Des plumes plus compétentes que la mienne consacreront sans doute au matérialisme philosophique et à son histoire des pages remplies d’érudition. Elles décriront le duel entre le matérialisme et le spiritualisme, avoué ou camouflé, duel toujours en cours ; elles exposeront les thèses diverses des partisans de l’unité de la matière, elles raconteront l’histoire de l’évolution du matérialisme ; elles examineront son influence sur l’art, la littérature, la sociologie. Je me contenterai d’envisager le matérialisme au point de vue particulier de notre individualisme anarchiste, autrement dit d’un individualisme qui s’insoucie complètement des restrictions et des constrictions d’ordre archiste, cet archisme fût[1]il religieux ou civil. Qui dit individu dit réalité. Parler de matérialisme, d’autre part et pour nous, est synonyme de parler de réel. Rien ne nous intéresse en dehors du réel, du sensible, du tangible individuellement, voilà notre matérialisme. La réalité, c’est la vie. Nous rendre la vie, notre vie individuelle, la plus agréable, la plus plaisante qui soit ; fuir la souffrance, les soucis, les désagréments ; faire des années de notre vie une succession de jouissances, de voluptés ; en désirer autant pour nos amis, nos camarades, tous ceux qui en veulent autant pour nous, voilà l’aspiration que nous prenons à tâche de convertir en réalité. Nous nous insoucions de l’immortalité de l’âme, de l’existence de Dieu, de l’au-delà, bon ou mauvais. Ces hypothèses ne nous sont d’aucune utilité dans nos recherches de plus de bonheur, notre course au plaisir. La spéculation métaphysique ne nous apparaît que comme un amusement ou une distraction et le monde moral comme un domaine fantomatique. La seule réalité, c’est que la satisfaction de nos désirs nous procure de la joie, leur irréalisation nous aigrit, à moins qu’elle ne nous enlève notre énergie. Nous nous sentons nés, faits, confectionnés si l’on veut, pour profiter, bénéficier des bonnes choses que peut nous procurer la nature ambiante, pour en épuiser le contenu, le vider jusqu’à l’ultime possibilité de sensation. De par notre effort ? Soit ! Mais nous voulons que notre effort serve à nous rendre le réel, l’existence, notre existence plaisante et agréable à vivre. S’il fait froid, que notre effort serve à nous vêtir chaudement ou à substituer de la chaleur artificielle à la chaleur naturelle ; si c’est la nuit qui règne, que notre effort serve à remplacer l’absente clarté du soleil par un procédé lumineux ; s’il pleut, que notre effort serve à nous créer un abri contre l’onde que laissent échapper les nuages se dissolvant. Et ainsi de suite. Notre individualisme est un individualisme de réalité. Notre matérialisme fait de nous des amants de la joie de vivre. Notre individualisme n’est pas un individualisme de cimetière, un individualisme de tristesse et d’ombre ; notre individualisme est créateur de joie - en nous et hors nous. Nous voulons trouver de la joie partout où faire se peut - c’est-à-dire en rapport avec notre puissance de chercheurs, de découvreurs, de réalisateurs ; et nous voulons en créer partout où il nous est possible, c’est-à-dire partout où nous constatons l’absence de préjugés et de conventions relatifs au « bien » ou « mal ». Nous évoluons sous le signe de la joie de vivre. Et c’est à cela que nous reconnaissons que nous nous portons bien : quand nous voulons donner et recevoir de la joie et de la jouissance, fuir pour nous[1]mêmes et épargner à ceux qui nous rendent la réciproque les larmes et la souffrance. Quand ce n’est pas le printemps qui chante en notre for intérieur ; lorsqu’au fond, tout au fond de notre être intérieur, il n’y a ni fleurs, ni fruits, ni aspirations voluptueuses, c’est que cela va mal et qu’il est temps de songer, j’en ai peur, à l’embarquement pour l’obscure contrée dont nul n’est jamais revenu. Ce n’est pas une question d’année en plus ou en moins. Comme ceux de l’Olympe, nos « dieux » sont éternellement beaux et jeunes éternellement. N’importe que l’automne touche à sa fin et que nous ignorions si demain, nous verrons se lever l’aube pour la dernière fois : l’essentiel est qu’aujourd’hui encore, nous nous sentions aptes à revendiquer la joie de vivre. Il y a le matérialisme individualiste de ceux qui veulent se créer de la joie en dominant, en administrant, en exploitant leurs semblables, en recourant à la puissance sociale dont ils sont détenteurs - gouvernementale, monétaire, monopolisatrice. C’est l’individualisme des bourgeois. Il n’a rien de commun avec le nôtre. Nous voulons, nous autres, un individualisme qui rayonne de la joie et de la bienveillance, comme un foyer de la chaleur. Nous voulons un individualisme ensoleillé, même au cœur de l’hiver. Un individualisme de bacchante échevelée et en délire, qui s’étende et s’épande et déborde, sans prêtres et sans surveillants, sans frontières et sans rivages ; qui ne veut pas peiner et porter de fardeaux, mais qui ne veut pas accabler autrui ni lui imposer de charges ; un individualisme qui ne se sent pas humilié quand il est appelé à guérir les blessures qu’il peut avoir étourdiment infligées en route. Qu’est-ce donc que l’individualisme des « faiseurs de souffrance », de ceux qui font faux-bond aux espoirs qu’ils ont suscités (je ne parle pas de ceux chez lesquels causer de la souffrance et s’en réjouir est une obsession maladive, un état pathologique), sinon une pitoyable doctrine à l’usage de pauvres êtres qui hésitent et vacillent, qui redoutent de se donner, tant leur santé intérieure laisse à désirer ? Ils sont ceux qui « reprennent » ce qu’ils donnent, ceux qui voudraient la rivière sans méandres, la montagne sans escarpements, le glacier sans crevasses, l’Océan sans tempêtes. Leur individualisme refuse la bataille parce qu’il y aurait un effort a faire. Ah ! le piètre matérialisme individualiste ! Pour vivre un tel individualisme qui veut rayonner, porter, créer l’amour de la joie de vivre, il faut jouir d’une bonne santé, d’une riche, d’une robuste constitution interne. Tout le monde n’est pas apte, par exemple, à assouvir les appétits de la sensibilité qu’on a déclenchée chez autrui. Et cette santé-là ne dépend pas d’un régime thérapeutique, n’est pas œuvre d’imagination, ne s’acquiert pas dans les manuels. Pour la posséder, il faut avoir été forgé et reforgé sur l’enclume de la variété et de la diversité expérimentale ; avoir été trempé et retrempé dans le torrent des actions et réactions de l’enthousiasme pour la vie. Il faut avoir aimé la joie de vivre jusqu à préférer disparaître plutôt que d’y renoncer. Telles sont les lignes de développement de notre matérialisme individualiste. E. ARMAND. MATÉRIALISME HISTORIQUE D’autres collaborateurs traitent à fond le « matérialisme historique » dans les colonnes de cette Encyclopédie (voirMarxisme). Pour ma part, je me bornerai à soumettre au lecteur quelques observations et réflexions d’ordre personnel J’espère que ces quelques notes, tout en étant rapides et brèves, alimenteront un peu sa pensée et l’aideront à situer son opinion. 1. MATÉRIALISME ou ÉCONOMISME ? Tout d’abord, l’expressionmatérialisme historique prête à une confusion fâcheuse qu’il faudrait éliminer une fois pour toutes. D’une part, on peut comprendre ce terme dans un sens vaste, général. Dans ce cas, il signifierait ceci : les forces motrices qui se trouvent à la base de l’évolution historique des sociétés humaines, ne sont nullement mystiques ou spirituelles (Dieu, idées, volonté, etc...), mais purement et simplement matérielles (cosmique, géographiques,biologiques, physiques, chimiques, etc...). Une telle interprétation de la formule du matérialisme historique rallierait certainement les suffrages de l’écrasante majorité des anarchistes. Et ce fut précisément Kropotkine qui, en tant que naturaliste, établit et précisa cette thèse. Ce fut lui qui préconisa l’application des méthodes naturalistes à l’étude des phénomènes sociaux. Ce fut encore lui qui plaça l’élément biologique à la base de l’évolution de l’homme et de la société humaine. (A l’époque de K. Marx, la biologie, comme science, était encore à l’état rudimentaire). D’autre part, on peut entendre par « matérialisme historique » ce que Marx et ses disciples désignèrent ainsi, et notamment la thèse que voici : c’est la structure économique de la société (mode et rapports de production, lutte de classes) qui forme la base et les « forces motrices » de l’évolution humaine. Une chose est facile à constater : cette idée est beaucoup plus étroite que le terme en question par lequel on voudrait la désigner. Il serait plus exact, plus « scientifique », de présenter cette théorie non pas sous le nom de « matérialisme historique », mais sous celui d’économisme historique. (C’est ainsi que je la désignerai plus loin). De cette façon, toute confusion deviendrait impossible, et la discussion y gagnerait en clarté et en précision. 2. MONISME ou PLURALISME ? La théorie marxiste de l’économisme historique mène naturellement à la discussion, même entre les partisans de la conception matérialiste de l’histoire. Car, loin de se confondre avec le matérialisme historique, elle ne découle même pas nécessairement de ce dernier. (C’est là que la confusion devient grave). En effet, il n’est nullement prouvé que les bases générales matérielles (biologiques) de l’évolution humaine signifient précisémentl’économie comme facteur fondamental de cette évolution. Ce n’est pas tout. Comme on sait, la théorie de l’économisme historique est une conception monistique : elle affirme que l’économie est l’unique facteur fondamental de l’évolution humaine. Or, ce monisme historique n’est pas prouvé non plus. Au contraire, l’idée même du mouvement continuel, si chère aux marxistes avec leur « dialectique », nous mène, avec beaucoup plus de logique et de « scientifisme », à la conception pluraliste de l’histoire humaine. Personnellement, je conçois les forces motrices de cette histoire comme suit : II n’y a pas de « facteur fondamental » parmi les forces immédiates en action. L’histoire humaine est un champ d’activité denombreux facteurs différents, s’entre-croisant, s’entre-choquant, changeant constamment d’intensité et d’influence, bref - se trouvant en mouvement perpétuel, comme la vie elle-même. A chaque moment historique donné, c’est la résultante de ces multiples forces et facteurs qui joue un rôle prépondérant. Cette résultante se déplace constamment, elle se trouve aussi en mouvement continuel. Elle passe à proximité tantôt de tel, tantôt de tel autre facteur. De nombreux exemples historiques pourraient appuyer cette thèse au besoin. 3. MATÉRIALISME ou IDÉALISME ? En admettant que la base de l’évolution humaine soit d’ordre matériel (surtoutbiologique), quel serait le rôle des facteurs « idéologiques » (ou psychologiques) ? S’agirait-il d’un rôle secondaire, subordonné, d’une « superstructure », d’après la terminologie de l’économisme historique ? Ce problème mériterait une étude à part. Ici, je ne puis qu’exprimer succinctement mon opinion. La voici. Fixons, d’abord, ce que nous entendons par « facteur idéologique ». Habituellement, on entend par là les idées, la conscience, la volonté, la morale... On oppose ces éléments à ceux d’ordre « matériel », et l’on affirme que ces derniers jouent un rôle plus important, plus fondamental que les premiers. Pour moi, il ne s’agit pas des « idées », de la « conscience », de la « volonté », de la « morale », etc... Il s’agit d’une faculté spécifique primordiale, propre à l’homme, faculté qui finit par le séparer nettement des autres espèces du règne animal, et qui explique toute son évolution historique. Cette faculté (qu’il m’est impossible d’analyser ici de plus près) est la force créatrice de l’homme, son énergie psychique spécifique, son esprit chercheur, scrutateur, inventeur. C’est cette force que je compare avec d’autres éléments déterminants, pour savoir à quoi m’en tenir. La conclusion à laquelle j’arrive, est la suivante. Bien entendu, la force créatrice de l’homme est d’origine biologique, donc parfaitement naturelle et « matérielle ». Par conséquent, son existence ne change rien à la base matérielle de l’évolution humaine. Sous ce rapport général, la conception matérialiste de cette évolution est la seule qui peut être admise scientifiquement. Mais d’autre part (surtout lorsqu’il s’agit du processus historique), la faculté créatrice de l’homme, s’affirmant de plus en plus, devient elle-même un facteur extrêmement important, autonome. Elle commence à engendrer de nombreux phénomènes et éléments nouveaux. De plus en plus, elle donne l’impulsion immédiate, directe à tout le processus de l’évolution humaine. Plus cette évolution avance,plus ce facteur psychologique devient puissant. En voici une illustration. Les partisans de l’« économisme historique » nous disent : « Si le mode de production restait immobile, tout l’ordre social, politique et intellectuel serait frappé d’immobilité cadavérique ». Cette supposition devrait prouver que c’est le mode de production qui est le facteur primordial de l’évolution humaine. Mais, pourquoi donc le mode de production lui-même change-t-il ? Il y a donc quelque chose qui lefait changer. Il existe une force qui est plus profonde, plus forte encore que le mode de production lui-même, puisqu’elle le soumet à son influence, le fait changer, le met en mouvement. Autrement, le mode de production lui-même resterait immobile. Cette force est justement la force créatrice de l’homme. Au cours de l’évolution historique, elle s’infiltre de plus en plus dans le processus purement matériel. Ce dernier lui cède du terrain, tous les jours davantage. Lentement, mais sûrement, la force créatrice de l’homme et ses résultats démontrent la tendance à dominer les forces « matérielles », à les soumettre, à s’installer en maîtres absolus. C’est la faculté créatrice de l’homme qui, véritable « force motrice », donne l’élan à son évolution historique. C’est elle qui se trouve à la base de cette évolution. Ses manifestations et son influence immédiates étant insignifiantes au début, elle s’affirme de plus en plus au cours de cette évolution, et tend à devenir son facteur prépondérant. Cette constatations faite, je n’ai plus à choisir entre le « matérialisme » et l’« idéalisme » historiques. Pour moi, « le processus historique » est un mouvement formidable de très nombreux éléments de toute sorte, mouvement qui réalise une vaste synthèse de facteurs purement matériels et psychiques, et où les premiers sont remplacés, peu à peu, par les derniers. Je réunis donc le « matérialisme » et l’« idéalisme » historiques en un immense mouvement général où les éléments et les forces purement matériels, prépondérants au début, cèdent peu à peu par leur influence à celle de la force psychique créatrice de l’homme, avec toutes ses manifestations innombrables. Je soumets au lecteur un petit croquis qui exprime bien ma façon de comprendre le processus historique : (manque) Le côté A y représente les débuts de l’évolution humaine où la faculté créatrice de l’homme, en état potentiel, ne se manifestait presque pas, et où les forces matérielles primaient tout. Le côté Z est celui de l’avenir lointain de cette évolution où l’influence de la force créatrice de l’homme l’emportera sur celle des forces matérielles. La partie noire montre l’importance des facteurs purement matériels, en décroissance progressive. La partie blanche représente le rôle de la force créatrice et conscience de l’homme, en accroissement constant. La flèche indique le mouvement historique de A vers Z. Et la ligne m n désigne, à peu près, l’époque actuelle et l’importance relative des deux sortes de facteurs, telle que je me l’imagine aujourd’hui.
VOLINE.
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