dimanche 21 novembre 2021

MATIÈRE encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 


(Point de vue du socialisme rationnel) Ce qui est divisible ce qui tombe sous les sens, ce qui est susceptible de toute forme et de toute dimension constitue la matière. Toute chose physique, corporelle ou non, prend le nom de matière. La matière représente toujours un phénomène et se rapporte à l'ordre physique, à l'ordre naturel. Au figuré, le sujet d'un écrit, d'un discours, d'une thèse, enfin une cause, un prétexte sont autant de matières à discuter. À côté des considérations qui précèdent, il est un point à développer relatif à la matière qui se rattache tout particulièrement à la vie sociale, à la vie de l'humanité. Alors même qu'elle nous apparaît comme inerte la matière est essentiellement mobile. Le mouvement est la caractéristique de la matière devenant force modificatrice. Dès lors partout où il y a matière il y a force. Disons mieux : la matière est le mouvement même, le changement, la modification sans distinction  possible de bien ou de mal, et conséquemment sans direction réelle possible vers l'un ou vers l'autre. Ce mouvement, ce changement, cette modification, n'est perçu réellement que par l'homme qui, sous l'impulsion de la force, jointe à la sensibilité exclusive à l'humanité, perçoit le sentiment de son existence, s'intéresse à ce qui l'environne et s'oriente en vue d'utilisation pratique des faits, non seulement pour le présent, mais aussi pour l'avenir. À notre époque, outrancièrement matérialiste et despotique, certains se demandent si la matière et d'autres êtres ne pensent pas au même titre que l'homme, en se basant sur certains mouvements, sur certains gestes qui paraissent plaider en ce sens pour l'emploi de la force dans la vie sociale. Ignorant l'impasse où ces personnes aboutissent par une acceptation trop rigoureuse de la thèse matérialiste, elles en arrivent, tout en attribuant la pensée relative à tous les êtres, à l'admettre en puissance dans la matière générale, d'où elle sort mécaniquement au moment opportun pour se métamorphoser en pensée réelle que la volonté dirige. Pour être en accord avec la loi d'évolution, appliquée à la vie sociale, on attribuera à la matière une sensibilité métaphysique comme le fait M. J. de Gaultier, représentant pour l'homme ‒ comme pour les autres êtres et à un degré moindre ‒ une réalité ‒ illusoire ‒ supposée suffisante, qui a la propriété singulière de s'éloigner du but, à mesure qu'on approche pour l'atteindre. L'œuvre de servage économique qui s'édifie sous le pavillon de l'évolution reçoit ainsi une consécration... d'apparence... scientifique. La matière peut paraître penser, apparaître comme pensante à ceux qui observent superficiellement, qui prennent pour critérium de leur raisonnement l'analogie. On est matérialiste ou on ne l'est pas, et, quand on l'est, on raisonne ainsi, ne pouvant raisonner autrement. Il n'est pas douteux que l'homme, comme les autres êtres est matière, mais est-il exclusivement matière ? Telle est la question majeure. Du fait d'être matière, rien ne s'oppose à ce qu'il perçoive réellement le sentiment de son existence, alors que les autres êtres n'en ont qu'un sentiment instinctif et illusoire. Nul ne peut nier que l'homme perçoit dans le temps, qu'il se rend compte qu'il existe, qu'il vit, non, seulement en vue du présent mais de l'avenir. Il sent, en réalité et non en apparence, il jouit et souffre, connue il s'efforce d'éloigner la souffrance pour se rapprocher de la jouissance. Tout cela prouve qu'il pense et raisonne d'une manière plus qu'illusoire, plus qu'automatique : c'est-à-dire réellement. Si nous observons, si nous analysons l'ordre de la matière, l'ordre physique, nous verrons que tout y est fatal, en quelque sorte nécessaire, et que dans cet ordre il n'y a pas de choix. Il est ce qu'il est, sans plus. Du reste, comment pourrait-il y avoir liberté, là où il ne peut y avoir que fatalité, intelligence réelle, là où il n'y a que mouvements ? Théorie et pratique aboutissent logiquement à reconnaître l'impossibilité de faire naître la liberté de la fatalité, aussi bien que la qualité de la quantité. Ainsi, de la question de la matière sort la question de la liberté et de l'indépendance. Ces facultés appartiennent à l'ordre moral et non à l'ordre physique, et comportent une coordination de faits en vue d'une amélioration générale. Le sentiment que nous avons en chacun de nous de la matière, du mouvement qui nous modifie, du phénomène qui nous intéresse, nous prouve, par la coordination de la pensée et de l'action, que nous sommes sensibles réellement et non illusoirement. Un fait, pour si intéressant qu'il puisse être, n'a aucune valeur par lui-même ; il ne vaut que par l'utilité, ou la nécessité, dont l'homme ressent le besoin et en fait usage. Les valeurs sont toutes déterminées par le besoin que l'homme ressent ; elles appartiennent au monde social ; à l'ordre rationnel et non à l'ordre naturel. Réfléchissons que si l'homme est tout matière, comme celle-ci est tous les autres êtres et corps, notre vie apparaît comme une série de modifications sans spontanéité, sans réalité, sans volonté, qu'elle subit tout mouvement sans en avoir conscience et sans s'y intéresser réellement. L'homme agirait comme une girouette tourne, c'est-à-dire qu'il fonctionnerait tout simplement. « Pour qu'il y ait ordre de volonté, ordre moral, dit Colins, pour qu'on puisse admettre la liberté de l'action véritable, et par suite des droits et des devoirs, il faut qu'il y ait autre chose que du matériel ; il faut qu'il y ait de l'immatériel. Cet immatériel doit être non seulement cru, mais prouvé et prouvé incontestablement ». Si cette preuve ne peut s'établir, rien ne serait plus facile que de mettre au-dessus de toute contestation qu'il n'y a point de droit, pas de devoir, et de ce fait, pas de justice. En pareil cas, la force fait le droit, et mieux, elle est le seul droit possible. Que le mal triomphe du bien, que le juste mais faible soit écrasé par le fort, rien qui ne cadre pas avec la loi d'évolution physique. C'est bien, du reste, sous cette influence, sous cette direction, si on peut dire, que les diverses sociétés se sont constituées empiriquement à travers les âges. La société actuelle n'est que la continuation des sociétés précédentes sous une autre forme. La force, qui est l'essence de la matière, qui lui est inhérente, contribue à expliquer, par le raisonnement qui est l'essence de l'Humanité, l'apparition successive sur la terre des êtres inorganisés et organisés ; elle explique enfin l'apparition du globe terrestre. Cependant, malgré sa puissance naturelle, la force ne règne que par à-coup et, sous divers signes, l'intelligence, qui n'est que la raison, la ronge constamment. Elle finira par la miner et la renverser en faisant d'elle sa servante, son aide et non sa directrice, parce que la vie des sociétés est à ce prix. La force, la matière doit, socialement, servir l'Individu et non l'asservir si nous voulons que la liberté ne soit pas un mythe. La liberté est d'une essence autre que celle de la force. Le pouvoir d'agir ou de ne pas agir constitue la liberté psychologique. En définitive, quand elle se manifeste comme cause la Matière est force ; comme effet elle est mouvement ; comme objet elle est modification. Le but de conservation et d'amélioration que certains déterministes avaient découvert dans la matière, n'a rien de réel, de conscient. Il y a illusion et confusion de l'apparence avec la réalité. Un fait est ce qu'il est et n'a pas à le savoir ; c'est au raisonnement à le déterminer. Qu'un fait soit le contraire de ce qu'il est, la nature, la matière n'en sera pas affectée pour cela ; le monde social peut l'être et l'est fort souvent. La différence est due à la liberté psychologique. Du moment que la matière a pour propriété le changement, la modification, il apparaît que la constance, la conservation, le repos sont la négation de la matière. Ces constatations nous amènent à comprendre qu'il faut situer les moyens de rénovation et de réalisation sociale équitable en dehors de la matière et du matérialisme déterministe. C'est ainsi que l'idée généralement admise, qu'on se fait de la matière conduit la Société à la domination de la force et de l'arbitraire et non à celle de la raison et de la justice qui sont nécessaires à la vie sociale et à la manifestation de la liberté. ‒

Élie SOUBEYRAN

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