsation sioniste socialiste –, mais se
caractériserait par une accumulation de dénis de libertés et le
détournement de toutes les ressources naturelles du « pays charmant
» au profit des colons-pionniers du « peuple juif ». Je ne pensais
absolument pas qu'Israël réussirait à implanter dans les
territoires nouvellement occupés près d'un demi-million de colons,
barricadés et totalement séparés de la population locale,
elle-même dépourvue des droits humains fondamentaux ; faisant ainsi
ressortir le caractère colonisateur, ethnocentriste et
ségrégationniste de toute l'entreprise nationale, depuis ses
débuts. En résumé, je ne savais pas que je vivrais la majeure
partie de mon existence à l'ombre d'un régime d'apartheid, alors
que le monde « civilisé », du fait notamment de sa mauvaise
conscience, se sentirait obligé de transiger avec lui, et même de
lui apporter son soutien. Dans ma jeunesse, je n'avais pas songé aux
intifadas désespérées, ni à l'écrasement des soulèvements, ni à
la terreur cruelle et à la contre-terreur qui ne l'est pas moins. Je
n'ai pas perçu, en son temps, la puissance de l'invocation sioniste
de la « terre d'Israël », face à la friabilité de l'israélité
quotidienne en train de se constituer ; il m'a fallu du temps pour
assimiler ce simple fait : la séparation imposée en 1948 d'avec les
espaces de la « terre des ancêtres » n'était que temporaire. Je
ne me préoccupais pas encore de l'histoire des idées et des
cultures politiques, aussi n'avais-je pas pris suffisamment en compte
les mécanismes et le poids des mythologies modernes du sol, et
particulièrement celles dont la prospérité se nourrit du cocktail
mêlant la puissance militaire et la nationalisation de la
religion. »
« Si
l'on peut, aujourd'hui, recourir sans difficulté aux termes «
peuple français », « peuple américain », « peuple vietnamien
», et aussi « peuple israélien », on ne saurait en revanche faire
référence, de la même manière, à un « peuple juif ». Il serait
tout aussi bizarre de parler d'un « peuple bouddhiste », d'un «
peuple évangéliste » ou d'un « peuple bahaïe ». Une communauté
de destin entre les adeptes d'une même croyance, voire une certaine
solidarité entre eux, n'équivalent pas, pour autant, à une
communauté d'appartenance à un même peuple, ni à une même
nation. »
« Les
nombreux chercheurs qui m'ont critiqué, tous s'affirmant
laïcs (ce qui ne relève pas du hasard), s'en tiennent « mordicus »
à une définition du judaïsme historique et considèrent ses
descendants contemporains comme constituant un peuple, non pas un
peuple
élu, certes, mais un peuple à part et spécifique, et ne pouvant en
aucun cas être comparé aux autres peuples. Aussi était-il
nécessaire d'inculquer aux masses l'image mythologique d'un peuple
exilé au Ier siècle, alors que, dans le même temps, les élites
instruites savent bien qu'un tel événement n'a pas eu lieu ; c'est
d'ailleurs la raison pour laquelle il n'existe pas un seul ouvrage de
recherche consacré à l'expulsion du « peuple juif Parallèlement
à la diffusion et au maintien de ce mythe historique fondateur, il a
fallu : 1o) passer sous silence le dynamisme prosélyte du judaïsme,
du IIe siècle avant J.-C. au moins jusqu'au VIIIe siècle ; 2o)
ignorer la multiplicité des royaumes judaïsés apparus en divers
zones géographiques ;
3o) effacer de la mémoire collective les grandes masses humaines
converties au judaïsme sous ces monarchies et qui ont constitué le
berceau de la plupart des communautés juives dans le monde ; 4o) se
faire discret sur les déclarations des dirigeants sionistes, à
commencer par David Ben Gourion, le fondateur de l'État, bien au
fait de l'inanité de la thèse de l'exil massif, et qui de ce fait
voyaient dans la majorité des « fellahs » locaux une descendance
des anciens Hébreux. »
« En
effet, les immigrants sionistes ne débarquaient pas à Jaffa
dans le même état d'esprit que les juifs persécutés arrivant à
Londres ou à New York, qui n'aspiraient qu'à s'intégrer en toute
égalité avec leurs voisins. Les sionistes, en
revanche, arrivaient avec d'emblée en tête l'idée de créer
en Palestine un État juif souverain, sur un territoire dont la
majorité absolue des habitants était arabe. Mener jusqu'à son
terme une telle entreprise de colonisation, à caractère national,
impliquait obligatoirement qu'une partie notable de la population
autochtone soit repoussée hors de l'espace revendiqué. »
« On
trouvera même des partisans du sionisme, confortablement
installés dans la citoyenneté de tel ou tel pays aux activités et
à la richesse duquel ils prennent une part quotidienne, et qui, en
même temps, revendiquent un droit historique sur une terre dont ils
se déclarent propriétaires définitifs. »
« Les
arbres étaient nos immigrants par procuration, les forêts étaient
notre implantation. Et tandis que nous assumions qu'une forêt de
pins était plus belle qu'une colline mise à nu par le pacage des
troupeaux de chèvres et de moutons, nous étions précisément au
fait de la finalité de tous les arbres. Ce que nous savions, c'est
qu'une forêt enracinée est le paysage opposé à un lieu fait de
tas de sable, de rochers exposés, et de poussière rouge soulevée
par les vents. La diaspora était le sable. Et donc, que devrait être
Israël, si ce n'est une forêt, fixée et élancée
?
Laissons
de côté, pour l'instant, l'ignorance (ou bien l'indifférence ?) si
symptomatique dont fait preuve Simon Schama à propos des ruines des
nombreux villages arabes détruits (avec leurs champs d'oliviers,
leurs orangeraies, entourés par un enchevêtrement de cactus), que
les arbres plantés par le Fonds national juif ont ombragés et
dissimulés. Schama sait mieux que d'autres combien les forêts
profondément enracinées dans le sol ont, de tout temps, constitué
des allégories centrales dans la politique des identités nationales
romantiques en Europe de l'Est. L'occultation du fait que dans la
riche tradition juive les forêts et l'enracinement ne sont jamais
apparus comme une réponse aux « déserts de sables », figures de
l'exil et de l'errance, est caractéristique de l'écriture
sioniste. »
« Telle
fut la situation avant mais aussi après le génocide perpétré
par les nazis. En l'occurrence, le refus des États-Unis, par une
législation restrictive de l'immigration entre 1924 et 1948,
d'accueillir les victimes de la judéophobie européenne a eu pour
effet d'augmenter le flux d'émigrants vers le Moyen-Orient. Sans ces
mesures de restriction drastique de l'immigration aux États-Unis
mais aussi en Europe occidentale, on peut se demander si l'État
d'Israël aurait vraiment été créé. »
« Face
à l'obstination des émigrants à vouloir gagner, coûte que
coûte, les pays occidentaux, et non pas le Moyen-Orient, Israël
décida d'user d'un stratagème : avec la collaboration, moyennant
finance, de la Securitate de Nicolae Ceausescu et du régime
communiste hongrois, plus d'un million d'émigrants furent détournés
par la ruse et contraints d'arriver dans leur « État national »,
qu'ils n'avaient pas choisi et où ils ne désiraient pas résider. »
« En
résumé : les juifs n'ont pas connu d'exil forcé de Judée
au Ier siècle et, de même, ils ne sont pas « revenus » au XXe
siècle en Palestine, et ensuite en Israël, de leur plein gré.
Chacun sait que l'historien a pour mission de prophétiser le passé
et non pas
l'avenir,
aussi suis-je conscient des risques auxquels je m'expose. Je me
hasarderai, malgré tout, à formuler une hypothèse : le mythe de
l'exil et du retour, vivace au XXe siècle du fait de l'existence
d'un antisémitisme imprégné de frénésies nationalistes, pourrait
se refroidir au XXIe siècle, à condition, bien évidemment,
qu'Israël cesse d'user de tous les moyens à sa disposition pour
réveiller l'ancienne, ou une nouvelle, judéophobie charriant à sa
suite de nouvelles catastrophes. »
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