"Tu voudrais jeter des ponts de soleil entre des pays que séparent les océans et les climats, et qui s'ignoreront toujours."
"Tout abandon de principes aboutit forcément à une défaite" Elisée Reclus "Le dialogue, c'est la Mort" L'injure sociale
vendredi 31 décembre 2021
Notre héritage oriental par W. Durant
"C'est le commerce qui a été le grand perturbateur du monde primitif car, avant qu'il apparut, en apportant avec lui l'argent et le profit, la propriété était inexistante et on pouvait se contenter d'un gouvernement élémentaire. Aux premiers âges de l'évolution économique, l'instinct de la propriété ne s'appliquait qu'aux objets personnels et usuels, mais il s'appliquait si vigoureusement qu'on les enterrait souvent (même la femme) avec leur propriétaire; il s'appliquait si peu aux objets qui n'étaient pas d'usage personnel que bien loin, dans ce cas, d'être inné, il fallait sans cesse l'inculquer et le renforcer."
"Il est vraisemblable que notre race doit à des siècles d'esclavage ses traditions laborieuses et son aptitude au travail. Personne n'accomplirait de lui-même une tâche pénible et soutenue s'il pouvait s'y dérober sans risquer un châtiment, que ce dernier soit d'ordre physique, d'ordre économique ou d'ordre social. L'esclavage devint ainsi partie intégrante de la discipline qui prépara l'homme au travail industriel. On peut soutenir qu'il contribua, de façon indirecte, à faire progresser la civilisation en accroissant la richesse et en créant- au moins pour une minorité le loisir. Après quelques siècles, l'esclavage fut universellement admis: Aristote le jugeait naturel et inévitable et saint Paul donna sa bénédiction à une institution qui devait, de son temps, paraitre conforme à l'ordre divin."
Les médecins maudits par Christian Bernadac
"La taille, les hanches, les jambes sont lourdes ; le visage étroit, les mains longues et fines. Gudrun a fêté ses trente-huit ans au mois de mai 1967. C’était bien son nom sur l’annuaire téléphonique de Munich ; son adresse aussi ; 81 Georgenstrasse. Je ne voulais pas lui parler mais j’ai tout de même composé le numéro. Elle a décroché, répété trois fois « j’écoute » avec une petite voix sèche, cassée, puis elle a raccroché. Dans le fond je n’avais rien à demander à la fille d’Himmler. Je connaissais toutes les réponses qu’elle aurait pu faire à mes questions. —Pourquoi avez-vous gardé le nom de votre père ? —Je suis fière de lui, de son nom. —Comment vivez-vous ? Seule. J’ai fait tous les métiers avant d’acheter une petite blanchisserie. Je me débrouille. Je consacre tous mes loisirs à la mémoire de mon père. Je suis fière de lui. On lui a tout mis sur le dos. C’est trop facile. Je vais le réhabiliter. J’y consacrerai s’il le faut toute ma vie. Un jour on parlera de lui comme de Napoléon… Vous savez il ne s’est pas suicidé. On l’a assassiné. Je pense qu’Himmler, s’il vivait, serait fier de sa fille ; cette si belle Gudrun qui naissait au moment où il organisait le crime le plus atroce de sa vie : la stérilisation de millions d’hommes et de femmes. —L’Europe sera peuplée d’arbres secs. L’Europe sans enfantslvi ! C’est bien ça, l’Europe sans enfants."
"Victor Brack, ami d’Himmler, organisateur et administrateur du programme d’euthanasie en Allemagne, avait parfaitement réussi à faire disparaître plus de deux cent mille malades des hôpitaux et asiles… des maisons de retraite également, car cet homme, qui avait tué de sa main sa femme malade« par souci d’humanité », fit assassiner les anciens combattants mutilés de la guerre 14-18. Le Reich retrouvait des lits, économisait les primes des pensions et fermait définitivement les bouches inutiles."
Les médecins maudits par Christian Bernadac
"Le docteur Neumann de l’Institut d’Hygiène de la Waffen SS à Berlin, prélevait des morceaux de foie sur des hommes bien vivants. Toutes ses victimes mouraient dans d’affreuses souffrances. Le pire de cette espèce de médecins SS était indubitablement le docteur Eisele. À Buchenwald, à Natzweiler de 1940 à 1943 il dépassa, de loin, toutes les horreurs que pouvaient commettre d’autres médecins SS. Lui aussi pratiquait pour son développement « professionnel » la vivisection sur des hommes qu’il assassinait ainsi : il prenait ses victimes au hasard dans les rues du camp, les menait à l’ambulance pour leur faire des piqûres d’apomorphine et jouir de l’effet produit. Sans la moindre nécessité, il faisait des opérations et pratiquait des amputations. Et il n’était pas question d’endormir la victime ! Un des rares témoins survivants qui servit lui aussi de cobaye à Eisele, était le Juif hollandais Max Nebig, sur lequel il pratiqua une gastrectomie. Après son opération, alors qu’il devait être tué par une piqûre, le Kapo de l’infirmerie lui fit une inoffensive injection d’eau distillée et il éloigna le « mourant » des yeux d’Eisele, en le mettant à l’abri dans le pavillon des tuberculeux où par crainte de la contagion, le médecin SS n’entrait jamais. Nebig y est resté caché jusqu’en 1945. "
"Ainsi un Lillois, Émile Rose, m’a remis un épais dossier sur les « mystères médicaux » de la forteresse de Kassel : —J’étais seul dans une cellule avec un médecin allemand et des infirmiers. Ils m’ont fait régulièrement des piqûres de toutes sortes : intraveineuses, intramusculaires, dans la colonne vertébrale et dans les testicules...Aujourd’hui, dénaturé."
"Ding, un jeune médecin SS, dirigeait le centre expérimental du typhus à Buchen. Il ne se soucia pas de savoir si les cobayes choisis étaient condamnés à mort. Les SS poussèrent dans une salle de l’hôpital cinq déportés, torse nu. Le médecin de garde leur avait dit qu’ils allaient être vaccinés contre le typhus. Ils étaient détendus, souriants, heureux d’échapper au travail des commandos. Ding a rédigé un rapport : —Les prisonniers s’assirent tranquillement sur une chaise, sans émotion, à côté d’une lampe. Un infirmier bloqua la veine du bras et le docteur Hoven injecta rapidement vingt centimètres cubes de phénol brut non dilué. Ils moururent pendant l’injection, sans signes de douleur en moins d’une seconde. Expérience hautement scientifique comme on a pu le constater! Mais, par les yeux de Ding, les chefs de la Médecine militaire « avaient vu »."
"Vera Salvequart une infirmière SS du camp a témoigné au procès de Ravensbrück, avant d’être, elle-même, condamnéel . —C’est approximativement le 5 ou 10 avril 1945 qu’un convoi d’environ deux cents femmes, dont quatorze religieuses, arriva de Pologne. Ces femmes furent mises au block 2. Une des religieuses, Isabelle Masynska, me demanda quelques comprimés pour elle et ses camarades souffrant de diarrhée. —Le jour suivant, je me trouvais dans la salle des mortes, au service de récupération de l’or. Happ et Koehler entrèrent et me dirent de les suivre au petit camp. Happ avait pendant ce temps, amené les quatorze religieuses dans la cuisine désaffectée située derrière mon block. Tout à coup, nous entendîmes des coups de feu. Je fus à ce moment même appelée par Happ. Il me donna l’ordre d’apporter les ciseaux à dents à la fameuse cuisine. Lorsque j’entrai, je vis un spectacle indescriptible. Quelques-unes des religieuses étaient terriblement blessées et se convulsaient par terre, les yeux crevés, les orbites arrachées, des jets de sang jaillissaient de leur visage. Happ et Koehler tiraient à bout portant, au revolver, sur ces femmes qu’ils atteignaient aux points les moins vulnérables du corps, au visage en particulier pour mesurer la résistance d’un soldat blessé et susceptible de survivre assez longtemps. Expérience qu’il fallait pratiquerli . Encore pantelantes, ces femmes furent emportées au crématoire au bout de quelques instants, en moins d’une heure je crois."
mercredi 29 décembre 2021
Les médecins maudits. Par Christian Bernadac
"Natzweiler était le seul camp d’extermination bâti sur le territoire français. Ses baraques s’étageaient à huit cents mètres d’altitude, dans un site grandiose, face au Donon. Plus tard il sera connu sous le nom de Struthof. Le maître des lieux, une brute bestiale : Josef Kramerxxxix .
Je reçus les quatre-vingts détenus, un certain soir vers 9 heures. Je conduisis à la chambre à gaz une quinzaine de femmes. Je leur dis : « Vous allez à la désinfection. » Aidé de quelques SS je les déshabillai complètement et les poussai dans la chambre à gaz. Lorsque je fermai la porte elles commencèrent à hurler. Je plaçai une certaine quantité de selsxl dans un entonnoir placé au-dessus de la fenêtre d’observation. J’observai par cette lucarne ce qui se passait à l’intérieur. Les femmes continuèrent à respirer pendant une demi-minute et tombèrent sur le plancher. Quand j’ouvris la porte après avoir fait fonctionner la ventilation, elles gisaient à terre, sans vie, pleines d’excréments. Je dis à des infirmiers SS de mettre ces corps sur une camionnette et de les transporter le matin suivant à 5 heures et demie, à l’Institut d’Anatomie. Kramer traitera, dans les jours suivants, quatre nouveaux groupes. Seconde par seconde il suivra l’agonie de trente femmes et de cinquante-sept hommes. —Je n’ai ressenti aucune émotion en accomplissant ces actes car j’avais reçu l’ordre d’exécuter ces quatre-vingts détenus de la façon que je vous ai exposée. De toute façon j’ai été élevé ainsi."
dimanche 26 décembre 2021
Si c'est un homme Par Primo Levi
"Alors, pour la première fois; nous nous apercevons que notre langue manque de mots pour exprimer cette insulte: la démolition d'un homme. En un instant, dans une intuition quasi prophétique, la réalité nous apparait: nous avons touché le fond. Il est impossible d'aller plus bas: il n'existe pas, il n'est pas possible de concevoir condition humaine plus misérable que la nôtre. Plus rien ne nous appartient: ils nous ont pris nos vêtements, nos chaussures, et même nos cheveux; si nous parlons, ils ne nous écouteront pas, et même s'ils nous écoutaient, ils ne nous comprendraient pas. Ils nous enlèveront jusqu'à notre nom: et si nous voulons le conserver, nous devrons trouver en nous la force nécessaire pour que derrière ce nom, quelque chose de nous, de ce que nous étions, subsiste."
"Au bout de 15 jours de Lager, je connais déjà la faim réglementaire, cette faim chronique que les hommes libres ne connaissent pas, qui fait rêver la nuit et s'installe dans toutes les parties de notre corps; j'ai déjà appris à me prémunir contre le vol, et si je tombe sur une cuillère, une ficelle, un bouton que je puisse m'approprier sans être puni, je l'empoche et le considère à moi de plein droit. Déjà sont apparues sur lmes pieds les plaies infectieuses qui ne guériront pas. Je pousse des wagons, je manie la pelle, je fonds sous la pluie et je tremble dans le vent. Déjà mon corps n'est plus mon corps. J'ai le ventre enflé, les membres desséchés, le visage bouffi le matin et creusé le soir; chez certains, la peau est devenue jaune, chez d'autres, grise; quand nous restons trois ou quatre jours sans nous voir, nous avons du mal à nous reconnaitre."
MERCENAIRE encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure
adj. et subst. (du
latin mercenarius, même sens, fait de merces, salaire) Qui se fait pour le
gain, pour un salaire convenu : labeur mercenaire, occupations mercenaires. Les
sociétés humaines, en détournant l'effort productif de ses voies droites et
légitimes, en l'assujettissant au service de la force, de la jouissance oisive
et de l'ambition, en monopolisant ses fruits entre des mains privilégiées, ont
fait du travail (voir ce mot) une tâche avilie et mercenaire. Elles en ont
voilé le but naturel et tari les joies normales. L'équilibre est constamment
faussé entre le quotient d'énergie exigé du producteur et la part qui lui
revient des richesses obtenues. Les conditions mercenaires dans lesquelles
s'accomplit le labeur ont fini par en faire perdre de vue au plus grand nombre
l'objet véritable. Le travail humain, écarté de sa ligne simple et logique,
donne bien davantage l'impression d'un sacrifice incessant à quelque
Moloch-Argent, entité insatiable, que d'une œuvre utilitaire rythmée aux
exigences des besoins. Le gain, le salaire sont au premier plan du travail des
masses laborieuses ; c'est vers eux que l'effort est tourné comme s'ils étaient
son unique fin. La plupart des hommes en sont venus à ne plus regarder dans
leur besogne autre chose que cet aboutissement ; plus d'activité qui ne soit
monnayée : l'effort est tout entier mercenaire. Dépouillé de sa nécessité
directe et de sa grandeur native, corrompu par une philosophie frelatée qui en
« justifla » les déviations, il se traîne, lui aussi, parmi les mensonges
conventionnels du social. *** On appelle troupes mercenaires les troupes
étrangères dont on achète le service ; cette qualité peut s'étendre aux troupes
indigènes. Dès l'antiquité empires et républiques commerçantes de la
Méditerranée, colonies phéniciennes, ioniennes, Athènes même, la république
romaine enfin firent appel à des auxiliaires thraces, gaulois, asiatiques,
celtibériens, etc. La Rome impériale, après avoir levé des légions sur les terres
asservies par ses conquêtes, enrôla des mercenaires empruntés aux peuplades
barbares riveraines. Jusqu'au moyen-âge d'ailleurs routiers et condottieri,
brabançons et navarrais vinrent chercher solde auprès des maîtres des nations.
Reîtres et lansquenets allemands, compagnies suisses passaient tour à tour des
bannières des évêques ou des rois de France sous les pavillons des princes
impériaux. Ces marchés de soldats s'étendirent, chez nous, jusqu'au seuil de la
Révolution française sous forme de gardes attachés aux palais royaux. Tels les
Suisses d'argent qui furent le rempart de la cour du dernier des Capets.
L'introduction de l'esprit démocratique dans la vie moderne a modifié le
caractère des armées. Le XIXème siècle a marqué une tendance toujours plus accentuée
à répudier les armées de métier, les troupes vénales rendues suspectes
d'ailleurs par quelques trahisons célèbres. Il leur a substitué les armées
nationales, de souche évidemment populaire, les nobles se réservant les hauts
grades et les bourgeois aisés s'achetant des remplaçants. Puis les républiques
sont venues, proclamant l'obligation militaire générale, instituant le service
dit obligatoire. Elles ont amené dans les casernes multipliées les différentes
couches sociales, séparées néanmoins par le choix des armes, car cavalerie,
artillerie, sont demeurées le refuge de l'aristocratie et de sa jeunesse
fortunée, embrigadant quelques gars dociles des campagnes, l'infanterie ouvrant
ses rangs aux contingents massifs de la ville et des champs. Mais le développement
de l'industrialisme a donné naissance à de fréquentes revendications
collectives des travailleurs rassemblés dans les ateliers et les usines.
Cessant par moment, d'ensemble, le travail, les salariés se sont mis en grève.
Ces mouvements, parfois violents au point de donner des inquiétudes aux
patrons, aux manufacturiers, ont provoqué, de la part des gouvernements, des
meures « d'ordre ». Contre les ouvriers révoltés on a appelé, au secours des
gendarmeries débordées, les soldats détournés de leur rôle officiel. Mais,
d'abord docile et prompt à servir la répression, le peuple sous l'uniforme a
fini par prendre conscience de la solidarité qui l'unit au travailleur luttant
pour le pain quotidien. Il s'est, çà et là, refusé au rôle de briseur de grève.
En dépit des mensonges qui troublent ses affinités de classe et d'une
discipline qui châtie durement ses élans, l'armée du service obligatoire a
cessé d'être la sauvegarde assurée de l'ordre privilégié. On se méfie de ses
répugnances croissantes, on craint ses fraternisations susceptibles de
s'amplifier en complicités révolutionnaires... Et la bourgeoisie régnante
revient, par l'extension de sa police, par la création de gardes mobiles –
corps salariés – par d'alléchantes primes d'engagement et de rengagement qui
entraînent la formation d'importants noyaux de militaires payés au sein même
des troupes régulières, la bourgeoisie revient, pour sa suprême défense, aux
groupes mercenaires. Ultime carte d'une classe favorisée qui range ses derniers
esclaves autour du butin amoncelé. La mesure ne la sauvera pas des crises et de
la, défaite finale. Comme l'empire romain décadent, confiant sa garde aux
guerriers sans âme du mercenariat, le capitalisme verra fléchir, à l'heure
critique, le dévouement payé des défenseurs qui ne retiennent à ses côtés que
des intérêts momentanés et d'ailleurs équivoques. Les mercenaires retarderont
peut-être sa chute. Ils marqueront de quelques pauses sanglantes la marche
douloureuse du prolétariat. Mais ils ne sauveront pas le régime que minent de
foncières incompatibilités et dont la forme agglomère, facticement,
l'organisme. – LANARQUE. Par analogie, mercenaire se dit de ce qui a pour
essence, pour mobile ou pour but un intérêt sordide, servi par une basse
flagornerie ; il désigne des manœuvres intéressées, parfois soudoyées : âme
mercenaire, louanges mercenaires. Hist. Ecclés. : Se disait de prêtres qui
n'étaient attachés à aucune paroisse. Au fig. Homme intéressé, facile à
corrompre pour de l'argent : « les ambitieux qu'on loue tant sont des glorieux
qui font des bassesses, ou des mercenaires qui veulent être payés » (Fléchier),
Histoire : Guerre des mercenaires : guerre terrible que Carthage eut à soutenir
en Afrique contre ses troupes mercenaires, qui s'étaient révoltées parce qu'elles
n'étaient pas payées. Elle eut lieu pendant l'intervalle de la première à la
deuxième guerre punique (241-238). Mathos et Spendius furent les principaux
chefs des rebelles ; Amilcar, chargé de les combattre, réussit à enfermer dans
un défilé un corps d'insurgés, et les fit tous massacrer à mesure qu'ils en
sortaient ; de 40.000 hommes, pas un n'échappa. On nomma cette guerre la Guerre
inexpiable, à cause des fureurs auxquelles elle donna lieu. G. Flaubert s'en
est inspiré pour écrire Salammbô
MERCANTI encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure
s. m. du latin
mercans, mercantis, marchand Marchand dans les bazars d'Orient et d'Afrique, ou
à la suite des armées en campagne. Bas commerçant, profiteur de la guerre. Ce
mot n'était guère usité avant la guerre de 1914-1918 : il existait cependant
l'esprit mercantile, c'est-à-dire l'amour excessif du gain. La guerre ayant
désaxé le commerce puisque la consommation dépassait la production, les marchands
de toutes catégories tant que durèrent les hostilités, alors que les hommes
s'entretuaient et mouraient par millions, réalisaient des bénéfices inouïs,
faisant des fortunes en quatre ou cinq ans. L'acheteur, individu ou
collectivité, était immanquablement détroussé par les marchands. Et ceux-ci
s'attirèrent comme un qualificatif de mépris, celui de mercantis... Vengeance
anodine qui n'empêchait pas les spéculateurs de perfectionner leurs agissements
et d'étendre leur champ de rapine. D'ailleurs, le commerce étant l'art de faire
payer 6 francs ce qui en a coûté 4 et d'acheter 4 ce que l'on vendra 6, ne
saurait « déchoir » parce que l'on a fait payer 6 ce qui ne coûtait que 2
francs. Il y a là seulement une question de proportion et d'appétit qui ne change
rien an principe et souligne seulement davantage l'absurdité des échanges par
voie mercantile. Ne vivons-nous pas à une époque où l'intermédiaire arrive
toujours à tirer son épingle du jeu – une épingle d'or très souvent – tandis
que le producteur se débat dans les difficultés et la gêne. Puisque le commerce
est le vol autorisé, le mercanti n'est, après tout, qu'un commerçant un peu
plus voleur que ses confrères.
MÉPRIS encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure
n. m. (de mépriser,
pour mespriser, de mes (mal) et priser) À l'opposé du respect se place le
mépris dans la gamme des sentiments ; c'est le manque de considération ou
d'estime pour quelqu'un ou quelque chose. On dira qu'un tel méprise le danger,
le qu'en-dira-ton, les préjugés du milieu et du moment. Malheureusement, en
majorité, les hommes sont attirés par l'argent, la renommée, le pouvoir ; ils
admirent ceux dont la situation sociale est brillante, mais dédaignent ceux
dont le rang ne leur semble point digne d'envie. Il est pénible de constater la
platitude trop fréquente dont le pauvre fait preuve à l'égard du riche,
l'ouvrier à l'égard du patron, le vulgaire citoyen à l'égard des autorités et,
à l'inverse, leur arrogance à l'égard d'un plus misérable qu'eux-même, d'un
plus faible, d'un plus persécuté. Il suffit de parler de condamné, de détenu,
de bagnard pour qu'aussitôt les bien-pensants fassent les dégoûtés ; de
malheureux forçats du travail, qui triment sans répit pour arrondir le magot
d'un usinier millionnaire, affecteront des allures méprisantes à l'égard de
l'irrégulier, du vagabond qui vivent en marge des oppressions collectives ; et
la femme, qui eut besoin du maire et du curé pour s'unir à un homme qui la
trompe quotidiennement, passera hautaine près de celle qui ne demande à
personne la permission de vivre avec celui que son cœur a choisi. Dans les
administrations, le chef semble d'ordinaire se croire d'une essence supérieure
à celle de ses subalternes ; le professeur de faculté dédaigne le professeur de
lycée qui, à son tour, le rend au primaire, trop porté lui-même à se considérer
comme infiniment supérieur aux ouvriers dont il instruit les enfants. Par une
adroite distribution de titres, de médailles, de galons, la société entretient
soigneusement la croyance en des mérites imaginaires qui élèvent l'individu
au-dessus du vulgum pecus et, par contre-coup, provoquent le mépris pour toute
existence qui se résigne à rester obscure. « En toutes matières et sans répit,
dans nos écoles, le maître classe, numérote, hiérarchise, coupant des cheveux
en quatre, s'il le faut, afin d'avoir un premier et un dernier. Travail
malaisé, je vous assure, quand les copies se valent à peu près ou que
l'appréciation garde un caractère subjectif comme en devoir français. La manie
du classement éclate jusque dans les manuels scolaires ; en histoire, en
littérature, les personnages sont disposés par ordre de grandeur, tels des
poupées de cire dans la vitrine d'un musée ; et ce sont d'interminables querelles
pour savoir qui l'emporte de Corneille ou de Racine, de Robespierre ou de
Danton. Mais foin de la masse anonyme : on ne s'intéresse qu'aux hommes à qui
l'on dresse des statues. Ainsi germent les désirs de gloire, de richesses ou
d'aventures dans le cerveau de nos enfants, incapables désormais de comprendre
la noblesse des taches obscures ». « Observez les enfants pendant qu'on lit un
palmarès ou qu'on donne les résultats d'une composition : la flamme qui brille
dans la prunelle des bien-casés, les éclairs de haine, les lèvres balbutiantes
des autres ; quand l'attitude de l'ensemble ne témoigne pas d'un mépris
souverain pour le correcteur. Et peut-être croirez-vous moins aux bienfaits de
l'émulation ! On dresse de petites idoles, infatuées de leur personne, jalouses
des concurrents sérieux, méprisantes pour les camarades étiquetés médiocres ou
nuls ; prodiges à quinze ans, fruits secs à quarante, munis de parchemins
peut-être, dénués pourtant du pouvoir créateur qui caractérise l'homme de
génie. » (Le Règne de l'Envie). Et, si les maîtres méprisent les serviteurs qui
peinent quotidiennement pour les engraisser, ces derniers, à défaut de plus
malheureux qu'eux-mêmes, se vengeront sur les animaux. Les coups, la fatigue,
avec les maigres joies d'une pauvre pitance, voilà, pensent-ils, qui suffit à
leurs compagnons douloureux ; point de survie pour ces derniers, point de
justice par delà la tombe; cet espoir, les prêtres le réservent aux hommes. Aux
yeux d'un catholique c'est chose ridicule d'être bon pour les bêtes même
domestiquées. Du haut en bas doit régner le mépris pour ce que nous estimons
des formes inférieures de vie. À l'inverse, nous pensons que le mépris n'est
légitime qu'à l'égard des exploiteurs de l'ignorance et de la sottise humaine.
Dans tous les autres cas, c'est la pitié, une pitié sans borne, qui doit nous
guider, lorsqu'il s'agit de malheureux humains victimes de l'injustice sociale,
de la nature ou du sort, et même en présence du plus humble des organismes
vivants. « Fils de la terre, frères de tout organisme en voie d'évolution,
inclinons-nous avec douceur vers la fleur entrouverte, n'écrasons pas sans
raison le vermisseau gisant à nos pieds. Qu'une infinie pitié nous soulève
devant la souffrance imméritée de l'homme et des autres vivants ses compagnons
; opérons l'œuvre rédemptrice que les dieux n'ont pu faire. » (Par delà
l'Intérêt). Le fouet de notre mépris réservons-le aux vendeurs du temple, aux
potentats que les peuples bernés adorent, aux faux savants, aux larbins de
l'Académie, aux parlementaires tripoteurs, aux institutions et aux hommes qui
oppressent les consciences et les volontés. Aux autres, même coupables, même peu
intéressants, distribuons les trésors d'une compassion aussi universelle que la
souffrance. –
L. B
MENUISIER encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure
n m. (tiré du latin
minutiare) Le menuisier travaille le bois en planches pour en faire des
boiseries, des huisseries et des meubles. Menuisé a signifié : rendre menu,
petit, menus travaux. Ce mot fut appliqué avec raison par les orfèvres qui
étaient de deux catégories : les grossiers et les menuisiers. Dès la plus haute
antiquité les métiers du bois se confondaient dans celui du charpentier. Des
écrits et des gravures anciens nous révèlent qu'avec le bois, certains
façonnaient et ornementaient des petits ouvrages, c'étaient des menuisiers sans
en avoir la dénomination. (Afin de ne pas nous répéter, pour les détails nous
renvoyons le lecteur aux mots : Bois, Charpentier, Ébéniste.) Si l'on peut y
ajouter foi, pour certains points matériels, l'Ancien Testament nous apprend
que le temple de Salomon, décoré à l'intérieur par des Juifs et des Phéniciens,
était orné de lambris en bois de cèdre et planchéié de sapin ; les portes de
l'oracle étaient en olivier et celles de l'entrée du temple en sapin. En
Égypte, une peinture découverte à Thèbes montre que l'on y façonnait des portes
à deux vantaux à panneaux. Les nombreuses pièces trouvées dans les monuments
ensevelis : sièges, tabourets, stèle, se rapportent aux travaux de menuiserie
des égyptiens. Les Indiens sont les premiers à découper le bois pour
l'ornementation des édifices ; ce n'est que 300 ans avant J. C. que dans cet
immense pays on commença les constructions en pierre, jusque-là tout était
édifié en bois. 550 ans avant J. C., on prétend que les collèges d'ouvriers du
bois ont eu une existence régulière sous Servius Tullius et que sa constitution
demeura en vigueur jusqu'à 241 ans avant J. C. Sous Jules César (101 à 44 avant
J.-C.) les outils étaient : la scie à main, le marteau, le ciseau, le maillet ;
d'après Pline : l'herminette inventée par Dédale, la hachette, la rape, le
rabot, le bouvet, la vrille. Lucrèce dit que la colle de taureau (colle forte)
s'employait pour coller le bois. Vitruve (29 ans avant J.-C.) rapporte que les
Romains employaient le quercus (chêne) le sapinea (sapin) pour les lambris et
les travaux des temples païens. L'ouvrier qui faisait les portes, fenêtres,
volets se nommait : intestinarius (aménagement intérieur). En Palestine
israélite, il y a 1900 ans, à l'époque de J.-C., les meubles se composaient de
lits et chaises, les portes en bois de pin tournaient sur des gonds et se
fermaient au moyen de verrous en bois. Le professeur apportait à l'école sa
chaise qu'il avait lui-même façonnée. En 90, Plutarque cite que les
charpentiers (tignarii) forment une centurie. Ce qui prouve que le métier était
organisé. Les centuries de métiers étaient les plébéiens qui avaient des devoirs
qui leur étaient imposés par les patriciens, dirigeants et usuriers de ce
temps. Dans les collèges romains les artisans travaillent pour le compte des
associations publiques réglementées par les empereurs. Rome était
essentiellement militaire, les faveurs n'étaient octroyées qu'aux métiers
utiles à la guerre. L'esprit romain voyait un abaissement dans les autres
travaux manuels disant que c'était la prostitution de la dignité d'homme libre.
Cet esprit de caste entraîna à la paresse et les époques qui suivirent furent
en dégénérescence pour les travaux du bois et pour l'art en général. Malgré
cela, l'intelligence dominant dans les collèges d'artisans romains, ils eurent
une grande influence sur la Gaule conquise ; en Allemagne, les pré-guildes
religieuses qui en sortirent agirent sur les métiers et les impulsèrent. Chez
les Gallo-Romains, les portes d'entrée s'ouvraient du dedans au dehors ; il en
était de même chez les Grecs. Les guerres et les invasions successives de la
Gaule font disparaître les corporations romaines ; le commerce et l'industrie
dédaignés par les grands et les classes nobles sont aussi la cause qu'à
l'époque franque, au commencement du roman et du moyen-âge il n'est que peu
question du travail du bois. Du IIIème au Vème siècle, le travail servile et
monastique imprégné de mysticisme arrête l'évolution des premiers chrétiens. Un
pupitre de Sainte-Radegonde à Poitiers est du VIème siècle. Guizot dit que
jusqu'au Xème siècle tout était livré au hasard de la force. Ce fut la faillite
de la civilisation romaine. Au Xème siècle disparaît l'ouvrier et le paysan,
qui appartenait au seigneur et qui était vendu comme le mobilier ; d'esclave il
devient serf. Les corporations se rénovèrent un peu au XIème siècle ; le
travail est brut, il a perdu son fini et ses assemblages raisonnés, les joints
sont doublés par des ais (couvre-joints) assujettis par des pointes. Au XIIIème
siècle, les croisées sont surtout des volets qu'avec les coffres et les bahuts
façonne le hucher ; on commence à revêtir les murs de boiseries en chêne.
Consultant les faits par les constructions, ponts, cathédrales, châteaux-forts,
on voit qu'avec l'affranchissement des communes au XIIème siècle, diverses
associations se formèrent dans les villes ; même au IXème siècle, on note des
confréries et guildes. Nous voyons que les boiseries de la cathédrale de Noyon
sont de 1190, celles de Notre-Dame de Paris et de Chartres sont de 1196, celles
de Ivenack en Mecklembourg sont de l'époque romane ; à Salzbourg, en Allemagne,
existe un siège pliant de style roman datant de 1238. Les corporations étaient
des petites républiques, dont les chefs étaient élus par les maîtres et les
ouvriers. Aucune preuve de l'existence du compagnonnage n'apparaît avant les
XIIIème et XIVème siècles Au XIIème siècle on mentionne qu'à Strasbourg, la
fédération des francs[1]maçons
englobait les métiers du bâtiment : charpentiers, huchers, etc. Les règlements
des divers corps de métiers existaient bien avant Saint Louis (XIIème siècle),
mais n'étaient point officiellement adoptés. Le serf n'étant devenu que depuis
peu l'artisan travaillant pour lui-même. Étienne Boileau, prévôt sous Louis IX,
rédigea le livre des métiers ; ses statuts servirent de modèle aux règlements
des métiers qui furent établis dans toute la France. Ils mentionnent que les
apprentis doivent être nés d'un loyal mariage. Le livre des métiers, en
instituant les Corporations, stipule le classement en apprentis, valets,
maîtres : ceux qui s'instruisent, ceux qui servent, ceux qui commandent.
L'huissier ne peut travailler la nuit ; à Paris, le travail commence et finit
au son de la cloche de la paroisse, du lever du soleil au crépuscule. Il est
noté que les charpentiers font les gros travaux : fermes, poutres, ponts, etc.
; les huchers : les huches, bancs, tables ; les huissiers : les portes et
fenêtres ; les cochetiers : les navires et les voitures. Le lien à la
Corporation n'est encore que conditionnel, mais les statuts et les ordonnances
le rendent efficace, rétrécissant la liberté des ouvriers en les attachant aux
maîtrises et aux confréries. Le métier est une propriété du monarque, qui
l'accorde à titre de récompense. Dans les provinces, ce droit dépend du
Seigneur ou de l'Évêque. En réalité l'ouvrier indépendant est inconnu. En 1290,
Jehan de Montigny, prévôt de Paris, fit adopter aux vingt-neuf maîtres huchers
de la ville de nouveaux statuts qui les détachaient des charpentiers ; les
huchers et huissiers sont confondus et peuvent confectionner les escrins
(bières et cercueils). Les jurés exigent des compétences professionnelles pour
exercer le métier. Défense était faite d'embaucher l'ouvrier d'un confrère sans
qu'il soit libéré de tout engagement ; l'ouvrier est engagé à l'année. Dans les
villes le pouvoir est exercé par les métiers où domine l'influence de la
bourgeoisie marchande ; cette dernière est quelquefois en lutte contre
l'aristocratie de la ville, questions d'intérêt dans lesquelles les compagnons
et apprentis n'avaient rien à gagner. Au milieu du XIIIème siècle, les
menuisiers travaillaient le merrain (chêne ou châtaignier scié sur quartier)
tandis que les charpentiers employaient le bois à l'avenant et sur dosses. Le
rabot, en partie disparu depuis les Romains, réapparaît au XIVème siècle ;
jusqu'ici, les bois étaient aplanis à la hache, herminette et au racloir. Jean
Bacin, en 1361, fait trois chéières pour la reine, qui lui sont payées 110
sous. Au moyen-âge, les portes et fenêtres étaient sans cadres et sans
assemblages. Ce n'est que sous Charles V que les menuisiers installent la
bibliothèque du roi dans la tour du Louvre et se signalent par des assemblages
dans les huisseries, les lambris, les sièges, les pupitres. En 1370, la hiérarchie
est sévère dans les corps d'états. Confréries et Compagnonnage naissant en font
une chose à eux ; il en fut de même par les guildes en Allemagne. Sous Charles
VI, en 1371, H. Aubriot, prévôt de Paris, délivre des statuts aux menuisiers.
Ceux-ci n'en sont pas enthousiasmés, beaucoup ne veulent pas les accepter, mais
le Parlement les confirme et les impose en 1382. Tous les gens du métier
doivent faire partie de la Confrérie religieuse (surtout alimentée par les
amendes). Les menuisiers adoptèrent Sainte Anne comme patronne. Après une
requête auprès d'Aubriot, ceux qui font les bancs, bahuts, coffres, tables,
portes et fenêtres sont détachés des charpentiers pour former la communauté des
huchiers (huchers). En 1382 ils prennent le nom de menuisiers. C'est alors que
le chef-d'œuvre est imposé à l'apprenti pour devenir Compagnon et au Compagnon
pour passer Maître. Avec la Renaissance, vers 1400, le Compagnonnage entre en
puissance et s'impose pendant quatre siècles pour exercer le métier. Le
Compagnonnage se sent fort, il s'impose pour travailler. Son engagement terminé
avec le Maître (patron), le compagnon est libre d'aller chez un autre.
L'apprenti ne peut sortir de sa tutelle, les maîtres sont autorisés à les
battre. Les maîtres fournissent tout l'outillage, l'ouvrier fournit ses bras et
son initiative. En France, en Angleterre, en Allemagne, en Lombardie, le chêne
était presque seul en usage pour les meubles et les boiseries. Le noyer fut
employé pour les lits (moins couramment), dressoirs, fauteuils, bancs, coffres.
La sculpture devint distincte de la menuiserie ; dans le gothique fleuri, elle
donna naissance à la profession des imagiers qui travaillaient également la
pierre et le bois. Les ouvrages des XIVème et XVème siècles sont déjà des
chefs-d'œuvre de menuiserie, impulsés en sciences et en art du dessin gothique,
dans lequel vient s'allier celui de la Renaissance, tels la chapelle de Blois,
de Saint-Ouen de Rouen, les caisses d'horloges à Beauvais et à Reims. Jehan de
Liège, au XIVème siècle, fait les portes de la cathédrale de Dijon. La
généralisation de l'art et des principes du travail prend un caractère
international surtout à la fin du gothique. Les ouvriers commencent à voyager.
Au commencement du XVème siècle (1405), les menuisiers exécutèrent le coffre du
premier coche qui transporta pour leur mariage Isabeau de Bavière et Charles
VI. La bannière était promenée les jours de fêtes et dans les cérémonies. Les
armoiries de la bannière sont un blason d'azur portant une varlope d'or, un
ciseau à manche d'or et un maillet d'or. En 1471, Louis XI délivre aux huchers
de nouveaux statuts. C'est en 1486 que menuisier est appliqué sans autre
épithète. Le musée de Cluny possède du XVème siècle le bois d'une des premières
varlopes. La menuiserie se perfectionne dans la Renaissance par
l'embellissement des châteaux, des hôtels particuliers, des églises ; les beaux
meubles massifs sortent des mains du menuisier. Vers 1550 quelques compagnons
menuisiers veulent se rendre indépendants, ils se réfugient dans le faubourg
Saint-Antoine et y travaillent en association avec les charpentiers. Sous
Charles IX, le taux des salaires est établi chaque année, il est de dix sous
tournois par jour en 1560. En 1580, les statuts sont révisés. En 1640,
l'ouvrier hucher entrant chez un nouveau maître doit payer quatre sous à la
caisse de la Confrérie et à la bannière du métier. Sous Louis XIII, les portes
cochères sont des pièces architecturales avec assemblages et embrèvements. Sous
Louis XIV, d'autres nouveaux statuts sont promulgués aux menuisiers concernant
surtout les maîtres ; nul ne peut l'être s'il n'est Français ou naturalisé ;
ordonne que le fils du patron doit produire un chef-d'œuvre ; de même
l'apprenti après six ans d'apprentissage. Nul ne peut travailler s'il n'est
reçu compagnon ou maître. L'entrée à Paris d'un compagnon est fixée à cinq sous
pour la communauté. Le menuisier ne doit exécuter que portes, fenêtres,
lambris, stalles, pupitres d'autels, etc. Dès 1650, les nouveaux maîtres
doivent être catholiques, apostoliques romains. En 1660, la Confrérie est
étroitement liée à la Corporation. On ne travaille ni les dimanches et jours de
fêtes, ni les samedis et veilles de fêtes après vêpres, ni la nuit. Les valets
(compagnons) se louent à la semaine, au mois ou à l'année ; l'embauche se
pratique au carrefour de la rue Saint-Antoine, carrefour des chars ; ils
prêtent serment d'obéissance au patron et aux règlements. La révocation de
l'édit de Nantes, en 1685, fait retirer la Maîtrise aux protestants, qui
s'exilent en Angleterre, en Allemagne, en Hollande avec toute leur science
qu'ils y développent. Pour payer les frais énormes des guerres, les prix des maîtrises
sont majorés en 1704. Les caisses corporatives s'appauvrissent en créant une
irritation générale des ouvriers, ce qui a comme résultat pour les menuisiers
l'interdiction sous aucun prétexte de se réunir. En 1744, sous Louis XV est
ordonnée la Communauté des Maîtres Menuisiers et Ébénistes. La Confrérie de
Sainte-Anne est consacrée aux menuisiers dans l'église des Carmes des
Billettes, qui est ensuite abandonnée pour Sainte[1]Marguerite. Tous les membres de la
corporation sont tenus d'assister aux offices. Le Maître ne peut avoir qu'un
atelier. Par la force du Compagnonnage et de la religion, dont dépend la
corporation des menuisiers, le XVIIIème siècle arrête quelque peu l'évolution
scientifique et l'esprit d'indépendance des ouvriers. Ce n'est qu'en janvier
1776 que le ministre Turgot supprime les Corporations et accorde à l'ouvrier la
liberté de travailler pour son compte sans brevet ni redevances. Naturellement
les maîtres s'insurgent et sentent leurs privilèges compromis. En août, Turgot
est destitué et les jurandes et les maîtrises sont rétablies. Néanmoins, la
vieille institution a reçu du plomb dans l'aile, on la sent décliner un peu
chaque jour par la volonté d'émancipation que manifestent les menuisiers et
d'autres corps de métiers. La fameuse nuit du 4 août 1789 condamne de nouveau
les maîtrises et la loi du 7 juin 1791 confirme que les corporations sont
définitivement abolies et supprime les communautés d'arts et manufactures. De
1789 à 1814, on relate qu'en technique la menuiserie est en décadence. Si la
Révolution a suscité les idées de liberté, les longues et ruineuses guerres de
l'Empire les ont complètement anéanties. Quoique n'étant plus que toléré, le
compagnonnage influence les menuisiers et les tient en les facilitant pour
voyager et loger chez les mères ; c'est lui qui portera mollement jusqu'au
milieu du XIXème siècle le drapeau des revendications corporatives. Un esprit
nouveau est né avec la Révolution de 1848, les nouvelles sociétés, l'esprit
d'association et de corporation. L'ouvrier de plus en plus matérialiste,
rejette le mysticisme spiritualiste. Le compagnonnage se modifie, de nombreux
compagnons s'en détachent : les uns forment le Club des Compagnons du Devoir,
d'autres les Compagnons Indépendants. En 1849 dans toutes les villes de France
une scission se produit chez les menuisiers entre les aspirants, qui veulent
être traités à égalité, et les compagnons. Perdiguier, compagnon du Devoir de
liberté, ouvrier menuisier, dit Avignonnais-la-Vertu, est élu député de Paris
par 117.292 voix ; il écrivit quelques livres très sensés et essaya d'unir tous
les compagnons qui se querellaient. Un malaise régnait, un esprit nouveau se
manifestait, les croyances s'évanouissaient. En 1853, c'est à Bordeaux que l'on
se dispute ; en 1857, à Marseille, les rixes sont violentes entre Compagnons et
Aspirants. Dans le travail, le progrès mécanique se manifeste, à l'Exposition
de 1850 par la scie mécanique verticale, par la machine à mortaiser, à raboter.
Les machines ne sont encore l'apanage que de quelques gros entrepreneurs, parce
qu'elles coûtent cher ; l'ouvrier y voit un mal, il la combat, craignant le
chômage. En 1866, les machines se généralisent, la scie à ruban est inventée et
figure à l'Exposition de 1867. Après 1878, les menuisiers sont en partie libérés
des Sectes compagnonniques ; ils fondent la Chambre Syndicale des ouvriers
menuisiers, d'abord socialiste ; puis, quelques années plus tard, sans se
déclarer anarchiste et sous l'influence de divers ouvriers très studieux, tels
que Montant le Savoyard, orateur plein d'arguments et de verve, de Franchet de
Blois, de Jamim le dessinateur, de tortelier, etc., le syndicat fait de la
propagande révolutionnaire socialiste et anarchiste, qui en fait la corporation
la plus avancée de France. En 1888 c'est la manifestation contre la misère et
le chômage que les menuisiers organisent à l'esplanade des Invalides avec
Louise Michel et Pouget, qui sont condamnés à cinq et huit ans de prison. Jamin
avec l'aide du Syndicat, fait paraître La Varlope en 1835, journal corporatif
anarchiste. Des cours de dessin sont ouverts par le Syndicat, l'un, rue Miollis
avec Cardeillac, l'autre, rue Charlot avec Jamin, lesquels sont à la fois des
cours techniques et sociologiques. Rétrospectivement, l'outillage fut d'abord
rudimentaire, un seul fer était dans les rabots. Longtemps après, probablement
à la Renaissance, on mit un simple contre-fer qui empêchait les éclats de bois.
Ce n'est qu'au commencement du XIXème siècle que quelques menuisiers font
ajuster des vis au contre-fer, qui s'appliquent de différentes manières en
Allemagne, en France, en Angleterre, ce qui permettait de raboter plus
finement. Depuis 1880, l'outillage fut d'abord en fer et en acier, fabriqué en
Angleterre, puis en Amérique, fut introduit en Allemagne et en France ; il
permit de travailler avec plus de précision et moins de dépenses physiques ; ce
sont les rabots droits et cintrés à volonté, les scies à mains, grandes et
petites, qui remplacent peu à peu les encombrantes scies à refendre, à débiter
et à araser. La routine des vieux menuisiers a été dure à surmonter dans
l'outillage. Elle existe encore un peu aujourd'hui. Les mèches cylindriques à
couteaux et à vis remplacent celles dîtes à cuiller, à queue de cochon et
anglaises. Les progrès du machinisme qui se généralise dans le débit des bois,
le sciage, le rabotage, moulurage, assemblage et, à présent le ponçage, firent
naître la spécialisation, qui nécessita des traceurs, des monteurs, des
finisseurs et des poseurs ou pailleux. Dans les ateliers modernes le taylorisme
commence, les ouvriers sont groupés en spécialistes : scieurs attachés à la
scie circulaire ou à ruban, d'autres à la raboteuse, à la toupie ou à la
ponceuse, etc. Ce sont, après les monteurs de portes, fenêtres, etc. les
affleureurs et chevilleurs ; puis, les ferreurs et les poseurs. Le métier dans
le progrès de la machiné s'est subdivisé en menuisiers en bâtiment, menuisiers
en meubles, menuisiers en sièges, menuisiers en voitures, ébénistes en pianos,
menuisiers de théâtres, layetiers, tabletiers, etc. Dans tout ceci l'ouvrier
menuisier acquiert de la vitesse mécanique au détriment des connaissances
techniques générales, qu'il abandonne et perd un peu chaque jour. S'il y a
avantage pour la rapide production, qui profite surtout au patronat, il y a
déchéance morale pour l'ouvrier. Tous les progrès ne profitent qu'au
capitalisme, qui y trouve une source immédiate de profits vite réalisés, alors
que le menuisier, s'il a moins de mal que jadis, n'en a pas plus de repos ni de
bonheur intellectuel, il est modernisé de l'ancien esclave, serf, valet, en
ouvrier dépendant du Maître, du Capital et de l'État, qui le pressure d'impôts.
Tous ces progrès pourraient être une source de bonheur pour tous par le
rendement intensif en n'occupant l'ouvrier qu'une heure ou deux chaque jour
dans les travaux du taylorisme abrutissant. L'ouvrier, le reste du temps,
pourrait se consacrer à d'autres travaux manuels ou intellectuels non moins
utiles. Mais nous sommes en période de mercantilisme, d'exploitation de l'homme
par l'homme, de capitalisme soutenu par l'État. Toutes choses a détruire par la
Révolution pour établir la Liberté et le bonheur pour tous. –
L. GUERINEAU
MENTALITÉ (NOUVELLE) Encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure
Ce qui distingue le monde ou
l'humanité individualiste anarchiste, c'est qu'il ne consacre pas l'avènement
d'un parti – économique, politique, religieux – d une classe sociale ou
intellectuelle – d'une aristocratie, d'une élite, d'une dictature. Ce monde,
cette humanité n'existe qu'en fonction d'une mentalité nouvelle d'une conception
autre que celle qui domine dans la société archiste, d'une façon différente de
situer l'unité humaine dans le milieu humain. La grande, l'ineffaçable
caractéristique de cette mentalité nouvelle, c'est la place qu'elle fait à
l'unité humaine, considérée comme base de toute activité, de toute réalisation
sociale – à la personne humaine envisagée dans toutes les situations comme
intangible, comme inviolable. C'est l'impossibilité absolue pour le social
d'opprimer ou de restreindre l'individuel. C'est, dans les rapports de toute
nature qu'ils peuvent entretenir les uns avec les autres, la mise sur le même
pied, à un niveau semblable, des collectivités et des isolés, des totalités et
des unités. Autrement dit, l'assurance qu'aucun désavantage ou infériorité – en
matière d'accords, de tractations, d'ententes, de contrats ou autres – ne
pourra résulter pour la personne humaine du fait de vivre, agir, produire ou
consommer isolément. Aucune humanité ne sera du goût de l'individualiste
anarchiste si elle ne se fonde pas sur cette « mentalité nouvelle ». –
E. ARMAND
MENTALITÉ encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure
n. f. (radical
mental, latin mentalis, de mens, esprit) Au sens étymologique, le terme
mentalité désigne d'une façon spéciale, l'intelligence, la connaissance ; il
exclut alors de sa compréhension vie sentimentale et vie active. Mais,
d'ordinaire, il est pris dans un sens plus large et s'applique à la totalité de
la vie psychologique ; il devient donc synonyme d'état d'esprit. En art, en
morale, en science, etc. il résume l'ensemble des tendances et des idées qui
guident un individu, qui caractérisent une collectivité, une époque, un milieu.
Complexité, mobilité, continuité, voilà le triple aspect qu'offrent les
phénomènes psychologiques, dont le déroulement ininterrompu constitue notre vie
intérieure. Nous sommes en présence, non de faits isolés, séparables du tout,
doués d'une vie indépendante, mais d'états qui se mêlent, se pénètrent, se
colorent. Leur ensemble constitue une mosaïque compliquée, dont les éléments,
impossibles à juxtaposer dans l'espace, subissent, à chaque instant,
l'influence de tous les autres. À ma sensation actuelle s'incorporent des
images, des souvenirs, des jugements, des idées, une nuance affective qui ne
font qu'un avec les données primitives de ma perception ; une rage de dents, le
bourdonnement d'une mouche suffiront à faire évanouir les plus sublimes idées ;
et lorsqu'un gai soleil brille au dehors, la mélancolie s'attarde moins
facilement dans les cœurs. Rien de stable, d'ailleurs ; les ondes fuyantes de la
vie intérieure ne s'immobilisent jamais ; dans l'intimité secrète du moi, les
phénomènes psychologiques jaillissent inlassablement. Avec raison l'on a
comparé la conscience au cours d'un fleuve, dont les flots, sans cesse,
changent et fuient ; un devenir perpétuel, telle est la loi de toute pensée.
Mais ce devenir implique continuité, enrichissement ; aucun état n'apparaît
radicalement nouveau, séparé par un infranchissable vide des états qui l'ont
précédé. Une même coloration personnelle, la nuance toujours identique donnée
par le moi profond, relient les eaux qui viennent aux eaux qui s'en vont. Sans
doute, obéissant à un rythme, la vitesse du courant s'accélère et se ralentit
tour à tour, mais grâce à la mémoire nul état psychologique ne s'évanouit
définitivement ; dans le présent vécu par la conscience, toujours un lambeau du
passé se retrouve. Le sommeil même, probablement, ne provoque point de rupture
dans la trame de la vie intérieure, une série continue de rêves reliant le moi
qui s'endort au moi qui s'éveille. Mais, pour la commodité des recherches
scientifiques, nous décomposons par abstraction cette réalité complexe et
changeante en larges groupes de phénomènes où l'on introduit ensuite des
classes de plus en plus menues. Déjà Platon distinguait trois parties dans
l'âme humaine : la raison qu'il plaçait dans la tête, le principe des
inclinations généreuses qu'il situait dans le cœur, l'appétit inférieur,
véritable hydre à cent têtes, qu'il logeait dans le ventre. Aristote, dont la
doctrine sera reprise au moyen âge, admettait quatre puissances essentielles :
la puissance végétative ou nutritive, la puissance sensitive, la puissance
motrice, la puissance raisonnable. Descartes et beaucoup d'autres après lui
réduiront ces facultés à deux ; l'entendement et la volonté ; dans la
sensibilité ils ne verront qu'une forme inférieure de l'entendement.
Aujourd'hui l'on distingue d'ordinaire la vie affective, la vie intellectuelle,
la vie active, qui, dans le langage courant, répondent, d'une façon globale,
aux termes de cœur, d'esprit, de volonté. Naturellement, la psychologue
moderne, débarrassé des préjugés métaphysiques, ne voit dans ces trois
facultés, comme aussi dans toutes les subdivisions dont elles sont
susceptibles, que des aspects de l'activité mentale, des points de vue sur une
même réalité intérieure, et non des puissances distinctes, des entités
spirituelles comme l'admirent un trop grand nombre de philosophes anciens.
Expression interne de l'unité de l'être, la conscience, qui demeure dans une
étroite dépendance du système nerveux, ne peut former qu'une large synthèse
dont les divers éléments ne sauraient vivre et subsister les uns sans les
autres. Au-dessous d'un point central, comportant un maximum de clarté, la
conscience psychologique se prolonge en zones marginales, dont la lumière
s'atténue par degrés. Si j'écris à quelqu'un, j'aurai une connaissance précise
et claire des nouvelles que je veux lui transmettre, des lettres que ma plume
trace sur le papier ; mais du bruit fait par les voitures ou les piétons qui
passent sous mes fenêtres, je n'aurai 'déjà qu'une conscience très atténuée ;
et, pour sentir la température de ma chambre, le contact de mes habits, il
faudra que mon attention soit attirée spécialement de ce côté-là. Sans être
toujours conscients, les états, placés à l'extrême limite du côté lumineux de
l'âme, restent d'ailleurs perceptibles aisément et continuent en général
d'influencer la conscience ; que le tic-tac du moulin cesse et le meunier,
rendu insensible au bruit par une longue habitude, remarquera cet arrêt
aussitôt. Mais une analyse régressive, lorsqu'on la pousse assez loin, oblige à
supposer qu'une large partie de l'esprit plonge dans une complète obscurité. La
vie psychologique normale témoigne de l'existence d'états mentaux inconscients.
Nos tendances, nos affections ne cessent pas d'être, quand elles cessent d'être
senties ; et souvent la passion, avant d'éclater au grand jour, s'est
développée lentement à l'insu de l'homme qu'elle consumera. Une mort, un départ
vous révéleront brusquement la profondeur d'une affection que l'on croyait
superficielle ; et c'est un événement fortuit qui, fréquemment, permettra de
découvrir la force d'un amour resté jusque-là inconscient. Notre défaut
d'attention, leur propre faiblesse ou leur continuité nous empêchent de
percevoir maintes sensations. D'innombrables souvenirs subsistent en notre
esprit qui ne viendront à la lumière que très rarement, si même ils y
reviennent. C'est d'une secrète incubation de la pensée que résulte
l'inspiration soudaine bien connue de l'artiste et du savant. Et, dans l'acte
instinctif ou habituel, la conscience s'atténue au point de disparaître : on
porte les mains en avant pour parer un coup sans attention préalable, et les
doigts du pianiste continuent de jouer correctement même lorsque son esprit
vagabonde au loin. L'automatisme psychologique, aux manifestations si diverses
et si multiples, prouve à l'évidence que de larges pans d'ombre existent dans
notre esprit. Les techniques psychanalytiques de Freud ont justement pour objet
d'explorer ces régions obscures. Au médecin placé à son chevet, le malade dira
tout ce qui lui passe par la tête, donnant libre cours aux images, aux idées,
aux souvenirs qui naissent associativement dans son cerveau ; ou bien, avant
toute réflexion, il débitera les phrases, énoncera les pensées que lui
suggèrent des mots inducteurs prononcés à dessein. Oublis, lapsus, retards,
méprises ou erreurs diverses auront une cause que le psychanalyste pourra
découvrir ; des expressions inattendues, des termes révélateurs, l'émotion dont
s'accompagnent certains aveux, le renseigneront sur le contenu de
l'inconscient. Une interprétation méthodique des rêves permettra également de
découvrir les désirs refoulés. En songe, l'enfant croit manger le sucre d'orge
dont on le priva durant la journée. Mais un revêtement imaginatif, d'apparence
absurde, défigure en général le souhait du dormeur ; d'où un symbolisme, dont
il importe de détenir la clef pour découvrir le vrai sens des constructions
oniriques. « Une malade rêve qu'elle n'arrive pas à donner à dîner à ses
invités. La psychanalyse découvre qu'elle réalise en réalité un désir secret et
inconscient qu'elle n'avait pas accusé au médecin : celui de ne pas donner à
une de ses invitées (une amie maigre qui plaisait à son mari et dont elle était
jalouse) l'occasion de bien manger et d'engraisser... Un jeune homme, amant
clandestin d'une jeune fille, rêve qu'il est arrêté pour infanticide ; il ne
réalisait pas ainsi le désir de tuer l'enfant qui pouvait naître de ses amours
coupables ; mais il avait depuis peu le souci d'avoir pu rendre sa maîtresse
enceinte et se tranquillisait par ce rêve, en imaginant son enfant mort ».
Freud exagère la portée de certaines observations ; sa symbolique, ses
interprétations paraissent quelque peu arbitraires ; mais nul n'a mieux mis en
relief le rôle joué par l'inconscient, tant dans les psychoses et névroses que
dans la vie normale et courante. À notre activité mentale, consciente ou non,
les spiritualistes ont donné pour support une entité métaphysique : l'âme. Et
ce principe immatériel et simple, qu'utilise le cerveau durant la vie présente,
continuerait de penser, vouloir et sentir, même après la mort. Prêtres et
philosophes ont noirci d'innombrables pages pour étayer ce mensonge intéressé.
Récemment Bergson dépensa beaucoup d'ingéniosité pour rajeunir cette doctrine
absurde avec une virtuosité indéniable, il usa d'un vernis fait de science et
de poésie pour masquer la vieille erreur spiritualiste, attaquée de toutes
parts. Mais le vernis a craqué, et l'antique aberration dualiste, reparue, a
précipité le déclin du bergsonisme. Sa faillite est si complète, si définitive
qu'un disciple de Bergson, Jacques Chevalier, ose écrire de son maître : «
Aujourd'hui, l'âge est venu, l'œuvre est inachevée ; et, autour de nous les
fruits n'ont pas répondu à la promesse des fleurs... Des doctrines qu'on
croyait mortes ont tiré de nouveau les intelligences vers le Mécanisme et la
Matière ». Cet aveu a dû singulièrement coûter à son auteur un clérical militant,
dont la république a trouvé bon 'de faire un professeur de Faculté ; il
constate le discrédit qui atteint de nouveau les idées chrétiennes, du moins
parmi ceux qui réfléchissent. « De même qu'un vêtement accroché à un clou
déborde ce clou, de même dit Bergson, la conscience accrochée au cerveau
déborde ce cerveau ». Et ce philosophe, qui a l'habitude de remplacer les
arguments sérieux par de simples analogies, conclut que l'esprit décroché,
libéré, continue de vivre lorsque disparaît le cerveau, « sans que je puisse
toutefois promettre, ajoute-t-il avec un sérieux qui frise le comique, plus
qu'une survivance temporaire, c'est-à-dire sans que je puisse promettre encore
une survivance indéfiniment prolongée ou définitive ». En somme, il adopte les
thèmes de la métaphysique judéo-chrétienne et se borne à modifier quelque peu
les accords jugés inharmoniques aujourd'hui ; ce qu'il y a de neuf chez lui
c'est le langage, non les solutions. L'art subtil du narrateur, l'agrément des
périodes, une finesse d'observation indéniable ne pouvaient cacher indéfiniment
la faiblesse de sa doctrine. Que les spiritualistes en prennent leur parti le
charme est rompu du bergsonisme ; la raison a repris ses droits. Comment
admettre l'existence d'un esprit distinct du corps, alors que le mental reste
dans une dépendance si complète du physiologique ? Seule la communauté
d'origine rend compte du prodigieux parallélisme qui fait coïncider, de façon
minutieuse, les modifications cérébrales et les états psychologiques. Les
expériences de Flourens ont démontré que l'animal décérébré n'était qu'une
machine, un automate capable d'exécuter certains mouvements réflexes ou
habituels, mais dépourvu d'intelligence et de besoins. Un pigeon se laissera
mourir d'inanition devant un monceau de grains, toutefois il avalent les
aliments que l'on placera dans son bec. Et l'ablation des hémisphères cérébraux
aura des effets d'autant plus notables que l'on s'élèvera davantage dans la série
des vertébrés ; tant il est vrai que le développement de la conscience est en
raison directe de la perfection du système nerveux. Combien misérables aussi
les élucubrations de Bergson touchant les maladies de la mémoire et ses jeux
d'acrobate pour démontrer que les souvenirs ne se conservent point dans le
cerveau. Sans doute la physiologique ignore beaucoup de choses touchant le
système nerveux mais le mystère n'est pas plus grand de savoir pourquoi la
régénération d'un tissu nerveux suffit a faire reparaître les images qu'il
gardait en réserve, que de savoir pourquoi l'empreinte digitale revient
rigoureusement identique après une brûlure profonde ou une plaie. Nous devons
donc conclure que la base dernière de la mentalité psychologique c'est le
cerveau. Alors que l'homme se croit le maître de l'univers, nous apprenons, par
les récentes découvertes médicales, que lui-même obéit aux glandes endocrines.
Ses vices, ses vertus, son caractère en découlent, de même que son tempérament
physique et la nonchalance ou la vivacité de son intellect. Mais l'éducation
reçue, le milieu où l'on vit, la profession que l'on exerce, influent également
sur le contenu de l'esprit. Des hommes fort cultivés et par certains côtés très
modernes ont été comme arrêtés dans leur développement par une formation qui
retarde de plusieurs siècles. Ceci se remarque souvent parmi les anciens élèves
de l'enseignement congréganiste. Pour eux, la scolastique représente le dernier
cri de la sagesse ; ils ne lisent qu'avec des lunettes théologiques, n'ont que
dédain pour l'art affranchi des préoccupations religieuses ou patriotiques et
ne voient dans les soulèvements populaires que de diaboliques machinations. De
même, la profession crée des habitudes, des préjugés, qui marquent l'individu
de façon indélébile généralement ; d'où la mentalité sinistre du politicien, du
juge, du militaire, du patron. Milieu physique et moral, opinions
philosophiques ont une importance non moindre ; l'homme du nord se distingue
aisément de l'homme du midi, et l'on sait combien efficace l'action de la
publicité, de l'opinion, de l'exemple. Sans doute le tempérament contredit
parfois les idées, mais toutes choses égales, un libertaire cherchera moins a
tyranniser ses semblables qu'un partisan de l'autorité. Ajoutons, chez les
esprits d élite un sentiment de révolte à l'égard des contraintes que la
famille, la société, l'église prétendent leur imposer ; un besoin d'être
soi-même, de se frayer sa propre voie, les détourne du conformisme
traditionnel. Toute mentalité humaine comporte certains éléments identiques ;
c'est en vertu des principes souverains de la raison que nos opérations
logiques deviennent possibles ; leur disparition serait le signal d'une éclipse
de la pensée. Néanmoins de prodigieuses différences sont observables, soit dans
le temps soit dans l'espace, entre les manières de sentir et de juger des
peuples comme des individus. La fiévreuse activité chère aux habitants d'Europe
et d'Amérique contraste avec la passivité qu'affectionnent les orientaux ; un
artiste original, un vrai savant passeront pour des anormaux aux yeux du
petit-bourgeois apeuré ; le cerveau libéré des dogmes est aux antipodes de
l'esprit grégaire. Avec l'âge, la mentalité se transforme souvent ; socialiste
à vingt ans, le même individu, surtout s'il a fait fortune, pourra s'affirmer
réactionnaire à cinquante ; l'inverse arrive aussi quelquefois. Une crise lente
ou brusque, une révolution intellectuelle ou sentimentale surviennent
fréquemment chez les jeunes, moins souvent chez l'homme mûr, provoquées par le
travail de la réflexion interne ou par des circonstances extérieures.
Méprisables lorsqu'elles n'ont d'autre guide que l'intérêt, de pareilles
transformations imposent le respect, quand elles ne valent à l'individu que des
injures et des persécutions. Assurément le nombre est restreint de ceux
qu'attire le sentier abrupte, rocailleux, bordé de précipices, qui conduit vers
les sommets de la pensée ; ils existent pourtant et nous devons les aider à se
découvrir eux-mêmes, à trouver leur chemin, à s'orienter. –
L. BARBEDETTE.
MENSONGE (et ENFANT) encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure
Le jeune enfant ne se soucie
pas de communiquer exactement sa pensée et de décrire objectivement les faits.
Il distingue mal les produits de son imagination et les réalités et comble
inconsciemment les lacunes de sa mémoire par de la fabulation. Les causes de
ses erreurs sont nombreuses, il y a : 1° Les perceptions erronées, les erreurs
des sens, qui sont d'autant plus fréquentes que l'individu est plus jeune ;
2° L'imagination, moins vive que chez l'adulte
mais moins bien contrôlée par l'esprit critique ;
3° La suggestibilité, «
Montrons-nous circonspects, écrit Jonckheere, en posant des questions, car leur
forme peut influencer la réponse et provoquer des erreurs de fait ». Quelqu'un
vient de passer ; nous pouvons demander, par exemple : Comment la personne qui
vient de passer était-elle coiffée ? La personne qui vient de passer était-elle
coiffée ? La personne qui vient de passer était-elle coiffée d'un chapeau ou
d'une casquette ? La personne qui est passée tout à l'heure n'avait-elle point
un chapeau sur la tête ? Les premières de ces questions n'impliquent aucune
suggestion mais il n'en est pas de même de la troisième et surtout de la
quatrième.
4° Le manque de développement
intellectuel ne permet pas le travail de l'autocritique. Le jeune enfant admet
sans difficulté des données contraires.
5° L'affectivité est liée plus
étroitement à tous les processus psychiques de l'enfant. *** Le jeune enfant ne
ment pas et ne dissimule pas. Quand découvre-t-il le mensonge et commence-t-il
à dissimuler ? La plupart des psychologues admettent que ce n'est que vers sept
ans. À vrai dire il nous semble que des enfants plus jeunes altèrent sciemment
la vérité, mais ils le font plutôt par jeu que dans l'intention de tromper.
Comment l'enfant devient-il capable de mentir ? Peut-être, parce qu'il
s'aperçoit qu'il avait commis une erreur et en avait tiré profit. Peut-être
parce qu'il a surpris quelques mensonges de ses parents ou d'autres adultes.
Peut-être parce que le mensonge lui apparaît comme un moyen de parvenir à ses
fins. Pourquoi l'enfant ment-il ? Des enquêtes ont été faites à ce sujet ;
elles sont loin d'être parfaitement concordantes ; cependant, il semble bien
que la crainte soit l'une des principales causes du mensonge enfantin. Mentir
est pour l'enfant un moyen de défense. Parfois aussi l'enfant ment par
étourderie, par intérêt, par paresse, etc. II est aussi des mensonges qui ne
s'expliquent que par des causes d'ordre pathologique ; on a observé des enfants
qui obéissent à une impulsion presque irrésistible, qui s'accusent de délits ou
de crimes qu'ils n'ont pas commis. *** De même que la fièvre est le plus
souvent la conséquence et non la cause de la maladie, le mensonge nous apparaît
comme un résultat. Si nous voulons corriger des enfants menteurs ou, mieux,
éviter que nos enfants ne deviennent menteurs, il faut nous en prendre aux
causes réelles du mensonge. Tout d'abord lorsque de jeunes enfants disent le
contraire de la vérité, il convient de ne pas considérer leurs erreurs comme
des mensonges. Il ne faut alors ni leur attribuer l'épithète de menteur, ni les
punir mais s'efforcer d'attirer leur attention sur l'erreur commise et éveiller
peu à peu leur esprit critique. Deuxième conseil : il ne faut pas donner aux
enfants l'exemple du mensonge, ni surtout leur ordonner de commettre des
mensonges. Combien de parents, par exemple, ont dit à leur fils ou à leur fille
: « Va dire que je ne suis pas là. » Puis se sont indignés ensuite d'un
mensonge du bambin. Troisième conseil : il faut avec les enfants pratiquer la
politique de la confiance et paraître croire qu'ils sont incapables de dénaturer
volontairement la vérité. Profitons de leur suggestibilité, feignons de croire
qu'il y a erreur ou faiblesse passagère mais non mensonge. Ce conseil est
d'autant plus important qu'il y a bien souvent malentendu ; de là un quatrième
conseil : efforçons-nous de comprendre les enfants et de nous faire comprendre
d'eux. Une anecdote toute récente viendra illustrer ce conseil. Nous avions
donné à de jeunes enfants le problème suivant : « Il y avait 184 morceaux de
sucre dans un sucrier mais la maman a pris 86 de ces morceaux. Combien y a-t-il
encore de morceaux dans le sucrier ? » Un bambin, après quelques autres, nous
présenta bientôt son travail. La réponse était exacte, mais, chose singulière,
l'enfant dans sa soustraction, avait placé le plus grand nombre au-dessous. – «
Tu as copié ? » – « Non, monsieur ». Avait-il copié et était-il un menteur ?
Ceci paraissait probable et pourtant quelque doute subsistait dans notre
esprit. « Comment as-tu donc fait ? » Question facile à poser pour nous, mais à
laquelle il était difficile au bambin de répondre car les jeunes enfants
n'expriment pas toujours facilement leurs idées, si bien qu'enfants et adultes
se comprennent souvent fort mal. Cependant, en y mettant du temps, nous finîmes
par comprendre ceci : dès la lecture du problème l'enfant avait été frappe par
le rapprochement des nombres 84 et 86 et voici, par suite, comment il avait
raisonné intuitivement (car il ne s'agit pas là d'un véritable raisonnement
logique) : en retirant 84 morceaux des 184 il en restera 100 mais il faut que
nous en retirions encore 2 morceaux (86-84). On devine le reste l'enfant
intuitivement et mentalement avait trouvé la réponse sans avoir fait nul calcul
écrit, cette réponse était pour lui l'essentiel il avait ensuite placé au petit
bonheur les trois nombres 184, 86 et 98. Si nous nous étions fiés aux
apparences, nous aurions accusé cet enfant d'un mensonge qu'il n'avait pas
commis, nous aurions alors paru à ses yeux comme une personne incapable de
distinguer un mensonge d'une vérité et à laquelle on peut mentir sans danger.
Cinquième conseil : Évitons de poser aux enfants des questions qui peuvent les
suggestionner par leur forme ou par leur ton. Ne les intimidons pas. Sixième
conseil : Le mensonge étant presque toujours le résultat d'une faute antérieure
(paresse, vol, gourmandise, .etc.) corrigeons l'enfant des défauts qui peuvent
le conduire au mensonge. Dernier conseil : N'inspirons pas la crainte – cause
principale du mensonge – et développons chez lui le sentiment du courage tout
en lui faisant comprendre qu'il doit avouer ses fautes. –
E. DELAUNAY
MENSONGE encyclopedie anarchistye de Sébastien Faure
n. m. (du bas latin
mentitionica de mentiri, mentir) On n'admet plus aujourd'hui que la religion
soit une invention pure et simple des prêtres ; elle serait d'origine sociale
et, parmi ses facteurs primitifs, comprendrait les tabous, l'animisme, le
totémisme, la magie. Mais l'on oublie trop le rôle énorme joué par le caprice
ou l'intérêt sacerdotal, dans l'établissement des dogmes, des rites, des
prescriptions morales. Purgatoire et confession, pour ne citer que ces deux
exemples, furent inventés par les théologiens catholiques, le premier pour
extorquer l'argent des fidèles, la seconde pour renseigner le clergé sur les
agissements secrets de ses adversaires. Pas un mot du purgatoire dans
l'Évangile ; et c'est au XIème siècle seulement que les croyants se mirent à
racheter les peines des morts en faisant de larges aumônes aux monastères. Dans
la primitive Église, certains fidèles s'accusaient publiquement des fautes
qu'ils avaient commises, par esprit d'humilité ; mais on ne trouve rien qui
ressemble à la confession auriculaire d'aujourd'hui. C'est en 1215 seulement
qu'elle fut rendue obligatoire par Innocent III, ce pape intrigant, qui rêvait
d'asservir toute la chrétienté. Comme il fallait faire la cour aux grands et
trouver pour eux des accommodements avec le ciel, les confesseurs inventèrent
une science nouvelle, la casuistique, permettant de rendre bonnes, chez le
maître, des actions qui, chez le valet, restaient mauvaises. Chose facile
puisque l'Église allonge ou raccourcit, à volonté, la liste des fautes qui
conduisent en enfer ou au purgatoire ; par contre il faut beaucoup
d'ingéniosité pour masquer une contradiction si flagrante et lui donner une
apparence de raison. Cette duplicité éclate avec une force spéciale lorsqu'il
s'agit du mensonge. Mentir, dit le catéchisme, c'est parler contre sa pensée ;
il ajoute que l'on ne doit jamais mentir. Les théologiens vous expliquent qu'en
effet le mensonge est intrinsèquement mauvais, c'est-à-dire mauvais en soi ;
Dieu a donné la parole à l'homme pour traduire sa pensée ; un accord permanent
doit régner entre celle-ci et celle-là ; le rompre constitue une faute. Et ils
ajoutent qu'au prix du plus petit mensonge il serait criminel de sauver toutes
les âmes de l'enfer. Voilà ce qu'on enseigne au peuple et aux enfants. Mais aux
grands l'on dit autre chose. Sans doute le mensonge est défendu, affirme le
casuiste, mais tromper n'est pas mentir : la parole doit répondre à la pensée,
seulement vous pouvez n'exprimer tout haut qu'une partie de la phrase et l'achever
pour vous seul, de manière que personne ne l'entende. « Avez-vous vu Pierre
tuer Paul ? » vous demandera-t-on. Vous l'avez vu ; pourtant vous pourrez
répondre : « Non » sans mentir, à condition d'ajouter intérieurement : « du
moins pas pour le dire ». Le prêtre qui vient d'extorquer l'héritage d'une
mourante niera ou affirmera ce qui lui convient, en vertu du même principe ; sa
conscience restera blanche, immaculée. C'est la restriction mentale, dont
l'Église autorise l'usage dans tous les cas, même si l'on prononce un serment ;
excepté bien entendu lorsqu'on parle à son confesseur et aux dignitaires
ecclésiastiques. Admirez cette invention machiavélique qui permet d'esquiver la
vengeance céleste, sans se priver néanmoins de mentir. Pour marcher dans de
pareilles combinaisons, Dieu doit être un bien triste sire ! La raison
heureusement ignore les fantaisies criminelles de la théologie. On recherche un
homme innocent pour le massacrer, j'estimerai bon d'égarer ses persécuteurs.
Mais, au voyageur perdu dans la montagne, je serais coupable d'indiquer un
chemin sans issue. Un chef m'interroge, poussé par le désir d'utiliser ce qu'il
apprendra contre moi ou contre mes amis, il ne saura point la vérité, n'y ayant
nul droit ; je la dirai spontanément au malheureux que l'on trompe par intérêt.
Si l'enfer existait, je mentirais avec plaisir pour arracher à leurs tortures
les victimes de Jahveh ; et, ce faisant, je m'estimerais moralement supérieur à
leur geôlier. Tout homme sensé m'approuvera ! Ainsi, dire ou non la vérité ne
devient mauvais ou permis qu'en raison des conséquences et du but ; c'est en
fonction d'une norme extrinsèque que chacun apprécie le mensonge. Peut-être les
théologiens l'ont-ils compris ; la restriction mentale serait alors un moyen
d'adoucir la règle primitive. Pourquoi ne pas reconnaître franchement sa
caducité ? Ce serait plus honnête ; mais pour gouverner, prêtres et grands ont besoin
d'être renseignés par ceux mêmes qu'ils exploitent. L'action secrète un peu
large, voilà leur pire adversaire ; contre elle l'Église se devait de brandir
la peine du feu éternel. À la base de la morale chrétienne, comme de toute
morale théiste, gît d'ailleurs une insoluble difficulté. Pourquoi Dieu
ordonne-t-il ceci, défend-il cela ? Bien et mal sont-ils une création
arbitraire de sa volonté ou, supérieurs à Dieu même, s'imposent-ils à son
intellect comme à celui des hommes ? Dans le premier cas vertus et vices
dépendent des caprices du vouloir divin. Que Jahveh l'ordonne et tuer ses
parents, calomnier, boire jusqu'à l'ivresse, deviendront des actes méritoires.
Doctrine monstrueuse, dont l'immoralité révolte, mais qui s'impose si le bien résulte
du commandement divin le mal de la défense divine. Dans le second cas Dieu
cesse d'être tout-puissant, puisque la loi morale s'impose impérieusement à sa
volonté. Et cette loi morale résulte de la nature des choses ; elle
subsisterait donc intégralement en l'absence même de Dieu. Si Jahveh ordonne
d'aimer ses parents, non parce qu'il le veut arbitrairement, mais parce que la
chose est bonne en soi ; cette chose restera bonne en l'absence du vouloir
divin. Le rôle du Père Éternel n'est plus que celui du gendarme, veillant sur
des trésors qui ne lui appartiennent pas. On voit la naïveté de qui explique
tout par l'existence de l'Être suprême, poubelle métaphysique où l'on entasse à
plaisir d'incroyables contradictions. Ne nous étonnons plus si, après avoir
condamné théoriquement le mensonge (exception faite pour la restriction
mentale), l'Église, interprète de Jahveh, le catalogue ensuite parmi les vertus
; sous le nom d'humilité, de modestie, de politesse, etc. Volontiers le croyant
s'accuse devant Dieu d'être un pêcheur digne de son courroux ; il se frappe la
poitrine et s'écrie : « C'est ma faute, c'est ma très grande faute...
pardonnez-moi Jésus ». Mais, dans la litanie des manquements qu'il énumère, il
oublie les vices profonds ; il regrette d'avoir négligé la messe, mangé du lard
le vendredi, nullement d'avoir volé ses ouvriers s'il est patron, extorqué les
économies du pauvre s'il est financier. Infatué de sa personne, le dévot
s'estime infiniment supérieur aux mécréants qui l'entourent. « Par moi-même je
ne suis rien, dit le curé à ses ouailles, mais, en qualité de représentant de
Dieu, il est indispensable que je sois obéi, respecté, que j'occupe toujours et
partout la première place ». L'humilité du chrétien vise en général à donner le
change sur son orgueil forcené. Comment ne pas se croire un personnage quand on
est l'ami de Jésus et qu'une éternité de gloire vous attend ? Même remarque au
sujet de la modestie, affectée par les prêtres et les nonnes ; sous des allures
de chattemite, elle cache habituellement des désordres profonds. Séminaires et
couvents sont des pépinières de choix pour les vices contre nature ; mais la
façade peinte en blanc détourne les soupçons. Assurément la politesse a son
utilité ; toute vie sociale deviendrait impossible si chacun blessait les
autres sans ménagement. Et quel homme n'a rien à se faire pardonner ! Masquer
une froide malveillance sous des formules hypocrites est bien différent ! Or de
nos jours la politesse consiste trop souvent, à prononcer des phrases que
l'esprit ne contresigne pas ; ce n'est plus la manifestation d'une sympathie
fraternelle, c'est un moyen commode de tromper son prochain. Organisations
politiques et religieuses, structure sociale et économique reposent sur le
mensonge : il serait invraisemblable que les individus puissent échapper à
l'emprise universelle de l'hypocrisie. Mais à l'homme d'État, au diplomate, à
l'administrateur, au privilégié, on fait un mérite de tromper l'adversaire, de
cacher ses desseins, alors qu'on appelle dangereux menteur le prolétaire qui en
fait autant. –
L. BARBEDETTE.
MENEUR(SE) (de mener) encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure
Subst. : Personne qui mène :
Le meneur de la danse. Celui qui mène, qui conduit une femme par la main dans
certaines cérémonies. Meneuse de nourrices, femme qui recrute des nourrices
dans certains villages pour les conduire à Paris ou dans les grandes villes.
Meneur d'ours, celui qui mène un ours dans les rues et qui gagne sa vie à lui
faire faire des tours. Meneur de gens de guerre, se disait, dans l'ancienne
hiérarchie militaire, des commissaires de guerres. Meneuse de table, ouvrière
qui forme des jeux avec les cartes après qu'on les a coupées. Meneur de
ciseaux, ouvrier cartier qui découpe des cartes. Au fig. et famil. Se dit de
celui ,qui prend un ascendant sur les autres et les assujettit à sa volonté :
les meneurs d'un parti. C'est plus particulièrement dans ce sens que le mot est
employé, et le plus souvent par la classe bourgeoise qui se rend compte de
l'influence de certains individus dans tous les mouvements de masses. Aussi
quand la grande presse parle des meneurs révolutionnaires, elle y ajoute un
sens péjoratif afin de disqualifier les militants susceptibles d'amener au
succès un mouvement de revendication. Elle emploie ce terme également afin de
cacher au prolétariat son véritable degré d'évolution. Elle lui dit : « bien
sûr, tu réclames, tu protestes, tu te révoltes, mais tu n'en es pas moins un
pauvre troupeau absolument incapable de te guider toi-même ; il te faut un
chef, un meneur !... » Aujourd'hui encore, même quand il n'y a pas de meneur,
même quand le mouvement est spontané, le peuple en vient néanmoins à croire
qu'en effet, si tel et tel camarade n'étaient pas là, agissant comme chefs,
comme meneurs, il eût été incapable d'action. Cette conviction entrée en lui, si
on arrête « les meneurs », si on les emprisonne, l'ouvrier perd confiance en sa
propre capacité, se décourage et cesse la lutte. Les partis politiques dits de
gauche, et même les syndicats à tendances politiques, ont aussi besoin du
meneur. Cet être hybride et sans conviction profonde, prêt à toutes les
besognes, aux meilleures et aux pires, à la fois chef et valet, se hisse, à la
force d'un coup de gueule, aux bonnes places pour manœuvrer le prolétariat dans
un but personnel ou pour le service d'un parti. Le meneur est l'affirmation
permanente de l'inconscience du peuple, de sa faiblesse et de son abandon.
Autre chose est, par contre, le militant qui agit vigoureusement et
intelligemment (seul ou dans le sein d'un mouvement quelconque) n'étant rien,
ne voulant rien être qu'un homme libre qui sait ce qu'il veut, le veut bien, et
essaie d'entraîner ses compagnons et non de se substituer à eux, de les
mener... Le premier suppose un troupeau. Le second affirme des individus. ‒
A. LAPEYRE
MENDIER (latin mendicare) encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure
v. n. : demander l'aumône. v.
a. : demander comme une aumône, mendier son pain. Par extension : rechercher
avec bassesse : mendier des approbations, des protections. Action du gueux, de
l'indigent, qui demande l'aumône, action du mendiant. Cette action, ou
mendicité, est réglementée par des lois. Autrefois, la mendicité était tolérée.
Il y avait même à Paris un quartier obscur, composé de rues étroites,
tortueuses, sales, dont les maisons, mal bâties et d'apparence sordide,
servaient de repaire à toute une armée de mendiants. Ce quartier s'appelait la
Cour des Miracles. On l'avait ainsi nommé, parce que les pauvres qu'on voyait
pendant le jour aux portes des églises, sur les places publiques ou dans les
rues sollicitant la charité des passants, tous estropiés, mutilés ou couverts
d'ulcères, n'étaient pas plus tôt rentrés dans leurs domiciles, que, jetant
leurs béquilles, ils se redressaient sur leurs jambes, d'où, par suite du même
miracle, les ulcères avaient disparu. La police finit par intervenir, et les
mendiants, obligés de se disperser, renoncèrent à leur métier ou allèrent le
continuer ailleurs. Ce quartier a été reconstruit depuis le commencement du
XIXème siècle, et la « cour des miracles » ne présente aujourd'hui plus rien de
son aspect de cette époque. Tous les mendiants, ne furent pas des gueux ;
d'aucuns (et non des moins vils et avides d'aumônes) avaient érigé la mendicité
en théorie de vie sainte ; ils constituèrent des compagnies, des associations
de religieux ne voulant vivre que des aumônes, y réussissant fort bien et,
quoique très nombreux, parvenant à enrichir leurs sociétés : ce furent les
ordres mendiants. Comme d'autres gagnaient le ciel à conserver saintement leur
crasse, ils le voulaient gagner en ne travaillant pas et en s'abaissant toute
leur existence. Voici ce qu'en dit le dictionnaire Lachâtre : « Ordres
mendiants : On comprend sous cette dénomination générale, non seulement les
instituts religieux et monastiques qui reconnaissent saint François d'Assise
pour fondateur, mais encore beaucoup d'ordres qui, nés à peu près vers la même
époque, faisaient également vœu de pauvreté et ne vivaient que du fruit des
aumônes qu'ils obtenaient des fidèles. Voici le dénombrement des institutions
qui se glorifiaient de ce surnom : 1° les frères mineurs ou franciscains ; 2°
le second ordre ou les clarisses instituées par sainte Claire, en l'année 1212
; 3° le tiers-ordre ou les tertiaires, à qui le même fondateur donna une règle
en 1221 ; 4° les capucins, l'un des ordres les plus nombreux de l'Église ; 5°
les minimes, fondés par François de Paule ; 6° les frères prêcheurs ou
dominicains, établis vers 1216, sous les auspices et la conduite de saint
Dominique de Guzman : les religieux de cet ordre furent appelés Jacobins en
France ; 7° les carmes, venus de la terre sainte en Occident, pendant le
XIIIème siècle ; 8° les ermites de saint Augustin, dont l'institut fut mis au
nombre des ordres mendiants par le pape Pie IV, en 1567 ; 9° les servites ou
ermites de saint Paul, les hiérolymites, les cellites, etc. ; 10° enfin l'ordre
du Sauveur et celui de la pénitence de la Madeleine. Tous ces instituts, qui
avaient eux[1]mêmes
des rejetons et des subdivisions, formaient ce qu'on appelait les quatre ordres
mendiants dont les noms suivent par ordre de préséance : les franciscains, les
dominicains, les carmes et les augustins ». Et ces gens-là vivaient à l'aise,
si l'on en croit le dicton populaire (« gras comme un moine ») et amassaient
des sommes considérables, tant il est vrai que la bêtise humaine est vraiment
apte à donner une idée de l'infini. Qu'on en juge : Parlant des capucins le
Larousse déclare : « Établis en France en 1573, ils y possédaient 400 maisons
en 1790, lorsqu'ils furent supprimés ». Ce n'est déjà pas si mal, mais à propos
de ces mêmes « capucins » dans un ouvrage publié en 1793, par G. Carlo Rabelli
: « Mascarades monastiques et religieuses de toutes les nations du globe,
etc... », on peut lire : « Quelqu'un qui n'aimait pas les capucins, disait :
ils sont paresseux, ignorants et sanglés comme des ânes ; barbus, lascifs,
sales et puants comme des boucs ; enfin ce sont les punaises de la chrétienté
». Cet ordre ainsi dégagé de toutes les entraves qui pouvaient nuire à sa
propagation, vit augmenter ses recrues, et put bientôt marcher de pair avec les
congrégations les plus étendues et les plus florissantes ; il a prodigieusement
pullulé ; il est divisé en plus de cinquante provinces et trois custodies, où
l'on compte plus de seize cents couvents, et 25.000 capucins ; non compris les
missionnaires du Brésil, du Congo, de la Barbarie, de la Grèce, de la Syrie, de
l'Égypte et de toutes les autres parties du monde où il y a des capucins
missionnaires ». Actuellement, les ordres religieux, pratiquent tous la
mendicité, en vivent grassement, mais lui donnent un autre nom : ils font des
quêtes. Pour le vulgaire, la mendicité est défendue par la loi et il n'est pas
rare de voir des communes qui s'enorgueillissent d'écriteaux ainsi rédigés et
apposés aux coins des rues : « La mendicité est interdite sur le territoire de
la commune ». Ici, sans doute, nous sommes en pays civilisé : cela se voit,
cela se lit, ici, il n'y a pas de mendiants... Est-ce à dire qu'il n'y a pas de
miséreux, pas de pauvres infirmes, de vieillards chenus et sans soutien ? que
non pas ! cela signifie simplement, que le riche, le pourvu, le bien vêtu, le
ventre plein, n'entend pas être dérangé quand il rumine. C'est pour le
misérable, privé du nécessaire que ces lois sont faites et leurs injonctions
sont formelles et le gendarme est sans pitié : Un décret du 7 juillet 1808, en
déclarant que la mendicité était interdite dans toute la France, avait prescrit
dans chaque département la création de « dépôts de mendicité », où devaient
être conduits les mendiants n'ayant aucun moyen d'existence. Ce que sont ces
dépôts de mendicité ? Des prisons ! Aussi les miséreux poussés à tendre la
main, les craignent-ils plus que la faim, le froid, la prison ordinaire et même
la mort solitaire dans quelque coin de bois. Le législateur ne pouvait ignorer
ce qui allait nécessairement se produire et il a édicté les peines suivantes :
(Art. 474 du code pénal) : « Tout individu qu'on a surpris mendiant est
justiciable de la police correctionnelle. Si, dans le lieu où il a été arrêté,
il existe un dépôt de mendicité, il peut être puni d'un emprisonnement de trois
à six mois, et, après l'expiration de la peine, il doit être conduit au dépôt ;
s'il n'y a pas d'établissement de ce genre, et si le mendiant est valide,
l'emprisonnement ne sera que de un à trois mois. Si le mendiant a été arrêté
hors du canton de sa résidence, l'emprisonnement sera de six mois au moins et
de deux ans au plus. Si un mendiant use de menaces, ou s'il s'introduit sans
l'aveu du propriétaire dans une maison d'habitation ou dans un enclos qui en
dépende ; s'il a feint des infirmités ou des plaies ; s'il a mendié avec un
autre individu, à moins que ce ne soit un aveugle et son conducteur, un père et
son fils, un mari et sa femme, la peine est la même. Tout mendiant surpris
travesti, porteur d'armes, etc., bien qu'il n'en ait pas fait usage, sera puni
d'un emprisonnement de deux à cinq ans ; si on trouve en sa possession des
objets d'une valeur excédant 100 francs, dont il ne peut justifier l'origine,
il encourt la peine d'emprisonnement de six mois à deux ans. En cas de crime,
le mendiant subit toujours une peine plus forte que l'accusé non mendiant. En
cas de récidive, la peine sera au moins du maximum, et pourra même être portée
au double ». Voilà la « justice » assise sur la pitié ! Ayant ainsi légiféré et
éloigné de sa sensibilité humaine le choquant spectacle du pauvre quémandeur,
le bourgeois délivré songe que « l'ordre règne à Varsovie » et qu'il n'y a plus
de mendiants par les routes, donc plus de pauvres, plus d'affamés, plus rien
que des bien nantis. Il sent alors son cœur s'amollir, une larme lui venir à
l'œil ; rappelant une pitié désormais sans emploi, il rédige un second écriteau
qui susurre ce conseil : « Soyez bons pour les animaux !... » Avec la
mendicité, c'est toute la question sociale qui se pose ; en vain jouera la
charité (V. ce mot), publique et privée, en vain se produiront des dévouements
parfois sublimes, le mode d'appropriation du sol et des instruments de travail
engendre nécessairement le paupérisme moral et matériel. La charité est
impuissante à guérir les plaies purulentes qu'elle constate chaque jour parce
qu'elle ne s'attaque pas aux causes, mais aux effets. Pour un individu qu'elle
secourt, deux autres viennent grossir le bataillon des affamés. La mendicité
est un véritable fléau par la pourriture morale qu'elle provoque ou amplifie.
En effet, l'être qui demande l'aumône, qui mendie, qui tend la main, subit un
abaissement de sa personnalité, toujours plus accentué. Scrupules, fierté
s'émoussent et il tombe à n'être plus qu'un animal quêtant sa pitance. Les
autres sentiments humains se ressentent évidemment de cette chute morale ;
aussi, un anarchiste a-t-il pu dire que si le vol est plus dangereux que la
mendicité il est du moins autrement honorable. Dans les pays où le chômage ne
sévit pas encore comme un fléau, où les méthodes modernes de production
rationalisée ne jettent pas encore à la porte de l'usine l'ouvrier à 45 ans, la
mendicité l'emporte considérablement sur le vol, car tant qu'il peut
travailler, gagner son pain sec, l'ouvrier ne songe pas à prendre ailleurs ce
qui lui manque, et quand il ne gagne plus sa vie, infirme ou trop vieux, il
manque de volonté, d'énergie, de ressort, pour oser autre chose que mendier.
Dans les pays où la rationalisation industrielle jette sur le pavé des hommes
encore jeunes, susceptibles de vouloir et d'oser, le vol l'emporte de beaucoup
sur la mendicité. L'homme qui a conservé quelque ressort vital répugne à
demander l'aumône et prétend se procurer ce qu'il considère comme devant lui
appartenir, par des moyens plus dangereux certes, mais qui ne sont pas
acceptation passive d'un sort inique et ne le livrent pas, rampant, à la merci
du don. Il semble bien que dans la société actuelle, une partie de l'humanité
doive nécessairement osciller du vol à la mendicité et de la mendicité au vol.
Et il n'y a pas, absolument pas, d'autre remède que celui-ci : le peuple
prenant conscience de son état de mendiant permanent et voleur audacieux,
faisant rendre gorge aux profiteurs de son travail, détruisant l'État, et ne voulant
plus produire que pour lui[1]même.
‒
A. LAPEYRE
MENCHEVISME encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure
n. m. Vers 1900, une
divergence d'idées importante se manifesta au sein du Parti social démocrate
Russe. Une partie de ses membres, se cramponnant au « programme minimum »,
estimait que la révolution russe, imminente, serait une révolution bourgeoise,
assez modérée dans ses résultats. Ces socialistes ne croyaient pas à la
possibilité de passer, d'un bond, de la monarchie féodale au régime socialiste.
Une république démocratique mais bourgeoise, qui ouvrirait les portes à une rapide
évolution capitaliste, telle était leur idée fondamentale. La « révolution
sociale » en Russie était, à leur avis, chose impossible pour l'instant.
Beaucoup de membres du parti avaient une opinion opposée. D'après eux, la
révolution aurait toutes les chances de devenir une « révolution sociale »,
avec ses conséquences logiques. Les autres socialistes renoncèrent au «
programme minimum », ils s'apprêtèrent à la conquête du pouvoir et à la lutte
immédiate et définitive contre le capitalisme. Les leaders du premier courant
furent : Plékhanoff, Martoff et autres. Le grand inspirateur du second fut
Lénine. La scission définitive, irrémédiable, entre les deux camps eut lieu en
1903, au Congrès de Londres. Les social-démocrates de la tendance léniniste se
trouvèrent en majorité. « Majorité » étant en russe bolchinstvo, on appela les
partisans de cette tendance bolcheviki (en français : majoritaires). « Minorité
» étant en russe menchinstro, on dénomma les autres mencheviki (en français :
minoritaires). Et quant aux tendances elles-mêmes, l'une obtint le nom de
bolchevisme (Voir ce mot), l'autre, celui de menchevisme (tendance de la
minorité). Après la victoire des bolcheviki en 1917, Ils déclarèrent le
menchevisme contre-révolutionnaire et l'écrasèrent