Lignes N° 66 : Littérature : quelle est la question?
Lignes est une collection dirigée par Michel Surya
"En littérature, la limite est celle de la langue donnée, de sa communication "médiatique", où la dépense apporte la déceptivité destructrice: de la signification ou de la figuration reconnue, de la narration repérable, de la temporalité plus ou moins linéaire. Mais, déceptivité créatrice, excès à la limite, répétons-le, cette dépense ne se fait que la mise en jeu des sens ou des figures ( chez Kafka pour K, l'attente déshumanisante que ne comble aucune métamorphose animale, les condensations multilingues de Joyce où se perd la langue naturelle dans l'éveil chaotique), dans les circonvolutions ou les cassures de la narration ( les façonnements transfigurant de la mémoire chez Proust, les pertes du temps existentiel, de sa qualité, dans le [non-] temps historique chez Musil...), dans les rythmes de la phrase ( les rejets syntaxiques mallarméens jusqu'à l'éclatement calculé de la page et de l'écrit dans le heurt du hasard, les murmures acharnés de l'innommable dernier beau jour de Beckett, les halètements dévoilant/dé-voilant la guerre de Guyotat...) . On comprend que la ressource de ces dépenses mobilise toujours le faire des langues: le poétique. Si la pratique de la littérature apparait, de façon aussi active que fictionnelle, poétique dans la mise à l'épreuve du fictif, c'est parce que dans la poésie, dans l'excès à la limite de son écriture, la langue devient...Quoi? des langues de corps humains, du rien de leur égaliberté qui s'en élangue. Car, de cette façon, les langues s'incorporent, rendent réelles des potentialités du corps parlant en déçà de ses marques parce que plastiquant la jouissance, contrant la mort, cherchant le recommencement perpétuel, différant sans savoir (de) quoi...Il ne s'agit plus d'une fonction, mais d'une mise en jeu de puissances latentes de tout langage dans l'impuissance de ses limites porteuses de corps déterminé, miné et terminé, il s'agit d'une dépense des restrictions économiques de la communication où se tapit tout pouvoir...Trouée d'égales libérations intensives pour chacun qui saute hors de ses usages naturels et cultivés, déjà dans le geste " ouvrier" d'arrêt du travail ou dans la sensualité arrachée à la socialité des corps ou dans l'ivresse en dépit du bon sens sanitaire ou dans l'imprévisible invention en marge des programmations ou dans la méditation et l'action silencieuses d'une rage de ne pas s'avouer vaincu..."
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