III. — Le malade et son surveillant
Longtemps attendu, Rykov
revint enfin de Géorgie, et fit son rapport à Lénine le 9 décembre 1920. Le
Journal se contente de le signaler sans nous informer du contenu de la
conversation.
Dzeržinskij rentra trois jours
plus tard. Lénine revint de Gorki à Moscou pour s'entretenir avec lui.
Dzeržinskij confirma
l'interprétation que le Secrétariat du Comité Central avait donnée des
événements. Ordžonikidze se voyait blanchi et les « déviationnistes » chargés
de toutes les fautes. Mais cette fois Lénine, dont la vigilance était en éveil,
pressentait la réalité derrière la thèse officielle. Deux faits, que
Dzeržinskij ne pouvait dissimuler, le frappèrent tout particulièrement : la
commission d'enquête avait décidé de révoquer, à Moscou, les dirigeants de
l'ancien Comité Central géorgien, coupables de tous les crimes. Dzeržinskij lui
apprit aussi que, dans un accès de colère, Ordjonikidze s'était laissé aller à
frapper un opposant membre du Parti. Fotieva témoigne que cette conversation
ébranla profondément Lénine. Le récit de Dzeržinskij, déclara-t-il lui-même, «
m'a profondément accablé ». On verra, en effet, en lisant le Journal à quel
point cet incident préoccupa Lénine pendant toute sa maladie.
Dans ce pays, hier encore la
proie de l'incendie et de la violence, n'était-il pas un peu ridicule de faire
tant d'histoires (et Lénine en fera énormément) pour une gifle ? Pour Lénine
les choses étaient plus complexes : l'image d'un dirigeant communiste se
comportant comme un satrape en pays conquis fut pour lui une illumination
soudaine sur la profondeur de la maladie bureaucratique dont il venait de
prendre conscience. Toute l'affaire géorgienne lui apparut soudaine sous un
jour différent et comme révélatrice d'un problème politique plus général. Le 30
décembre il écrivit à propos de l'incident, avec dépit et dégoût : « Si les
choses en sont arrivées là, on peut s'imaginer dans quel marais nous nous
sommes enfoncés. »
La conversation avec
Dzeržinskij eut une influence fatale sur la progression de la maladie de
Lénine. La nuit qui suivit la rencontre dut être agitée ; le matin du 13
décembre deux attaques graves obligèrent le malade à liquider les affaires,
puis à les abandonner définitivement.
Les deux jours consacrés à la
remise des dossiers furent encore assez laborieux. Lénine continue à
correspondre avec ses adjoints au sujet de l'organisation du travail au
Sovnarkom ; il reçoit quelques personnes à l'aide desquelles il espère annuler
la décision du Comité Central concernant le monopole du commerce extérieur ; il
échange des lettres avec Trotski et charge ce dernier de défendre au Comité
Central leur « cause commune » ; finalement il annonce à Staline qu'il a achevé
de régler les affaires courantes et que Trotski, chargé de représenter son
point de vue au plenum du Comité Central, le fera « aussi bien que lui-même ».
Une nouvelle nuit sans sommeil
et, le matin du 16 décembre, une nouvelle attaque (il s'arrange pour dicter une
dernière note à ses adjoints, avant l'arrivée des médecins). Il n'y a
maintenant plus d'espoir qu'il puisse encore participer au prochain Congrès des
Soviets pour lequel il se préparait au cours des semaines précédentes. A partir
de ce moment Lénine ne quittera plus sa petite chambre au Kremlin, vu
l'impossibilité de le transférer à Gorki. Cette circonstance aura d'ailleurs
une grande importance pour le déroulement de ses activités pendant les
quatre-vingts prochains jours, au cours desquels ce grand malade gardera encore
ses capacités intellectuelles.
Les visites lui furent
désormais interdites. Il ne verrait que sa femme Krupskaja, sa sœur Marja
Il'inicna et trois ou quatre de ses secrétaires, sans compter le personnel
médical. Il est interdit à son entourage de lui transmettre des lettres et de
l'informer des affaires d'État courantes, afin « de ne pas lui donner matière à
réfléchir et à se faire du souci »l.
C'est dans ces circonstances
que commença le singulier combat de Lénine pour être informé de ce qui
l'intéressait afin de formuler ses opinions et les faire connaître à qui de
droit. Il ne s'agissait pas ici du caprice d'un malade qui se cramponne à la
vie par un simulacre d'activité : Lénine savait que la mort pouvait l'atteindre
d'un moment à l'autre, au moment où le pays et le Parti demeuraient dans une
situation extrêmement diflkile, sans programme d'action clair. Il sentait qu'il
devait dire au moins l'essentiel, sur les sujets les plus pressants. C'était,
bien sûr, son devoir de chef d'État et de guide d'une révolution sans précédent
dans l'histoire.
Or, ici, une situation ambiguë se crée. Le
malade devait être discipliné, se tenir à l'écart des affaires susceptibles de
le chagriner et de l'irriter, pour favoriser sa guérison. Mais le chef de
l'État devait, de son point de vue, conserver certaines activités parce que,
une mort rapide étant à craindre, l'impossibilité de parachever l'œuvre
politique qui était l'essence de sa vie ne pouvait qu'aggraver son état.
L'ambiguïté de cette situation
s'est encore trouvée accrue du fait que la charge de veiller sur l'isolement de
Lénine et sur l'observation de son régime fut confiée à Staline. Les
prescriptions concernant ce régime étaient données par les médecins, mais cela
en coordination constante avec le surveillant nommé par le Comité Central.
Staline avait le devoir officiel de se tenir au courant de ce qui se passait au
chevet de Lénine. Il avait, de surcroît, des raisons personnelles de s'informer
de ce qui pourrait s'y tramer. Il s'y appliqua avec zèle et avec une attention
vigilante et soupçonneuse. Un incident significatif survenu entre lui et
Krupskaja donne quelques éclaircissements sur la manière dont il s'y prit pour
veiller à la guérison de Lénine. En apprenant, le 22 décembre, par ses
informateurs que Krupskaja avait, la veille, pris en note une lettre, un simple
petit mot que lui avait dicté Lénine, il appela celle-ci par téléphone et la
couvrit, selon le témoignage de Krupskaja elle-même, « d'injures indignes et de
menaces »3. Staline la menaça de poursuites devant la Commission centrale de Contrôle
du Parti pour « infraction » aux prescriptions du régime de Lénine.
Ce fut là un incident sans
précédent dans les relations entre l'un des dirigeants du Parti et la famille
de Lénine. Il n'y avait, évidemment, pas de raison de douter de la dévotion de
Krupskaja au malade et de son aptitude à veiller sur lui. L'intervention de
Staline n'était même pas justifiée formellement : le médecin traitant avait
autorisé Krupskaja à laisser Lénine lui dicter ce mot. Staline pouvait le savoir
facilement ; s'il laissa de côté toute prudence et tout tact, c'est qu'il agit
dans un accès de colère. L'explication est simple : la lettre de Lénine était
adressée à Trotski et le félicitait d'avoir gagné « sans coup férir » à la
session du Comité Central dans le débat consacré au monopole du commerce
extérieur.
Staline savait tout des
relations de plus en plus proches qui s'établissaient depuis peu entre Lénine
et Trotski. Au cours de l'année 1922 ce problème lui avait causé peu
d'inquiétude. Les deux grands, sans s'opposer sur les problèmes de fond,
étaient pourtant engagés dans des escarmouches perpétuelles sur certaines
affaires courantes. Cela n'avait pas empêché Lénine de proposer à Trotski de
devenir son adjoint. Trotski avait refusé et Staline, non sans une satisfaction
malicieuse, s'arrangea pour que le Bureau politique administrât un blâme à
Trotski pour manquement à ses devoirs1. Mais ensuite vint l'entente sur la
question du monopole à propos de laquelle Staline se trouvait dans le camp opposé,
entente confirmée avec force dans la lettre de Lénine du 15 décembre exprimant
son entière confiance en Trotski. Auparavant encore, le 25 novembre, Lénine
avait informé le Bureau politique — nous n'en avons eu connaissance que
récemment — qu'il approuvait les propositions de Trotski sur une question
tactique concernant l'Internationale, mais surtout, dans la deuxième partie de
son message, il avait donné une opinion très flatteuse des thèses de Trotski
sur la NEP.
Lénine tenait à ce que ces
thèses fussent éditées en brochure et largement diffusées. C'était
manifestement un grand hommage rendu aux capacités de Trotski, car il
s'agissait du problème le plus compliqué de la politique soviétique, qui donnait
tant de peines à Lénine lui-même. Il n'est donc pas étonnant que Staline,
sachant mieux que personne que le problème de la succession était posé avec
acuité, ait sursauté en apprenant le nouveau signe de rapprochement de Lénine
et de Trotski. D'autant plus que ce rapprochement devait être accompagné d'une
véritable campagne contre lui, Staline, ce dont il pouvait déjà se douter.
C'est pourquoi il va tout faire pour renforcer encore sa surveillance sur
Lénine. Un autre coup de fil à une proche collaboratrice de Lénine, sa
secrétaire principale Fotieva, sur un ton détaché cette fois, nous en donne un
exemple. Fotieva note le 30 janvier dans le Journal : « [Staline] m'a demandé
si je n'avais pas dit à Vladimir Illitch quelque chose de trop. D'où pouvait-il
donc être informé des affaires courantes ? Par exemple son article sur le
Rabkrin montre qu'il connaît un certain nombre de détails. »
Là encore il s'agissait d'un
sujet — l'Inspection ouvrière et paysanne — dans lequel Staline était visé
personnellement, d'une façon voilée mais nette.
C'est contre une telle
surveillance et contre ces restrictions justifiées formellement, que Lénine eut
à se battre. Un premier incident eut lieu dès le 23 décembre. Au cours de la
nuit un fort accès de maladie secoua Lénine. Il put s'endormir, mais au réveil
il constata un fait grave : il avait à nouveau une partie du corps (la main et
la jambe droites) paralysée. La nouvelle fut immédiatement communiquée au
Bureau politique.
Malgré la commotion provoquée
par la paralysie, Lénine demanda la permission de dicter cinq minutes par jour.
Il sentit que le moment où il lui faudrait « quitter les rangs » pouvait
survenir à tout instant. L'autorisation une fois accordée, Lénine appelle une
de ses secrétaires et lui dicte une trentaine de lignes pendant quatre minutes.
Il se sentait mal, les médecins, en alerte, se tenaient à proximité.
Le lendemain Lénine exigea le
droit de continuer ce qu'il appelait son Journal ; les médecins tentèrent de
s'y opposer, mais Lénine leur posa un « ultimatum » : si on ne lui permettait
pas de dicter quelques minutes par jour, il refuserait de se soigner.
Un conseil composé des
médecins et des membres du Bureau politique — Staline, Buharin, et Kamenev — ne
put rien contre cet ultimatum. L'autorisation fut accordée, mais la décision du
Bureau précisa que ces notes ne pouvaient pas avoir un caractère de
correspondance et ne pouvaient être suivies de réponses.
C'est ainsi qu'est né le «
testament », une série de notes, très brèves au début, dictées au prix d'un
énorme effort pendant quelques minutes par jour. Or, la robuste constitution de
Lénine semble avoir accompli des miracles. Son état de santé commença à
s'améliorer, des espoirs de guérison apparurent. Le malade put dicter pendant
trois quarts d'heure par jour, même plus, lire et mener son combat par l'intermédiaire
de ses fidèles : sa femme, sa sœur et les secrétaires, Fotieva, Volodičeva,
Glasser surtout, toutes dévouées à Lénine et attachées à lui.
Si le « testament » à
proprement parler est composé de notes dictées entre le 23 et le 31 décembre
(avec un supplément du 4 janvier) intitulées, dans les Œuvres, « Lettre au
Congrès », le véritable exposé de ses conceptions, donc le testament dans le
sens profond du terme, est constitué par l'ensemble des écrits de cette
période, qui définirent une conception cohérente de la situation internationale
et dégagèrent un programme d'action intérieure. Ces écrits, en dehors des «
notes », se composent de cinq articles rédigés en janvier et février 1923 et
publiés dans la Pravda non sans que, dans certains cas, la majorité du Bureau
politique ait essayé d'en éviter ou d'en ajourner la publication.
Tout ce travail de réflexion,
de dictée, parfois en deux versions de corrections, de documentation et de
lectures sur l'histoire, l'économie, le socialisme, le marxisme, les problèmes
agraires, avait été strictement planifié par Lénine. Dès que se fut amélioré
son état de santé, Lénine dicta un plan de travail qu'il réussit finalement à
réaliser presque entièrement.
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