(Point de vue du socialisme
rationnel) Ce qui est divisible ce qui tombe sous les sens, ce qui est
susceptible de toute forme et de toute dimension constitue la matière. Toute
chose physique, corporelle ou non, prend le nom de matière. La matière
représente toujours un phénomène et se rapporte à l'ordre physique, à l'ordre
naturel. Au figuré, le sujet d'un écrit, d'un discours, d'une thèse, enfin une
cause, un prétexte sont autant de matières à discuter. À côté des
considérations qui précèdent, il est un point à développer relatif à la matière
qui se rattache tout particulièrement à la vie sociale, à la vie de l'humanité.
Alors même qu'elle nous apparaît comme inerte la matière est essentiellement
mobile. Le mouvement est la caractéristique de la matière devenant force
modificatrice. Dès lors partout où il y a matière il y a force. Disons mieux :
la matière est le mouvement même, le changement, la modification sans
distinction possible de bien ou de mal,
et conséquemment sans direction réelle possible vers l'un ou vers l'autre. Ce
mouvement, ce changement, cette modification, n'est perçu réellement que par
l'homme qui, sous l'impulsion de la force, jointe à la sensibilité exclusive à
l'humanité, perçoit le sentiment de son existence, s'intéresse à ce qui
l'environne et s'oriente en vue d'utilisation pratique des faits, non seulement
pour le présent, mais aussi pour l'avenir. À notre époque, outrancièrement
matérialiste et despotique, certains se demandent si la matière et d'autres
êtres ne pensent pas au même titre que l'homme, en se basant sur certains
mouvements, sur certains gestes qui paraissent plaider en ce sens pour l'emploi
de la force dans la vie sociale. Ignorant l'impasse où ces personnes
aboutissent par une acceptation trop rigoureuse de la thèse matérialiste, elles
en arrivent, tout en attribuant la pensée relative à tous les êtres, à
l'admettre en puissance dans la matière générale, d'où elle sort mécaniquement
au moment opportun pour se métamorphoser en pensée réelle que la volonté
dirige. Pour être en accord avec la loi d'évolution, appliquée à la vie sociale,
on attribuera à la matière une sensibilité métaphysique comme le fait M. J. de
Gaultier, représentant pour l'homme ‒ comme pour les autres êtres et à un degré
moindre ‒ une réalité ‒ illusoire ‒ supposée suffisante, qui a la propriété
singulière de s'éloigner du but, à mesure qu'on approche pour l'atteindre.
L'œuvre de servage économique qui s'édifie sous le pavillon de l'évolution
reçoit ainsi une consécration... d'apparence... scientifique. La matière peut
paraître penser, apparaître comme pensante à ceux qui observent
superficiellement, qui prennent pour critérium de leur raisonnement l'analogie.
On est matérialiste ou on ne l'est pas, et, quand on l'est, on raisonne ainsi,
ne pouvant raisonner autrement. Il n'est pas douteux que l'homme, comme les autres
êtres est matière, mais est-il exclusivement matière ? Telle est la question
majeure. Du fait d'être matière, rien ne s'oppose à ce qu'il perçoive
réellement le sentiment de son existence, alors que les autres êtres n'en ont
qu'un sentiment instinctif et illusoire. Nul ne peut nier que l'homme perçoit
dans le temps, qu'il se rend compte qu'il existe, qu'il vit, non, seulement en
vue du présent mais de l'avenir. Il sent, en réalité et non en apparence, il
jouit et souffre, connue il s'efforce d'éloigner la souffrance pour se
rapprocher de la jouissance. Tout cela prouve qu'il pense et raisonne d'une
manière plus qu'illusoire, plus qu'automatique : c'est-à-dire réellement. Si
nous observons, si nous analysons l'ordre de la matière, l'ordre physique, nous
verrons que tout y est fatal, en quelque sorte nécessaire, et que dans cet
ordre il n'y a pas de choix. Il est ce qu'il est, sans plus. Du reste, comment
pourrait-il y avoir liberté, là où il ne peut y avoir que fatalité,
intelligence réelle, là où il n'y a que mouvements ? Théorie et pratique
aboutissent logiquement à reconnaître l'impossibilité de faire naître la
liberté de la fatalité, aussi bien que la qualité de la quantité. Ainsi, de la
question de la matière sort la question de la liberté et de l'indépendance. Ces
facultés appartiennent à l'ordre moral et non à l'ordre physique, et comportent
une coordination de faits en vue d'une amélioration générale. Le sentiment que
nous avons en chacun de nous de la matière, du mouvement qui nous modifie, du
phénomène qui nous intéresse, nous prouve, par la coordination de la pensée et
de l'action, que nous sommes sensibles réellement et non illusoirement. Un
fait, pour si intéressant qu'il puisse être, n'a aucune valeur par lui-même ;
il ne vaut que par l'utilité, ou la nécessité, dont l'homme ressent le besoin
et en fait usage. Les valeurs sont toutes déterminées par le besoin que l'homme
ressent ; elles appartiennent au monde social ; à l'ordre rationnel et non à
l'ordre naturel. Réfléchissons que si l'homme est tout matière, comme celle-ci
est tous les autres êtres et corps, notre vie apparaît comme une série de
modifications sans spontanéité, sans réalité, sans volonté, qu'elle subit tout
mouvement sans en avoir conscience et sans s'y intéresser réellement. L'homme
agirait comme une girouette tourne, c'est-à-dire qu'il fonctionnerait tout
simplement. « Pour qu'il y ait ordre de volonté, ordre moral, dit Colins, pour
qu'on puisse admettre la liberté de l'action véritable, et par suite des droits
et des devoirs, il faut qu'il y ait autre chose que du matériel ; il faut qu'il
y ait de l'immatériel. Cet immatériel doit être non seulement cru, mais prouvé
et prouvé incontestablement ». Si cette preuve ne peut s'établir, rien ne serait
plus facile que de mettre au-dessus de toute contestation qu'il n'y a point de
droit, pas de devoir, et de ce fait, pas de justice. En pareil cas, la force
fait le droit, et mieux, elle est le seul droit possible. Que le mal triomphe
du bien, que le juste mais faible soit écrasé par le fort, rien qui ne cadre
pas avec la loi d'évolution physique. C'est bien, du reste, sous cette
influence, sous cette direction, si on peut dire, que les diverses sociétés se
sont constituées empiriquement à travers les âges. La société actuelle n'est
que la continuation des sociétés précédentes sous une autre forme. La force,
qui est l'essence de la matière, qui lui est inhérente, contribue à expliquer,
par le raisonnement qui est l'essence de l'Humanité, l'apparition successive
sur la terre des êtres inorganisés et organisés ; elle explique enfin
l'apparition du globe terrestre. Cependant, malgré sa puissance naturelle, la
force ne règne que par à-coup et, sous divers signes, l'intelligence, qui n'est
que la raison, la ronge constamment. Elle finira par la miner et la renverser
en faisant d'elle sa servante, son aide et non sa directrice, parce que la vie
des sociétés est à ce prix. La force, la matière doit, socialement, servir
l'Individu et non l'asservir si nous voulons que la liberté ne soit pas un
mythe. La liberté est d'une essence autre que celle de la force. Le pouvoir
d'agir ou de ne pas agir constitue la liberté psychologique. En définitive,
quand elle se manifeste comme cause la Matière est force ; comme effet elle est
mouvement ; comme objet elle est modification. Le but de conservation et
d'amélioration que certains déterministes avaient découvert dans la matière,
n'a rien de réel, de conscient. Il y a illusion et confusion de l'apparence
avec la réalité. Un fait est ce qu'il est et n'a pas à le savoir ; c'est au
raisonnement à le déterminer. Qu'un fait soit le contraire de ce qu'il est, la
nature, la matière n'en sera pas affectée pour cela ; le monde social peut
l'être et l'est fort souvent. La différence est due à la liberté psychologique.
Du moment que la matière a pour propriété le changement, la modification, il
apparaît que la constance, la conservation, le repos sont la négation de la
matière. Ces constatations nous amènent à comprendre qu'il faut situer les
moyens de rénovation et de réalisation sociale équitable en dehors de la
matière et du matérialisme déterministe. C'est ainsi que l'idée généralement
admise, qu'on se fait de la matière conduit la Société à la domination de la
force et de l'arbitraire et non à celle de la raison et de la justice qui sont
nécessaires à la vie sociale et à la manifestation de la liberté. ‒
Élie SOUBEYRAN
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