L’histoire du matérialisme
pourrait résumer l’histoire de la pensée humaine, si une pareille œuvre pouvait
se réaliser dans toute son ampleur. Malheureusement la partie la plus
intéressante de cette évolution nous manquera toujours car les premiers efforts
de la pensée humaine nous resteront à jamais inconnus. Il faut comprendre, en
effet, qu’une conception aussi géniale que celle d’un Démocrite, suppose une
faculté d’observation, de raisonnement, d’abstraction tellement développée que,
seule une civilisation prolongée, précédée d’une pré[1]civilisation infiniment plus étendue, peut à
peine expliquer. Ce que l’on peut observer actuellement de la mentalité des
peuples arriérés nous montre un des premiers degrés de la compréhension humaine
des phénomènes. L’animisme, malgré sa naïveté d’interprétation des faits,
représente déjà un effort d’imagination et de généralisation tendant à doter
l’univers d’esprits, d’intentions, de volontés humaines. L’anthropomorphisme y
prend ses racines très visiblement. Le fétichisme, le totémisme représentent
des croyances générales, des déductions tâtonnantes mais ce n’est qu’à un degré
plus élevé que l’abstraction, l’induction se précisent plus nettement. Quelques
documents peuvent jeter une certaine lueur sur les connaissances antiques. En
Chine, le légendaire Fou-hi, auteur supposé du Y-King (livre des
transformations), écrit il y a près de 5.000 ans, divise les éléments en deux :
le ciel représentant le principe mâle, la puissance supérieure ; la terre
représentant le principe féminin, la faiblesse et la passivité. Les choses
naissent par composition et disparaissent par décomposition. Plus tard, vers le
XIè siècle avant notre ère, Lao[1]tsen
et Confucius fondèrent, chacun de son côté, une doctrine plutôt morale que
philosophique. Pour Lao-tsen tout n’est que recommencement ; être équivaut à ne
pas être. Confucius fonda une morale naturelle et fut davantage un sage qu’un
métaphysicien. L’Egypte possédait, il y a quelque six mille ans, toute une
mythologie et une métaphysique très compliquées, sinon raffinées. Nous trouvons
encore ici le dualisme entre le bien et le mal, la lumière et la nuit, etc., et
les divinités multiples personnifient les divers aspects de la réalité. La
Chaldée, aussi vieille que l’Egypte, possédait également une mythologie
exubérante mais plus érotique et anthropomorphique que la précédente. Le
principe humide et femelle se rencontre partout avec le principe mâle, le
phallus, et toute la nature est ainsi partagée entre ces deux éléments de la
fécondité. La civilisation indoue, un peu moins ancienne que les précédentes,
offre les mêmes conceptions dualistes et une mythologie plus vaste, plus
poétique, plus symbolique. Un des plus anciens livres sacrés, le Rig-Véda, dont
le recueil, attribué à Vyasa, remonte à 3.500 ans en arrière, fait jaillir
toutes choses d’Aditi, sorte d’entité féminine vague, antérieure à toute
existence et mère de l’Univers. Toutes les divinités engendrées par Aditi
personnifient les divers éléments de la terre et du ciel. Le brahmanisme, plus
métaphysique, se révèle surtout plus rituel et liturgique. C’est une religion
solidement constituée. Le boudhisme, plus philosophique, plus humain, forme
presque une sagesse par ses aperçus profonds sur l’éternel recommencement de
toutes choses, l’anéantissement final dans le Nirvana. C’est le triomphe de
l’investigation subjective, de la méditation, de la contemplation du moi. Si
nous passons à la philosophie gréco-latine, relativement récente, nous trouvons
une tournure d’esprit très subtile et très observatrice. Thalès de Milet
pensait que les diverses transformations de l’eau donnent naissance à toutes
les substances connues. Il croyait à l’immortalité de l’âme. I1 est un des
premiers philosophes Ioniens. Anaximandre, disciple direct de Thalès, fut un
génie plus profond et le précurseur de Démocrite. Pour lui la substance et le
mouvement sont indissolublement liés. Cette substance composée d’éléments
éternels, immuables et indéterminés, forme par ses innombrables combinaisons
tous les corps, y compris l’homme. Anaximène, qui fut son élève, fit plutôt
rétrograder la compréhension des choses en attribuant la diversité des
substances aux transformations de l’air. Contemporainement à ces philosophes
Ioniens, Phérécyde et Xénophane enseignaient d’autres philosophies. Phérécyde,
qui paraît avoir été le père du spiritualisme, croyait à une cause
ordonnatrice, modelant intelligemment la matière informe. Il admettait,
probablement, la transmigration des âmes et Pythagore, son disciple, en tira sa
métempsychose, Xénophane, après avoir douté de tout, après avoir pensé que si
les animaux se représentaient des dieux, ils les feraient à leur image, après
avoir affirmé que nous ne pouvions rien savoir, poussé par le besoin
d’explication, créa le Dieu unique, parfait, auteur de l’univers. Il est le
créateur de l’idéalisme. Pythagore eut quelques intuitions curieuses avec sa
théorie des nombres. Peut-êtresongeait-il que l’aspect des choses ne dépendait
que du nombre des éléments simples le composant. Sa philosophie mêlée de
totémisme et de tabous resta très obscure et sa rnétempsychose fut une sorte de
totémisme raffiné. Après lui, Héraclite expliquait tout par le feu. De l’aspect
contradictoire des faits perçus par les sens il déduisait que ceux-ci sont
trompeurs ; que seule la raison, la raison universelle pouvait enseigner la
vérité et, comme cette raison cherche à unifier et généraliser les faits, il concluait
à une unité finale du monde. Ce qui en était une sorte de destruction.
Hippocrate, le fameux médecin grec, raisonnait à peu près de même et faisait du
feu l’âme matérielle de toutes choses. Parménide, né à Elée vers 519, fut plus
un métaphysicien qu’un observateur des faits et peut être considéré comme un
des premiers rationalistes cherchant, sans le secours des sens, une explication
de l’univers par le seul usage de la raison. Adversaire de la philosophie
Ionienne, il croyait la détruire en affirmant qu’une substance ne pouvait être
à la fois ce qu’elle était et en même temps autre chose en se transformant. Ce
qui n’est pas, disait-il, ne peut provenir de ce qui est. D’autre part ce qui
est n’a pas de degrés dans le fait d’être ; donc il est indivisible et
immobile, et il n’y a ni naissance, ni commencement de choses, ni
transformations, ni mouvement. L’image de ce qui est, peut se représenter,
disait-il, par une sphère parfaite, limitée, également pesante en tous sens ;
elle est incréée, indestructible, continue, immobile et finie. Son disciple,
Zénon d’Elée, poussa l’art du raisonnement encore plus loin et Aristote fait de
lui le fondateur de la dialectique. Il croyait démontrer l’absurdité de la
discontinuité par le raisonnement suivant : si le multiple est composé de
points sans grandeur, il est composé de rien, ce qui est absurde ; si le point
a une grandeur ou de l’étendue il est encore divisible, donc il n’est pas
l’unité. De même entre chaque point il y aura place pour d’autres points et
ainsi à l’infini. Ses arguments pour nier le mouvement sont ingénieux. Dans
Achille et la tortue, il croit nier la discontinuité en démontrant
l’impossibilité pour Achille d’atteindre la tortue puisqu’une infinité de
points l’en répare et qu’on ne peut atteindre l’infini. Dans La flèche qui
vole, il essaie de nier le mouvement en supposant que si le temps est composé
de mouvements indivisibles, par conséquent sans durée, la flèche ne pouvant
occuper qu’un seul espace à la fois pendant ces moments-là restera donc à tous
moments au repos. Nous verrons plus loin la valeur de ces jeux de l’esprit mais
remarquons que Zénon d’Elée, ouvre la voie au doute systématique et oriente,
dès ce moment, les philosophes dans deux directions : ceux qui croient à
l’explication sensuelle des choses ; ceux qui se réfugient dans la spéculation
intellectuelle. Les premiers préparent la science expérimentale les seconds
s’enferment dans une verbologie creuse et négative. Remarquons encore que la
philosophie athée et matérialiste des premiers fut toujours impopulaire tandis
que la deuxième, amoureuse du mystère, fut toujours goûtée des multitudes.
Empédocle, très matérialiste dans l’ensemble de sa doctrine, admet plusieurs
éléments ordonnés nécessairement par la raison, le fameux Logos. Anaxagoreadmet
l’éternité de la matière et l’éternité d’un principe ordonnateur. De même que
les formes matérielles momentanées périssent, de même les âmes formées de ce
principe sont mortelles mais l’âme universelle est immortelle. On considère
Anaxagore comme le fondateur véritable du dualisme spirituel. Avec Leuccipe et
Démocrite la connaissance fait un pas gigantesque délaissant toutes les
inventions mythologiques et enfantines ; Démocrite développa l’idée de son
maître Leuccipe sur le plein et le vide, construisit, par une induction
géniale, une explication mécaniste de l’univers et fonda l’atomistique. Tout ce
qui existe est formé de particules infimes, de formes multiples, animées de
mouvements divers et leurs rencontres, leurs diverses combinaisons créent la
diversité des choses sans l’intervention d’aucune divinité. Démocrite fut
toutefois quelque peu contradictoire en affirmant qu’il n’y avait rien de vrai,
rien de connaissable. Il faut voir là une conséquence de l’opposition entre les
concepts fournis par la raison et les données fournies par les sens. Ce
scepticisme devait assurer une certaine base aux joutes célèbres des sophistes.
On connaît leur art oratoire et leur science profonde de la dialectique
démontrant victorieusement l’évidence des concepts les plus opposés. Parmi eux
Gorgias démontrait qu’il n’y avait rien, ou que ce qui existait était
inconnaissable ou intransmissible et Protogoras, plus positif, affirma que :
l’homme est la mesure de toutes choses. Socrate laissa volontairement de côté
ces questions qu’il jugeait inutiles pour le bonheur de l’homme. Influencé par
la subtile dialectique des sophistes, il se servit de leur art pour ramener
toute question à la seule qui l’intéressait : la culture intérieure, le
connais-toi toi-même. Platon pencha nettement pour le rationalisme et fut un
des précurseurs de l’intuition, source de connaissance antérieure à l’expérience.
Péniblement enfermé dans sa subjectivité il recommença les éternelles et
inutiles démonstrations sur l’Etre Un ou Multiple et balança plus ou moins
subtilement entre Parménide et Démocrite pour admettre finalement Dieu, le
démiurge façonnant la matière aussi vieille que lui. Il supposait que chaque
objet possédait quelque chose de simple et de général, existant par soi-même,
connu intuitivement par la raison et formant les fameuses idées. Aristote mit
de l’ordre dans l’expression de la pensée et consacra plusieurs ouvrages à
l’étude de la logique. Peut-être les excès des Eléates et des Sophistes l’y
déterminèrent-ils. Esprit vaste et encyclopédique, très observateur, il faisait
de la sensation la base de la connaissance et sa philosophie expérimentale était,
en somme, réellement matérialiste mais l’influence rationaliste de Platon,
troubla quelque peu la belle unité de ses concepts et sa métaphysique
contradictoire se compliquait de l’inévitable cause première : Dieu. Sous le
nom de catégories (au nombre de dix) il précisait les divers aspects de la
substance et l’existence de toutes choses. Pyrrhon ne fut ni un négateur
systématique, ni un sceptique absolu. Le spectacle chaotique des événements et
des êtres et surtout celui des philosophies lui firent penser que tout était
relatif et qu’il était imprudent d’affirmer ou de nier quoi que ce soit,
surtout en métaphysique. Tout était possible, rien n’était vrai ou faux. Avec
Zénon de Cittium et Epicure nous atteignons deux conceptions philosophiques précises.
Zénon, fondateur du stoïcisme, admettait l’origine sensuelle de la
connaissance, le dualisme de la matière et de la force et une sorte de
panthéisme où la nature et l’univers étaient Dieu. Il soutenait le libre
arbitre, la puissance absolue de la volonté et la souveraineté de la raison. Le
stoïcisme admettait une sorte d’harmonie préétablie, un lien universel et la
raison, parcelle de la nature divine, cherchait l’accord de la partie avec le
tout. Né en 341, avant J.-C., Epicure reprenant la conception de Démocrite
développa une explication de l’Univers très voisine de la conception moderne.
I1 n’admettait pas la divisibilité de la substance à l’infini mais seulement
son extrême petitesse, ainsi que le vide nécessaire au mouvement. Rien n’existe
en dehors du mouvement des atomes et leur déclinaison crée toutes les
innombrables transformations de la matière. Quelques-unes de ses affirmations
sont à connaître : les sens ne trompent jamais - L’erreur ne porte que sur
l’opinion - l’opinion est vraie lorsque les sens la confirment ou ne la
contredisent pas. L’opinion est fausse lorsque les sens la contredisent ou ne
la confirment pas - il en déduisait que tout raisonnement, toute certitude
vient des sens. Ænésidème et Agrippa s’attaquèrent, un siècle avant notre ère,
à la métaphysique. Le premier nia non seulement l’idée de cause, d’origine
anthropomorphique, mais encore les rapports de cause à effet. Il affirma
l’impossibilité de passer du connu a l’inconnu et réduisit le rôle de la
démonstration théorique à une gymnastique verbale. Le deuxième : Agrippa,
relevant les contradictions de la métaphysique, essaya de la détruire en
démontrant que ses assises les plus sûres étaient inadmissibles car elles se
réduisaient à la contradiction, aux progrès à l’infini, la relativité,
l’hypothèse et le cercle vicieux et se résumaient à affirmer ce qu’il faut
démontrer. Aux premiers siècles de notre ère, le stoïcisme, représenté par
Sénèque, Epictète, Marc-Aurèle, fut plutôt une belle culture de la volonté
qu’une recherche de vérité objective. L’Ecole d’Alexandrie, vers le deuxième
siècle, fonda l’éclectisme dont Plotin fut l’illustre représentant. Il pensait
que l’Un, qui se pense lui-même, est l’être, par excellence, possesseur de
toutes réalités en qui l’intelligible et l’intelligence ne font qu’un. Il est
probable que ses conceptions sur la matière, qu’il affirmait complètement
indéterminée, se résumaient à penser qu’elle n’était qu’un effet de l’action
des Uns, mais le mysticisme de ces concepts ne pouvait être d’aucune utilité
pour la connaissance humaine. Vers le onzième siècle jaillit la fameuse
querelle entre nominalistes et réalistes ; ceux-ci croyant avec Platon à la
réalité, à l’existence objective des idées générales ; les autres ne croyant,
avec Aristote, qu’à leur valeur abstraite, nominale et subjective. Vers la même
époque quelques philosophes Arabes et Espagnols, plus ou moins aristotisant,
vivant à l’écart de la lèpre christianisante, méditaient sur ces problèmes
ardus. Avicenne distingua le possible du nécessaire et imagina un premier
moteur. Algazali nia le témoignage des sens et la valeur des démonstrations
logiques ; ce qui le mena tout droit au mysticisme. Maimonide, esprit vaste et
très cultivé, essaya de concilier la foi avec la raison en donnant la priorité
à cette dernière. Averrhoès nia indirectement la création, l’immortalité de
l’âme, le libre arbitre et crut que la force, l’intelligence mouvaient la
matière. Il faut arriver à Roger Bacon, vers la fin du XIIIè siècle, pour
retrouver quelques assises solides hors des subtilités des rationalistes. I1
rejette la foi et la raison pour n’user que de l’expérience qui affirme ou nie.
Il n’y a, pense-t-il, que des individus composés de substances et des faits
produits par les rapports entre les substances et les contacts entre les
individus. Trois siècles plus tard, François Bacon et Descartes eurent, comme
trait commun, l’idée de faire table rase de tout le passé ; mais, tandis que le
premier, admirateur de Démocrite, constituait la connaissance par la méthode objective
et la recherche expérimentale, le deuxième use plutôt de la métaphysique et du
rationalisme stérile. Malgré sa conception mécanique de l’Univers et son génie
mathématique, il pensait que nous devions douter du monde extérieur, mais que
nous pourrions admettre son existence parce que Dieu, qui ne saurait nous
tromper, nous en a donné l’idée. Gassendi revint au matérialisme d’Epicure et
fut l’adversaire de Descartes dont il attaqua le fameux : « Je pense, donc je
suis », en démontrant que l’existence peut se déduire de tout autre acte que
celui de penser. Il regardait le temps et l’espace comme existant par eux-mêmes
et accordait aux atomes matériels une identité de substance avec une différence
de formes. Au commencement du XVIIè siècle, Hobbes pensait que la substance
formée d’éléments infiniment petits crée par le mouvement de ses parties les
diverses modifications que nos organes sensuels perçoivent comme accidents et
qui sont relatifs à notre sensibilité. Il songeait que la sensation est produite
par le mouvement de la substance vivante impressionnée par les mouvements
objectifs. La logique déductive partait de l’expérience et de l’induction. A la
même époque Spinoza composait son Ethique célèbre dans laquelle il dote la
substance de tous les attributs que la raison connaît sous forme d’étendue et
de pensée. Il ramène Dieu, l’Etre parfait à la substance en soi, ce qui revient
à le supprimer. Locke, contemporain de Spinoza, combattit les idées innées,
démontra le développement progressif de l’intelligence chez l’enfant par
l’acquisition sensorielle et, conséquemment, l’origine strictement sensuelle
des idées. Nous ne connaissons de la substance que des attributs, perçus avec
une certaine constance, dans un certain ordre et ces abstractions forment nos
idées. Sa philosophie est exprimée dans : « Essai sur l’entendement humain ».
Leibniz écrivit : « Nouveaux essais sur l’entendement humain » pour réfuter
Locke et démontrer que les idées ne viennent point des sens. Ne pouvant
expliquer les rapports de l’âme et du corps il inventa l’Harmonie préétablie,
faisant jouer à chaque monade matérielle ou spirituelle (sortes de points
métaphysiques doués de vertus plus ou moins chimériques) un rôle déterminé
depuis le commencement des mondes, en sorte que, tout comme dans un orchestre,
le matériel et le spirituel, tout en s’ignorant, s’accordent chacun de son côté
avec son associé inconnu. Ce parallélisme extravagant créait un univers
immuable, et enfermait en chaque monade tout le devenir possible, tout le passé
écoulé, sans justifier aucunement le libre arbitre puisqu’au fond chaque monade
ne pouvait que se conformer aux volontés de son créateur. Dès le début du XIIIè
siècle, nous trouvons deux sceptiques bien distants l’un de l’autre. Le
premier, Berkeley, voulant détruire les témoignages des sens ruinant la foi,
imagina la négation du monde extérieur et la seule existence de l’esprit ne connaissant
et n’affirmant que lui-même, ignorant l’existence d’autres moi. Cela n’empêcha
point cet idéaliste qui doutait de tout d’admettre Dieu et de vouloir démontrer
- à qui ? - que l’univers n’existait pas. Hume reprit toute l’argumentation des
sceptiques et affirma qu’il n’y avait rien en dehors de la perception et que
les idées de cause, de nécessité, de réalité objective n’étaient qu’une
habitude. Les mathématiques ne correspondent à rien de concret ; la science
objective n’est qu’une nomenclature de phénomènes et le monde extérieur le
sujet inconnu de la sensation. La Mettrie par son Histoire naturelle de l’âme,
son Homme-machine et son Homme-plante mérite d’être considéré comme un des
précurseurs des mécanistes actuels ramenant tout au jeu de la substance
universelle. Voltaire attaqua surtout le fanatisme et Diderot, plus positif,
paraît avoir eu l’intuition des découvertes scientifiques modernes et conçu le
grandiose transformisme. Kant voulut supprimer la métaphysique oiseuse, mais
son point de vue, uniquement subjectif, prit la connaissance humaine hors de
son évolution biologique et s’englua dans le rationalisme. Il admettait une
raison pure, antérieure à l’expérience, ne nous faisant connaître que des
phénomènes par l’intermédiaire des sens, mais non les noumènes ou choses en
soi. Max Stirner attaqua la métaphysique kantienne et ramena toute chose à
l’intérêt de l’individu, seule réalité tangible et indestructible.
Schopenhauer, contradictoirement sceptique et idéaliste affirma : « le monde est
ma représentation » et conclut que le monde n’est : « qu’un phénomène
intellectuel ». Vers la fin du XVIIIè siècle et le commencement du XIXè, Lamark
créait avec son ouvrage « Philosophie Zoologique », la philosophie
transformiste, tandis que Lavoisier venait de fonder la chimie moderne. La
méthode objective s’élaborait lentement. Auguste Comte refit une classification
de nos connaissances et rejetant tout a priori, fit de la méthode expérimentale
la base unique du véritable savoir mais son Positivisme ne put éviter l’écueil
métaphysique et religieux. Il rejeta le matérialisme expliquant « le supérieur
par l’inférieur » et, croyant rester dans le pur domaine scientifique
construisit une sociologie hiérarchique et théocratique dans laquelle le grand
Être Collectif (humanité) remplaçait les vieilles divinités. Stuart Mill,
partant d’un scepticisme inutile pour la compréhension des choses conclut à
l’unique réalité des sensations et émit cette surprenante conception : « La
matière est une possibilité permanente de sensation ; si on admet cela je crois
à la matière, sinon je n’y crois pas mais j’affirme avec sécurité que cette
conception de la matière comprend tout ce que tout le monde entend par ce mot
». La philosophie évolutionniste avec Darwin, Spencer, Bain, Büchner, Hæckel,
Romanès, Karl Vogt et maints autres penseurs délaissa l’explication subjective
pour la recherche expérimentale, l’analyse scientifique, la déduction et
l’induction appuyées sur l’observation. Avant d’examiner quelques philosophies
plus récentes remarquons que jusqu’alors les efforts des penseurs, vers la
compréhension du monde, peuvent se ramener à deux méthodes différentes : l’une
qui paraît s’appuyer exclusivement sur les concepts subjectifs et comprend
toutes les spéculations de l’esprit telles que : spiritualisme, idéalisme,
rationalisme, parallélisme, dualisme, criticisme et néo-criticisme, vitalisme,
etc. L’autre, beaucoup plus influencée par les faits objectifs apparaissant
nettement déterminés, s’oriente davantage vers le témoignage des sens, vers les
résultats de l’expérience et comprend : l’empirisme, le matérialisme, le
positivisme, l’évolutionnisme, le transformisme, le monisme et la philosophie
mécaniste. Alors que la première méthode est essentiellement personnelle et
garde un irréductible élément d’appréciation subjective indémontrable ; la
deuxième ne peut être que scientifique, expérimentale et impersonnelle dans
toutes ses hypothèses et affirmations. Entre ces deux formes extrêmes de la
connaissance d’autres systèmes se sont interposés pour essayer d’en concilier
les avantages ; tels sont : le scepticisme, l’agnosticisme et plus récemment le
pragmatisme, l’intuitionnisme et le pluralisme. Il semblerait que les efforts
malheureux et infructueux des philosophes passés dussent servir d’exemples aux
constructeurs contemporains et pussent leur éviter les erreurs de leurs
prédécesseurs ; mais chaque méthode est à ce point influente et déterminante
que, quelle que soit la valeur de ses adeptes, elle conduit inévitablement aux
mêmes résultats. Le subjectivisme aboutit à un acte de foi : l’objectivisme à
la simple constatation de ce qui est expérimentalement démontré. Le premier
voulant expliquer les choses au delà du compréhensible n’explique rien, car un
acte de foi n’est pas une explication. Le deuxième n’expliquant qu’un aspect de
ce qui est, est accusé de ne rien expliquer du tout. L’esprit humain est encore
si primitif et si superstitieux qu’il doute des plus élémentaires certitudes
mais accorde un crédit illimité aux œuvres de pure imagination. Examinons
quelques philosophies subjectives. Vers le milieu du XIXè siècle, Charles
Renouvier fonda le néo-criticisme, modifiant le criticisme de Kant lequel
admettait le déterminisme universel du monde phénoménal. Ce néo-criticisme
devint le Personnalisme qu’il est intéressant d’étudier rapidement car,
réfutant le matérialisme, et bien que fortifié par les innombrables systèmes
philosophiques précédents, il va nous montrer par ses multiples contradictions
et son insuffisance explicative évidente l’impuissance de la méthode
subjective. En voici les principaux aspects : « Le néo-criticisme admet la
conscience comme fondement de l’existence ; la personne comme premier principe
causal à l’égard du monde et pose la thèse métaphysique d’un premier
commencement des phénomènes, à raison de l’impossibilité logique de leur
rétrocession à l’infini ». « La liberté est la condition de possibilité de la
morale et du devoir. La création est et doit être ainsi que le commencement
hors de notre compréhension ». Cela ne l’empêche nullement d’écrire ceci : «
L’hypothèse d’une création est plus intelligible, plus conforme à la logique
que l’hypothèse d’une série infinie de phénomènes successifs sans origine. La
nécessité qu’une cause soit toujours causée est contradictoire à la nécessité
d’une première cause ; elle est réfutée si celle-ci est prouvé ». Cette
réfutation, nous dit Renouvier, est réalisée par le principe de contradiction
que voici : « Toute suite de chose nombrables, réelles et distinctes les unes des
autres, forme une suite donnée et déterminée, qui ne peut être à la fois
infinie et effectuée. Une somme de phénomènes, s’ils ont été réels et
distincts, doit donc être une somme donnée et déterminée à ce moment, car une
somme déterminée ne peut pas se composer de termes à l’infini. Les idées
d’infinité et de sommation sont des idées mutuellement contradictoires ». Donc
pour Renouvier le monde a été créé, puisqu’il est un nombre et que tout nombre
a un commencement. Il dit aussi : « L’inférieur et le privatif au commencement
ne peuvent être la source du supérieur et du parfait qui leur sont
irréductibles ». Pour ce philosophe le monde est composé de monades très
diverses douées d’activité, de perception, d’appétition et réglées par une
harmonie préétablie. Ces monades formaient à l’origine une sphère très
homogène, de densité croissante de la circonférence au centre. Les humains
étaient primitivement des êtres extraordinaires mais leur volonté disloqua
cette homogénéité et créa des systèmes cosmiques séparés, tels les monarques se
disputant la surface de la terre. Cette déchéance humaine prendra fin par la
restauration du monde primitif, sorte de rédemption, dans lequel la pesanteur
sera remise en place sous le gouvernement de la volonté. Il nous dit aussi : «
L’anthropocentrisme est le point de vue moral de l’univers ». Partisan des
actions à distance il repousse le système de l’impulsion mécanique, laissée,
dit-il, sans explication et n’hésite pas à soutenir qu’on peut être sur le
terrain de la logique en admettant les deux postulats indémontrables suivants :
« Il n’y a pas d’argument capable de vaincre cette affirmation qu’une
proposition dont les termes sont contradictoires pour notre entendement peut
cependant être vraie en soi ; ou cette autre affirmation que l’existence d’une
chose impossible à connaître et même à définir est cependant un ne chose réelle
et certaine ». Ces quelques extraits nous montrent les méfaits de la
métaphysique et son impuissance même à conduire correctement les raisonnements abstraits.
Sans nous arrêter à la sphère homogène, à la chute et la rédemption de
l’humanité qui sont de pures et naïves fantaisies, le personnalisme enferme au
moins six contradictions internes qui en détruisent les fondements : 1° il
admet en même temps et l’incompréhension absolue de la création et son
intelligibilité ; 2° il déclare irréductible le supérieur à l’inférieur et
l’impossibilité d’évolution de l’inférieur au supérieur alors qu’il affirme
l’évolution du supérieur à l’inférieur ; 3° même contradiction pour la
perfection humaine primitive engendrant la déchéance présente, laquelle à son
tour doit récréer la perfection primitive. Tour à tour la perfection engendre
l’imperfection et celle-ci à nouveau engendre celle-là ; 4° l’impulsion
mécaniste est laissée, dit-il sans explication et il affirme alors la réalité
de l’extraordinaire pouvoir des actions à distance sans en donner lui-même
aucune explication ; 5° II soutient la nécessité de la liberté et du libre
arbitre et il admet en même temps l’harmonie préétablie dans laquelle chaque
monade est inévitablement déterminée dans tout le cours de son existence par
l’acte créateur ; 6° enfin sa fameuse preuve contradictoire est totalement
erronée en ce sens qu’il substitue avant toute chose à l’infinité des
phénomènes une somme finie et qu’il déduit cette somme finie de la notion
d’existence. Or il est évident que la notion d’existence est indissolublement
liée aux notions de durée et d’étendue, lesquelles ne forment aucune somme
finie dans l’infini. Nous sommes dans un cercle vicieux qui consiste à appuyer
toute l’argumentation sur le fini alors qu’il s’agit précisément de le démontrer.
Si nous ajoutons à ces multiples contradictions, l’affirmation naïvement
animiste de l’anthropocentrisme point de vue moral de l’univers, qui fait de
l’homme la raison d’être des mondes infinis et donne une explication supprimant
toute recherche, en donnant la réponse avant même que se formulent les
questions ; si nous constatons enfin que les deux postulats détruisent
radicalement toutes connaissances par leurs deux affirmations successives qui
précisent l’une : que toute chose contradictoire peut être vraie, ce qui
supprime tout raisonnement, l’autre : qu’une chose inconnaissable est une chose
réelle, ce qui ruine toute certitude et toute évidence, on peut se demander
quelle est la valeur d’une telle œuvre. Un philosophe contemporain, Bergson, a tenté
un suprême effort pour donner la métaphysique de ses stagnantes contradictions.
Comprenant les difficultés du spiritualisme pour expliquer les rapports de
l’immatériel au matériel ; et croyant suppléer à l’insuffisance du
matérialisme, qui ne peut, paraît-il, expliquer l’immatérialité de la
conscience par la matière, il a essayé par de subtils raisonnements d’établir
les propositions suivantes : 1° La matière est telle qu’elle nous apparaît ; 2°
Le corps n’est que matière et ne peut penser ; 3° Les rapports de la matière et
de l’esprit (ou conscience) inexplicables avec le matérialisme et le
spiritualisme peuvent s’expliquer par l’extension des perceptions et leur
contraction par l’esprit ; 4° L’étendu et l’inétendu, la qualité et la quantité
sont réductibles par suite de cette contraction particulière des états de la
matière par l’esprit ; 5° L’esprit est hors de l’espace. Comme la matière,
telle qu’on croit la connaître en pays métaphysique, ne peut paraît-il penser.
Bergson nous dit : « La vérité est qu’il y aurait un moyen, un seul de réfuter
le matérialisme, ce serait d’établir que la matière est absolument comme elle
paraît être. » Voyons ses autres affirmations : « J’appelle matière l’ensemble
des images et perceptions de la matière. La matière est donc telle que nous
l’apercevons et le cerveau, masse matérielle, ne peut que recevoir, inhiber ou
transmettre du mouvement. La perception pure est le plus bas degré de l’esprit,
l’esprit sans mémoire et fait partie de la matière telle que nous l’entendons.
On peut même dire que la matière a une certaine mémoire. Si la matière ne se
souvient pas du passé, c’est parce qu’elle répète le passé sans cesse, c’est
parce que, soumise à la nécessité, elle déroule une série de moments dont
chacun équivaut au précédent. Puisque la perception est tout l’essentiel de la
matière et que tout le reste vient de la mémoire il faut que la mémoire soit
une puissance absolument indépendante de la matière. » Ainsi, pour Bergson, la
matière continue est en mouvement ; mais ses états conscients trop brefs, ses
perceptions trop fugitives pour constituer une représentation sont conservés
dans la mémoire, c’est-à-dire par l’esprit qui recueille pour ainsi dire toutes
les perceptions successives et en fait du souvenir. Le système nerveux ne
serait qu’un réseau transmetteur de perception, le cerveau un bureau
téléphonique central incapable de conserver aucune image, aucune
représentation. Cependant, comme Bergson s’est donné pour but d’expliquer les
rapports de la matière et de l’esprit, de l’étendu et de l’inétendu, voici
comment il explique leur point de contact : « II y a deux mémoires
théoriquement indépendantes ; l’une qui conserve dans l’esprit les souvenirs
classés dans leur ordre précis et dans laquelle nous allons chercher les
renseignements du passé pour les utiliser dans l’action présente ; l’autre
constitue les divers mouvements de l’organisme, commencés par les perceptions,
puis ordonnés par les souvenirs qui créent ainsi une série de mécanismes
coordonnés pouvant se déclencher automatiquement sous l’influence directe des
perceptions. La première est spontanée, capricieuse. La seconde orientée dans
le sens de la nature, reste sous la dépendance de notre volonté. » Bergson
admet même une certaine intelligence des excitations nerveuses qui, après avoir
choisi leur voie à travers le système nerveux, utilise des mécanismes moteurs
appropriés constituant l’adaptation. « Le rôle du corps n’est pas d’emmagasiner
les souvenirs mais simplement de choisir, pour l’amener à la conscience, le
souvenir utile ». Ainsi toute perception détermine un commencement d’action de
la mémoire matérielle, laquelle fait surgir de la mémoire-souvenir tous les
souvenirs utiles du passé. Comme il faut faire un choix approprié dans ces
innombrables images, Bergson dit tantôt que la mémoire-matérielle ne devra
accepter que ce qui peut éclairer la situation présente ; tantôt ce rôle est
dévolu à la conscience qui choisit alors dans ces images celles convenant à
l’action présente : « Perceptions et souvenirs se pénètrent donc toujours,
échangent toujours quelque chose de leur substance par un phénomène d’endosmose
». Le passage de l’inétendu spirituel à l’étendu matériel s’effectue ainsi : «
Les images des choses sont en dehors de l’image de notre corps ; elles sont
dans les choses elles-mêmes. Mais alors notre perception faisant partie des
choses, les choses participent de la nature de notre perception. L’étendue
matérielle n’est plus, ne peut plus être cette étendue multiple dont parle le
géomètre ; elle ressemble plutôt à l’extension indivisée de notre
représentation ». Notre nature est donc formée de trois états : 1° les
perceptions présentes déterminant un commencement d’action ; 2° le souvenir
pur, inextensif et impuissant, ne participant de la sensation en aucune manière
; 3° le souvenir-image qui est la matérialisation présente d’un souvenir pur
quittant le passé pour s’actualiser dans l’action et marquer le présent sans
l’influence de la conscience. Celle-ci préside donc à l’action et éclaire le
choix. Enfin l’opposition entre la qualité et la quantité se résout par la
théorie suivante : Les qualités sont discontinues, hétérogènes et ne peuvent se
déduire les unes des autres ; les changements homogènes ou quantités par contre
se prêtent au calcul ; il suffit donc de supposer que l’hétérogénéité des
choses est assez diluée pour être pratiquement négligeable, mais notre mémoire,
accumulant par contraction et par la durée ces différences infimes, crée alors
les notions de qualités. L’irréductibilité de deux couleurs, par exemple, peut
provenir surtout de l’étroite durée où se contractent les trillons de
vibrations qu’elles exécutent en un de nos instants. Si nous pouvions vivre
cette durée dans un rythme plus lent nous verrions, avec le ralentissement
progressif du rythme, les couleurs pâlir et se confondre avec des ébranlements
purs. Ainsi : « la mémoire n’est donc à aucun degré une émanation de la matière
; bien au contraire, la matière telle que nous la connaissons occupe toujours
une certaine durée, dérive en grande partie de la mémoire ». Nous voyons alors
se dessiner la conception de la matière : « La matière se résout ainsi en
ébranlements sans nombre, tous solidaires entre eux et qui courent en tous sens
comme autant de frissons ». L’espace étant homogène et continu « toute division
de la matière en corps indépendants aux contours absolument déterminés est une
division artificielle ». Autrement dit c’est notre action vitale sur la matière
qui crée artificiellement sa divisibilité. « Le mouvement vital nous éloigne
donc de la connaissance vraie ». Nous pouvons résumer ainsi cette conception :
la matière est homogène, étendue et animée d’états rythmiques très rapides que
seule notre durée consciente contracte et transforme en qualités différentes
suivant nos besoins vitaux. Nos perceptions, par extension, participent donc de
l’étendue de la matière et deviennent l’inétendue des sensations. D’autre part,
notre esprit contractant par une tension particulière les quantités homogènes
fait de ces quantités de la qualité. Le rôle de l’esprit est donc de lier les
moments successifs de la durée des choses. C’est dans cette opération qu’il
prend contact avec la matière et qu’il s’en distingue également puisqu’il
contient la durée totale des choses conservées dans le souvenir pur. Nous
voyons que Bergson s’efforce d’expliquer comment l’esprit entre en contact avec
la matière mais son explication, loin de simplifier les choses, les a
singulièrement compliquées. Avant son essai il n’y avait que deux choses
irréductibles l’une à l’autre, ou incompréhensibles l’une par l’autre : la
matière et l’esprit. Après son ouvrage il y en a dix : l’esprit, la conscience,
la volonté, l’intelligence, le souvenir, la durée, la perception, la tension,
l’extension et la matière. La perception, dit-il par exemple, est l’essentiel
de la matière et se trouve dans les choses plutôt qu’en nous et cette
perception pure est le plus bas degré de l’esprit ; mais il nous dit en même
temps que l’esprit n’est pas dans la matière et qu’il n’y a pas de transition
entre elle et lui. Il suffit d’examiner ces affirmations successives pour en
constater l’incohérence. Tantôt il est dit que la perception (ou le plus bas
degré de l’esprit) est l’essentiel de la matière, tantôt cet esprit minima s’en
distingue radicalement. Nous ne savons donc pas ce qu’ils sont. Il est dit
également que les perceptions de la matière sont une succession de durées
fugitives tandis que le souvenir conserve toutes les durées. Il ne peut donc
pas y avoir une différence de nature entre le souvenir et la perception mais
seulement différence de quantité, mais alors cela détruit l’affirmation que les
souvenirs purs ne sont pas une émanation de la matière ou un de ses attributs.
Et comment expliquer intelligiblement que ces perceptions originellement
matérielles, une fois cueillies par l’esprit deviennent soudainement
immatérielles dans le souvenir, puis se rematérialisent pour l’action ! Comment
Bergson n’a-t-il pas vu que sa philosophie, uniquement inventée pour expliquer
les rapports de la matière et de l’esprit, passait de l’un à l’autre, comme
dans les philosophies de tous ses devanciers, sans en expliquer aucunement le
mécanisme. Les perceptions matérielles ont beau être accumulées dans le
souvenir, celui-ci ne reste qu’une collection de choses matérielles et nous
ignorons toujours ce qu’est la perception de la matière par elle-même. La
tension et l’extension restent mystérieuses et munies de pouvoirs énigmatiques.
En effet, pour que l’esprit puisse contracter les perceptions dans le souvenir
et transformer les quantités homogènes en qualités hétérogènes il faut qu’il
agisse sur ces choses matérielles. Or, c’est précisément admettre le miracle
que l’on refuse au cerveau. On refuse au cerveau matériel la possibilité
d’engendrer l’inétendu et la pensée et on admet le double miracle d’une
substance immatérielle agissant sur la matière et faisant de cette matière étendue
de l’inétendu. Quant à l’extension on se demande par quoi on peut bien se la
représenter intelligiblement, sinon par du verbe pur. Comment l’image objective
et la représentation subjective peuvent-elles se fusionner dans cette extension
mélangeuse et comment notre perception faisant partie des choses étendues
pouvons-nous dire que ces choses participent de notre inétendu, puisqu’il n’est
entré en nous que de l’étendu ! Comment notre action vitale peut-elle créer la
divisibilité de la matière puisque nous n’agissons qu’en fonction de nos
représentations et que celles-ci sont inétendues ! Mais que dire de
l’intelligence du corps qui choisit les souvenirs utiles pour les amener à la
conscience ? Qu’est-cette intelligence active et matérielle qui se promène dans
le souvenir passif et spirituel pour y décrocher le renseignement utile et
l’amener ensuite à la conscience. A quoi sert donc cette conscience puisqu’il y
a eu choix sans elle ! Et que peut bien être cette volonté qui gouverne la
mémoire matérielle, puisqu’il vient d’être dit que cette mémoire ou
intelligence matérielle sait se conduire toute seule et choisir ce qui lui convient
? Le mystère s’assombrit de plus en plus, car notre conscience ayant la faculté
merveilleuse de contracter et de collectionner toutes les perceptions, qui sont
également des états conscients fugitifs, nous assistons alors à cette
extraordinaire aventure d’une conscience inexplicable agglutinant des morceaux
de consciences tout aussi inexplicables et tout cela pour se mettre au service
d’un corps matériel qui choisit, à son heure et selon ses besoins, ce qui lui
convient le mieux. Enfin la matière elle-même devient complètement
incompréhensible et l’adaptation de notre organisme un mystère de plus. Si, en
effet, les durées sont liées uniquement dans notre esprit et nullement dans les
choses, on peut se demander quelle peut être la continuité de ces choses et
comment, n’étant pas liées les unes aux autres par des états s’engendrant dans
le temps, elles peuvent présenter de la cohérence à notre entendement.
Autrement dit, comment établir que « la matière est absolument comme elle
paraît être » si notre esprit déforme par contraction les états successifs de
la matière ! Si, au contraire, notre esprit laisse les choses telles qu’elles
sont, il ne contracte plus rien du tout ; il n’est qu’une suite de reflets
conservés par notre mémoire ; mais, alors, comment admettre que l’homogène et
l’étendu matériel et objectif bergsonien se muent en inétendu et en hétérogène
subjectif ? Si la première hypothèse est bonne, l’adaptation du subjectif
devient incompréhensible, car notre corps matériel, devant s’adapter à des phénomènes
matériels ne trouvera comme directive dans l’esprit que des images contractées
et déformées, différentes de la réalité. Si c’est la deuxième hypothèse qui
s’impose, l’esprit, ni la conscience, n’ont plus aucun pouvoir spirituel, car
l’intelligence matérielle toujours déterminée par l’objectif et soumise aux
lois mécaniques de la matière, choisira mécaniquement dans la mémoire l’image
matérielle convenant à son fonctionnement matériel. Nous sommes dans le
déterminisme pur, dans le mécanisme parfait. Ainsi s’écroule le fragile
échafaudage péniblement édifié pour sauver la liberté, la spiritualité et la
conscience et dépouiller la matière de tout pouvoir psychique. L’erreur de
Bergson et de tous les métaphysiciens c’est de croire la pensée irréductible à
la matière et d’inventer toutes sortes d’explications plus ou moins
contradictoires pour le démontrer. Ils ne veulent aucunement admettre que la
matière vivante a des propriétés très différentes de la matière non vivante ;
ni convenir qu’il n’y a pas plus d’écart entre une pensée et un mouvement
cérébral, qu’il y en a entre une vibration aérienne et un son. Le miracle est
dans tout ou dans rien, car le passage d’une forme à une autre forme, la
création d’une différence, l’apparition d’un état nouveau entre deux moments
irréductibles pour notre durée sont toujours des choses inexplicables bien
qu’évidentes. Il ne faut pas oublier que l’explication est la compréhension de
tous les états intermédiaires d’une transformation des choses et lorsque, entre
deux états différents, nous ne pouvons plus trouver d’états intermédiaires,
nous sommes devant une évidence inexplicable. La vie usuelle est saturée de ces
évidences qui constituent pour nous l’aspect normal des choses ; nous ne sommes
réfractaires qu’aux grands écarts, aux sauts de la nature. C’est l’habitude qui
nous fait juger compréhensibles ou incompréhensibles les faits objectifs, car
l’habitude est faite du souvenir des durées nécessaires à l’avènement des
choses. La métaphysique bergsonienne a complètement échoué dans ses assauts
contre le matérialisme. Un autre métaphysicien contemporain, Emile Boutroux, a
essayé d’attaquer le déterminisme en affirmant que l’être étant contingent tout
était radicalement contingent, mais en même temps il admet que les phénomènes
ne peuvent qu’avoir des antécédents ou causes invariables, ce qui détruit la
première affirmation. Pour justifier alors cette contradiction, il soutient
qu’il n’y a pas une valeur absolue entre la cause et l’effet, que le conséquent
n’est pas identique à son antécédent puisqu’il en diffère par la quantité ou la
qualité et qu’en somme la cause ne peut contenir tout ce qu’il faut pour
expliquer l’effet. Nous sommes ici en pleine métaphysique et il est flagrant
qu’il y a confusion entre les termes différence et équivalence. Nous avons vu
que l’évolution des choses exige qu’entre deux moments représentant une durée
irréductible pour notre perception, il y ait inévitablement un changement dont
le mécanisme situé hors de notre perception nous échappe, mais cela ne nous
confère nullement le droit d’en déduire que ce nouveau n’est pas strictement
conditionné par la multiplicité des causes connues ou inconnues l’ayant
déterminé. Comment ne pas apercevoir l’absurdité manifeste de cette affirmation
que : la cause doit contenir tout ce qu’il faut pour expliquer l’effet. C’est
du charabia métaphysique. Le conséquent ne peut être identique à son antécédent
sous peine de se confondre tous deux, de se supprimer et de réduire l’univers à
l’immobilité, au néant. Le caillou (cause) lancé contre une vitre ne ressemble
en rien à l’effet (verre brisé). Niera-t-on ici que la cause ne suffit point entièrement
pour expliquer l’effet ! Nous appelons cause et effet une succession de faits
s’effectuant inévitablement dans un ordre donné et invariable. Ou ces effets,
ces phénomènes, sont toujours précédés de quelque chose connu ou connaissable,
nécessaire à leur apparition : alors c’est le déterminisme pur ; ou ils ne sont
précédés de rien : ce qui détruit toute connaissance, toute relation, tout
savoir. Quant au concept d’équivalence de la cause et de l’effet il nous vient
tout d’abord de leur liaison inséparable dans le temps ; ensuite de la
conservation de quelque chose (substance ou énergie, qui se retrouve dans les
différentes transformations qui s’effectuent à l’échelle de notre connaissance.
Comprenant que cette thèse libre-arbitriste ne pouvait se soutenir qu’en niant
la nécessité, Boutroux a essayé alors de démontrer : « qu’aucune fin ne doit
nécessairement se réaliser, car aucun événement n’est d lui seul tout le
possible, et que ses chances de réalisations a l’égard d’autres chances de
réalisations sont comme un est à l’infini ». Remarquons, avant de critiquer
cette conception, que son affirmation détruit toute liberté et toute divinité
que ce philosophe essaie surtout de démontrer, car si les choses sont à ce
point chaotiques, l’homme libre se mouvra au milieu de ces incohérences
efficientes avec autant d’improbabilité qu’un joueur à la oulette et cette
imprévision le soumettra aveuglément aux forces capricieuses et fantasques du
milieu. Quant à la divinité, elle sombre dans cette éternelle et insoluble
antinomie du dieu à la fois tout-puissant et cause du monde ; et impuissant
puisqu’il y a des effets sans causes, se suffisant à eux-mêmes. La nécessité,
c’est ce qui est ; ce qui ne peut pas ne pas être. On peut essayer de tourner
cette évidence gênante de toutes les façons, on ne pourra jamais en tirer autre
chose qu’une impossibilité absolue de supprimer la réalité objective. La mort
inévitable de tout être humain est suffisante à elle seule pour le démontrer.
Toutes les lois naturelles sont des nécessités et nul humain ne peut les
supprimer. Tout au plus peut-on, à ses dépens, les ignorer. Comme ces lois se
manifestent par des mouvements présents, qui sont des réalités indestructibles
engendrant inévitablement des transformations obligatoirement déterminées et
nécessaires qui sont la résultante de tous les mouvements, affirmer la
contingence des lois de la nature c’est affirmer que ce qui est pourrait ne pas
être. C’est affirmer que les chances de mort sont comme un est à l’infini et
que nous pourrions tout aussi bien ne pas mourir. Nous sommes encore dans le
verbiage pur. Comme tous les métaphysiciens, Boutroux s’est enfermé dans
d’inextricables contradictions et bien qu’admettant que les choses réelles ont
un fond de durée et de changement qui ne s’épuise jamais, il soutient en même
temps que « l’essence divine est immuable parce qu’elle est pleinement réalisée
et qu’un changement ne pourrait qu’être une déchéance. Le résultat de cet état
est une félicité sans changement ». La métaphysique est rongée de ce vice
fondamental qui lui fait chercher un sens humain et moral à l’insondable
univers et vouloir absolument pétrir et modeler la grandeur vertigineuse et
inconcevable de l’infini pour en tirer une justification de nos puériles
inventions. Le pluralisme de Rosny se différencie considérablement de toutes
ces rêveries vieillottes. Sa philosophie admet toutes les données scientifiques,
mais devant les difficultueuses explications du passage de la cause à l’effet,
du simple au complexe, il conclut à la diversité irréductible de toutes choses
et à l’absence de toute homogénéité. Il rejette l’identité, soit de la
substance, soit du mouvement et par conséquent le monisme et n’admet que
l’analogie qui groupe les choses par ressemblances très rapprochées, mais en
fait son hétérogénéité, est plutôt singulière puisqu’il admet une sorte
d’évolution vivante de la substance cosmique engendrant par des transformations
successives tous les aspects du monde connu. Il se trouve alors devant des
difficultés qui me paraissent insurmontables. Cette matière-énergie qu’il
appelle la Nébula et qui proviendrait d’éléments dénommés Nébules, issus eux-mêmes
de l’éther prodigieusement varié et multiforme, évoluant éternellement en
d’inépuisables transformations ; ces innombrables éléments absolument
dissemblables formeraient, en se groupant, des substances très voisines les
unes des autres, analogues entre elles sans que cette opération extraordinaire,
qui engendre du semblable avec du dissemblable, ne paraisse à son auteur tout
aussi miraculeuse que la théorie adverse qu’il combat et qui veut faire du
dissemblable avec du semblable. Nous retombons, ici même, dans les
contradictions de Renouvier. L’analogie reste d’ailleurs inexplicable et
incompréhensible si elle ne renferme pas une identité quelconque cachée sous
des différences. Si tout est vraiment dissemblable, substance et mouvement, on
se demande ce qui créera l’analogie. Deux « nébulas » ne peuvent être analogues
si elles n’ont rien de commun. D’autre part, admettre que le même éther, même
différencié, engendre d’autres formes substantielles qui diffèrent les unes des
autres, c’est admettre visiblement que les mêmes éléments peuvent, groupés de
façons différentes, engendrer des formes variées à l’infini. Mais alors pourquoi
refuser ce pouvoir évolutif aux premiers éléments eux-mêmes et ne pas admettre
que des variations de quantités, de groupements, de mouvements, etc., peuvent
engendrer les modalités illimitées du monde sensible ? Pourquoi, également,
trouver extraordinaire que la vie, dynamisme nouveau, ne puisse jaillir
d’autres dynamismes antérieurs et différents ? Enfin l’admission de
l’hétérogénéité absolue des éléments supprime toute explication et tout savoir.
Nous ne connaissons en effet que les choses dont les caractéristiques générales
coïncident avec nos souvenirs et si tout diffère de tout, chaque image d’un
objet ou d’un fait passé sera inutilisable pour un événement présent ou à
venir, et nos milliards d’images n’auront aucune utilité. Enfin l’existence
d’éléments semblables groupés selon des lois identiques nous permet de ramener
l’inconnu au connu alors que la différenciation absolue des choses nous en
interdit toute étude et toute compréhension. En somme, dans cette philosophie,
Rosny ne voulant point admettre la formation du complexe par le simple supprime
celui-ci et ne laisse que du complexe irréductible, ce qui, dès lors, nous
place en face d’une infinité d’inconnus. D’ailleurs, reporter sur les éléments
analytiques les attributs qui nous paraissent les caractéristiques des
synthèses me semble inadmissible. Cela revient à dire que la partie vaut le
tout et qu’il y a autant de possibilités de constructions géométriques avec une
seule ligne droite qu’avec cent. Toutes ces tentatives d’explications des choses
se ramènent en fait au problème fondamental de la connaissance elle-même. La
compréhension, l’explication du monde objectif et subjectif a pour but
essentiel de rechercher les similitudes, les ressemblances, les identités parmi
la diversité des choses à seule fin d’en trouver, par comparaison, les
processus morphologiques d’apparition, de formation, d’évolution ou de
disparition pouvant s’appliquer à tous les cas particuliers ou généraux.
Plusieurs faits inconnus pouvant s’expliquer par un seul fait connu ou,
inversement, plusieurs faits connus pouvant expliquer un fait inconnu, nous
voyons que la compréhension consiste à diminuer l’inconnu par une analyse
tendant à ramener ses éléments à du connu, autrement dit la compréhension de
l’univers suppose que la multiplicité de ses aspects peuvent être l’objet d’une
reconnaissance de notre part uniquement parce que cette diversité d’apparence
illimitée nous paraît formée d’éléments connus, groupés selon des dynamismes
également connus, ce qui exige des identités, des permanences, des répétitions
de ces éléments en mouvement. Nous sommes donc ramenés obligatoirement à
rechercher ce qu’est exactement la connaissance. Dans notre rapide exposé des
diverses philosophies nous avons vu que les philosophes, dans leurs
explications, ont constamment oscillé entre les conceptions issues du
témoignage des sens et les conceptions issues du raisonnement. Nous avons
également constaté que ces deux méthodes ont inévitablement abouti, quel que
soit le génie de leurs partisans, à des résultats à peu près identiques. La
méthode subjective aboutit à des actes de foi contradictoires heurtant notre
raison. La méthode objective, basée sur l’observation sensorielle, laisse de
côté la question qui intéresse précisément la plupart des humains : le rapport
du subjectif à l’objectif. Il importe donc dans cette recherche de la
connaissance de savoir quelle est la nature de ce que nous connaissons et ce en
quoi elle consiste. Nous pouvons déjà remarquer que la méthode purement
subjective, utilisant la connaissance déjà réalisée par des humains
relativement âgés, ne peut aucunement expliquer la formation de la connaissance
exclusivement rationnelle, puisque le propre de la conscience c’est d’être le
résultat des états psychiques existants et non d’assister, de toute éternité à
la contemplation de leur formation. C’est pourquoi toutes les digressions sur
l’intuition, la connaissance pure, les idées innées, la raison pure, etc.,
tendant à les séparer de toutes perceptions et influences expérimentales,
tournent dans un cercle vicieux puisqu’on affirme que la connaissance et la
certitude ne peuvent être fournies par les sens, qu’elles sont intuitives et
rationnelles, alors qu’on ne peut précisément faire abstraction de cette
inexpugnable expérience sensuelle subie depuis les origines mêmes de la vie. Si
nous utilisons la méthode objective et que nous observons la formation de la
connaissance chez un enfant, nous voyons qu’il y a là, chez le nouveau-né, un
organisme qui s’est construit dans l’utérus maternel selon les lois de la
matière vivante et qui ignore tout du monde extérieur. Les sensations, bien que
perçues, ne signifient rien pour l’enfant, tout comme la perception d’une
langue inconnue ne signifie rien pour nous. Ce qui donne un sens aux sensations
c’est la relation, très longue à s’établir, entre les différents états
subjectifs du moi et les coïncidences sensuelles. L’enfant est littéralement
baigné dans un monde phénoménal qui l’imprègne de sensations se rapportant
toujours à des états physiologiques, lesquels constituent toute la réalité pour
lui. Mais il est évident que ces états affectifs sont eux-mêmes des sensations
: sensations de faim, d’effort, de fatigue, d’énergie, de plaisir ou de
douleur, lesquels correspondent à cette sensation confuse du mouvement vital
lui-même, résultat de tout notre fonctionnement organique que nous appelons
kinesthésie. Si nous songeons au nombre incalculable de sensations subies par
l’enfant durant son éducation vitale ; si nous comprenons que tout ce qui
l’entoure le sature de trillons d’images se succédant dans l’espace et dans le
temps sans grandes variations ; si nous admettons qu’une seule vision, même
rapide, peut être composée d’un nombre prodigieux d’images successives, presque
identiques entre elles, nous comprendrons l’origine de la certitude et des
généralités. Dans cette répétition fabuleuse de sensations, l’organisme non
seulement conserve ce qui se répète souvent, mais il est encore davantage
déterminé par les répétitions fréquentes que par celles plus irrégulières, ce
qui, en définitive, place aussi bien les caractères généraux dans l’objet que
dans le sujet. Il est aussi aisé de constater que la conscience de l’enfant est
invariablement proportionnée à sa connaissance sensuelle, à sa richesse de perception,
mais il est également facile de constater que l’enfant, bien que percevant tout
ce que nous percevons, parfois même beaucoup mieux que nous-mêmes, n’en a pas
du tout une compréhension précise, ni une conscience égale à la nôtre. Ce qui
prouve que les perceptions ou sensations ne suffisent pas entièrement à
constituer toute la connaissance et que leurs modes de succession ou de
groupement dans l’espace et dans le temps exigent encore quelque chose pour se
préciser à notre entendement. C’est ici que les métaphysiciens ont excellé dans
l’art d’embrouiller l’évidence même. Ils ont résolument attribué à la raison le
pouvoir d’inventer les notions de temps et d’espace, mesures de toutes choses.
Or il est flagrant que le temps et l’espace sont les fils du mouvement, que
celui-ci n’est rien sans la sensation et que nous ne pouvons les concevoir
d’aucune façon dans l’immobilité absolue. Si l’enfant ne comprend pas ce qu’il
perçoit, ou s’il se l’imagine mal, c’est parce que ces sensations ne sont pas
absolument liées à des états organiques et que, de ce fait, l’ordre des choses
est sans intérêt pour lui. Dès que l’intérêt s’éveille il suit le processus des
causalités sensuelles et construit sa connaissance avec la rigide logique
enfantine et selon les procédés connus, en prolongeant l’expérience sensuelle
au delà même du sensuel. Ce qui prouve tout le contraire des affirmations
rationalistes. Il manque à l’enfant la nécessité de s’intéresser à ce qu’il
voit et cette nécessité ne peut exister, puisqu’elle manque de tous ses
éléments constituants qui ne se forment qu’avec son enrichissement sensuel.
Ainsi l’intérêt vital ou état affectif (curiosité, attention, etc.), est
nécessaire pour puiser dans ce flux incessant des sensations et cet intérêt
s’accroît progressivement en proportion de la multiplicité des images
sensorielles, amplifiant le pouvoir conquérant de l’être vivant. Nous pouvons
alors rechercher quelle est la nature de la sensation, quel est le rapport
entre le subjectif et l’objectif et en quoi consiste notre connaissance.
Autrement dit, comment les propriétés d’un objet peuvent pénétrer dans notre
cérébralité, sous forme de sensations et s’y conserver sous forme de souvenirs.
Ce que l’on sait des excitations nerveuses nous fait supposer que nos éléments
nerveux sont modifiés physico-chimiquement par les excitants et qu’entre la
nature des excitants et notre sensibilité s’établit un contact lié à notre état
général. Ce contact, ou image subjective, qui paraît être une sommation
colossale de modifications de notre substance nerveuse semble inexplicable
matériellement aux psychologues spiritualistes parce que tout souvenir, toute
sensation même, par le fait même qu’elle est consciente, ne ressemble en rien à
l’image objective qui n’est que matière. C’est l’immuable affirmation que ce
qui n’est pas de la pensée ne peut former de la pensée. Un psychologue
remarquable, Alfred Binet, critiquant la thèse matérialiste, émet la
supposition que l’examen du système nerveux d’un homme regardant un paysage ne
révélerait nullement, dans les ébranlements nerveux, la présence des arbres et
des maisons avec leurs formes et leurs couleurs et que toute les recherches
anatomiques du cerveau n’y ont jamais fait découvrir une image objective.
Proposant alors à son tour une explication de la matière et de la conscience,
il constate que la conscience ne perçoit aucunement les vibrations matérielles
de son propre système nerveux et qu’elle ne connaît que ce qui se passe au
dehors. Ce qui, d’après lui, dissimule précisément à notre investigation
objective supposée, les images subjectives, c’est la substance nerveuse
elle-même, mêlée à ces images. La conscience ne peut percevoir cette substance,
toujours égale à elle[1]même,
insuffisamment variée, tandis qu’elle perçoit parfaitement toutes les
excitations extérieures diverses et changeantes. Nos ébranlements nerveux
contiendraient donc toutes les propriétés des corps : formes, couleurs, bruits,
solidités, etc., etc., mêlées à notre propre substance et la conscience seule
en séparerait, par ses facultés abstractives, les images objectives. Nous
connaîtrions donc les choses comme elles sont véritablement. Mais pourquoi
faut-il que l’auteur détruise lui-même cette conception en affirmant que toutes
nos sensations sont fausses comme copies des objets matériels et qu’il nous est
défendu de faire une théorie de la matière, en elle-même, en termes de nos
sensations. Seule la matière empirique et physique pourrait se représenter
sensuellement. C’est admettre, implicitement, que la matière peut avoir
d’autres propriétés que celles que nous transmettent nos sens, mais si notre
connaissance est exclusivement sensuelle, si, d’autre part, toutes nos
sensations sont fausses, on se demande par quelle révélation extraordinaire on
pourra finalement savoir ce qui est vrai et ce qui est faux. Ce scepticisme est
le résultat de quelques expériences démontrant, paraît-il, le témoignage
contradictoire des sens. En voici le résumé : un même excitant détermine sur
nos diverses terminaisons nerveuses des impressions différentes ; inversement
des excitants différents déterminent sur la même terminaison la même sensation.
On en conclut donc que si l’unique est perçu diversement et le divers perçu
uniformément, nous ne sommes point renseignés exactement sur la réalité
objective. On ne fait pas attention, dans cette expérience fondamentale, que
l’on se contente uniquement d’opposer les sens entre eux et qu’on accorde
soudainement la réalité objective à l’un d’entre eux, pour servir de juge et
d’étalon, très arbitrairement au détriment des autres. De quel droit affirmer
que l’excitant créant des sensations diverses ne contient qu’une seule excitation
? De quel droit également affirmer que les différents excitants créant une même
excitation ne contiennent pas tous le même excitant, sinon en admettant comme
démontré que l’on connaît réellement la nature extra-sensuelle des excitants ?
Ce qui est la négation même de toute l’argumentation. Admettons au contraire
que les excitants ne sont que des synthèses et que chacun de nos sens s’est
spécialisé pour en percevoir analytiquement les éléments, et les contradictions
disparaissent. Le sceptique, enfermé dans sa subjectivité, ne peut s’expliquer
la multiplicité des faits objectifs s’imposant à sa volonté et qu’il ne peut
aucunement extraire de son moi. D’autre part le spectacle contradictoire de ses
efforts désespérés pour convaincre des êtres qui n’existent point, ou définir
des faits qu’il affirme inconnaissables détruit toute valeur documentaire à ces
fantaisies verbales. La théorie de Binet n’explique d’ailleurs pas la
conscience elle-même, ni le procédé extraordinaire par lequel la matière
inconnue peut soudainement se faire connaître à une conscience simple et
bornée, laquelle utilisant ces faux renseignements, devrait mener, me
semble-t-il, à sa plus rapide disparition le corps qui la loge si
témérairement. L’observation directe ne nous permettra peut être jamais de voir
si les éléments nerveux excités ont véritablement quelque chose de l’excitant ;
si la couleur, la forme ou le son courent le long des nerfs centripètes mais le
fait qu’entre notre représentation des choses et leur existence réelle notre
vie se réalise normalement prouve tout au moins que les relations sont justes.
Si ces relations sont justes, il faut donc admettre qu’à chaque variation
objective correspond une variation subjective et que notre cerveau conserve des
équivalents quelconques de ces variations. La difficulté consiste alors à
passer de cette variation et de ce mouvement cérébral matériel à l’état conscient
soi-disant immatériel mais précisément nous avons vu que la conscience se
développe en proportion de ces variations ou sensations. La conscience ne
serait donc que le rapport des sensations entre elles, rapport synthétique
englobant des sommations de sensations liées à l’état affectif de l’organisme.
Comme la matière vivante se différencie de la matière non-vivante par sa
faculté de persistance dans les diverses réactions physico-chimiques où les
autres substances se détruisent, les perceptions se conservent également et par
leurs rapports mutuels engendrent la pensée qui n’est pas plus immatérielle que
la lumière ou la pesanteur. Il n’y a donc pas plus de différence entre une
pensée et un mouvement qu’il y en a entre un mouvement et une couleur. Celle-ci
est une synthèse d’ondulations ; celle[1]là
une autre synthèse d’oscillations. Le passage du discontinu objectif au continu
subjectif s’explique alors par le seul fait que la connaissance ne pouvant
jaillir que d’une sommation de sensations, cette sommation ne peut. être
discontinue sous peine de disparaître ; tout comme disparaît la forme d’un
triangle dont on sépare les côtés. Ainsi la question de savoir-si l’image
subjective est identique à l’image objective et si notre cerveau contient
véritablement des paysages en miniature n’a plus aucun sens, car notre image
subjective, formée probablement d’innombrables éléments épars dans notre
cerveau ne peut révéler à l’anatomiste la plus petite figure d’arbre ou de
fleurs. L’anatomiste et le psychologue se placent à un point de vue analytique,
tandis que notre conscience est le résultat d’une action synthétique de nos
éléments nerveux pas plus visibles au microscope que la chaleur elle-même dont
on ne peut nier les effets synthétiques. Notre connaissance est donc un effet
du monde objectif et cet effet ne peut se différencier considérablement de sa
cause. Or, dans sa thèse psychologique, Binet affirme que si toutes nos
sensations sont vraies, cela revient exactement au même pour la compréhension
du, monde objectif que si toutes étaient fausses car étant toutes irréductibles
les unes aux autres aucune ne peut expliquer les autres et par cela même la
constitution de la matière. C’est expédier un peu vite une question de première
importance. Le but de la méthode objective, c’est précisément de ramener par
l’analyse toutes les choses perceptibles à des éléments communs. Mais Binet
lui-même pouvait remarquer que toutes les sensations sont susceptibles de
variations, d’augmentation ou diminution d’intensité, de modifications diverses
éveillant des idées de rapports, d’évaluations quantitatives. Si dans les
diverses analyses objectives nous ne trouvons pas toujours des odeurs, des
sons, ou des saveurs mais que, par contre nous rencontrons invariablement du
mouvement, je ne vois pas pourquoi nous choisirions l’odorat comme explication
universelle des choses. Il est donc infiniment plus logique de faire du
mouvement la base unificatrice de toutes nos sensations et des réalités
objectives puisqu’il est inévitablement présent à toutes nos sensations que de
ne prendre qu’un seul de ses aspects sous forme de son et de saveur. Nous voici
donc arrivé au terme de notre étude avec la certitude que notre connaissance
est essentiellement sensuelle, que les sensations elles-mêmes sont des effets
du monde objectif et que la différence entre l’objectif et le subjectif est de
nature identique à celle existant entre toute cause et son effet. Ce qui
revient à dire qu’il ne saurait y avoir plus de différence entre notre
connaissance de la matière et la matière elle-même, qu’entre deux états
consécutifs de cette matière. Que pouvons-nous tirer de cette connaissance positive
concernant les divers problèmes examinés par les philosophes antérieurs. Tout
d’abord, selon que ces problèmes se rapportent à la connaissance immédiate du
monde sensible, susceptible d’expériences et de démonstrations, ou qu’ils
envisagent la connaissance du monde extra-sensible au delà de notre espace et
de notre temps, nous pouvons les résoudre plus ou moins affirmativement. Le
premier mode de connaissance est actuellement représenté par la méthode
scientifique construisant patiemment une explication mécaniste de l’univers.
Que celui-ci soit constitué par les trois sortes d’atomes fluides de Clémence
Royer comprenant l’atome éthéré en nombre infini et les atomes vitalifères et
matériels en nombres finis ; que ce soit la conception radioactive de Gustave
Lebon nous représentant le monde comme une sorte de matérialisation et de
dématérialisation successives et incessantes de la substance s’évanouissant par
dissociations de ses innombrables éléments ; que ce soit la thèse
électro-magnétique qui nous explique ce même mode par un fourmillement
d’électrons, de ions, de quantas tourbillonnant vertigineusement en des
systèmes inimaginablement réduits, il est évident que ces divers systèmes
s’accordent au fond sur la substance et sur le mouvement perçu à notre échelle
sensuelle et qu’ils ne divergent mutuellement que dans leurs explications
Imaginatives extra-sensuelles. La biologie, la physiologie, la psychologie même
s’inspirent profondément de la méthode expérimentale. Des psychologues comme
Ribot et Fouillée ont établi une conception de la connaissance nettement
déterministe. Ribot fait de la conscience une simple spectatrice des faits et
ramène au premier plan les états affectifs de l’individu volontairement ignorés
par les spiritualistes ; Fouillée prenant les idées, non comme des abstractions
mais comme des centres d’énergie, les a dénommées des idées-forces ; ce qui se
rapproche quelque peu du concept de Charles Richet considérant le système
nerveux comme un accumulateur et un régulateur d’énergie. Enfin la biologie
relie le phénomène vital aux autres manifestations du monde objectif. Dans
cette voie, des biologistes remarquables tels que Lœb, Bonn, Edmond Perrier,
Derrier, Le Dantec ont précisé le caractère strictement physico-chimique de la
vie. Lœb, tout particulièrement, a démontré expérimentalement l’absence de
finalisme de la vie et les cas innombrables d’inadaptations vitales. L’œuvre de
Le Dantec est d’une puissance saisissante. Avec une logique très sûre il s’est
élevé, des manifestations les plus élémentaires de la vie, jusqu’à la
compréhension des problèmes les plus complexes intéressant notre activité.
Combattant énergiquement le scepticisme élégant de son ami Henri Poincaré,
affirmant que la vérité est une question de commodité, et la métaphysique
pragmatique de William James, présentant la vérité comme une question
d’avantage, d’intérêt, une invention humaine avantageuse, il s’est élevé contre
cette manière de penser complètement opposée à la méthode scientifique : « La
vérité, dit-il, n’est ni bonne, ni mauvaise, ni personnelle, ni même humaine ».
Sa philosophie nettement mécaniste est une des plus solides, des plus logiques
et des plus claires conceptions de l’univers. « Rien ne se passe à notre
connaissance qui ne soit susceptible de mesure » nous dit-il pour exprimer le
déterminisme le plus rigoureux qui seul peut expliquer l’univers. « Nous ne
connaissons que des synthèses qui, seules, sont à notre échelle sensuelle et,
hors de ces synthèses qui sont vraies, puisque nous vivons, nous n’avons pas le
droit d’imaginer l’inconnu d’après le connu. Ce qui est en dehors de notre
perception est pour nous inexistant, inconnaissable, métanthropique ». Tout
comme Huxley et Ribot il fait de la conscience un épiphénomène, une simple
spectatrice des faits subjectifs. Ses connaissances biologiques contribuèrent
considérablement à établir la solidité de ses certitudes par le spectacle
permanent des causes de vie et de mort, bien supérieur, comme critère de la
vérité, à toutes les subtilités métaphysiques évoluant mystiquement hors de
l’inflexible sélection vitale. Si nous passons maintenant au monde
extra-sensible, le monde que Le Dantec déclare métanthropique, l’étude des
questions du mouvement et de la substance en soi, de commencement absolu,
d’infini, nous entraînerait, vraisemblablement, dans les contradictions de
Renouvier, Bergson, Boutroux et autres métaphysiciens. Il nous suffira
d’indiquer rapidement les erreurs de raisonnement engendrant ces concepts pour
en comprendre l’inutilité. Tous les philosophes ayant pali sur le thème du
commencement de l’univers ont absolument voulu enfermer leurs adversaires entre
ces deux alternatives également inconcevables : le recul à l’infini ou la
création, sans remarquer qu’ils vivaient au temps présent et que ce temps
présent, seule réalité finie, pour des humains également finis, ne pouvait se
rapporter en aucune façon à l’infini du temps et de l’espace. Vouloir se
représenter l’une ou l’autre de ces alternatives c’est limiter, finir l’infini
; ce qui n’a aucun sens humain. La recherche de la substance en soi, le concept
d’étendue et de divisibilité viennent, nous l’avons vu, d’une incompréhension
de notre connaissance. Puisque nous ne connaissons que ce qui nous est transmis
par nos sens, il est facile de voir que l’étendue est un concept engendré par
le trait et la vision, lesquels sont des synthèses de perceptions spatiales. La
divisibilité est également un concept sensuel, une représentation mentale du
fractionnement des synthèses spatiales précédentes Au-dessous du seuil de
perception du tact et de la vision, il ne peut plus y avoir rien d’intelligible
pour nous, puisque précisément nous ne pensons qu’avec des images sensuelles.
Il y a donc à la limite de notre faculté perceptive une sensation minima qui
constitue la dernière synthèse perceptible, la plus petite étendue et lorsque
notre pensée divise encore cette étendue, elle l’augmente tout d’abord pour la
diviser ensuite. Et cela indéfiniment. En somme, nous coupons et recoupons
toujours la même étendue. La substance étant, pour nous, une synthèse
d’éléments, il est absurde et vain de rechercher ce qu’elle est en elle-même
car nous attribuerions à la partie ce qui est la conséquence du tout et que
nous ne pourrons jamais percevoir un seul élément puisque la perception n’est
qu’une synthèse d’éléments subjectifs heurtée par une autre synthèse d’éléments
objectifs. Il en est de même du mouvement en soi. Puisque jamais la
connaissance d’un mouvement ne s’est réalisée autrement que par des perceptions
successives et différentes de la substance, le mouvement est inévitablement une
synthèse de sensations déterminée par les états successifs de la substance et
il est absurde de l’en séparer ainsi que le font des énergétistes, tel
Bechterew, affirmant que : « derrière le mouvement des particules de matière
que nous tenons pour les manifestations de l’énergie, il y a quelque chose qui
ne peut être inclus dans le concept de matière » lequel « contient aussi à
l’état potentiel le psychique qui, dans certaines conditions, peut surgir de
l’énergie ». Expliquer la pensée, dont la nature est soi-disant inconnue et
reste irréductible à la matière, par une autre inconnue également différente de
la matière c’est, tout d’abord, ne rien expliquer du tout car l’explication
d’un mystère par un autre mystère n’est pas une explication ; c’est ensuite
revenir à la poussiéreuse conception dualiste de la matière, masse inerte et
amorphe, et de l’esprit animant cette matière. Si le matérialisme actuel
diffère profondément du matérialisme primitif par les récentes découvertes
scientifiques et les dernières investigations ultra[1]microscopiques et radio-actives sur la
constitution des corps ; si notre connaissance des choses prend une orientation
plus expérimentale, plus prudente et moins spéculative qu’aux temps reculés des
joutes sophistiques, la philosophie matérialiste représente dans tout le cours
de son évolution une sorte d’éclosion de la pensée véritable se dégageant
lentement de l’ignorance primitive et de la grossièreté des premiers concepts ;
une lutte irrésistible de l’intelligence audacieuse et méthodique refoulant
l’inconnu et les terreurs mystiques des premiers âges. Alors que le propre de
toutes les métaphysiques et de toutes les religions est d’enserrer l’individu
dans un réseau de croyances l’asservissant à d’absurdes et criminelles
obligations ; alors qu’elles obnubilent l’esprit critique, cristallisent
l’intelligence, favorisent l’ignorance, encouragent et développent la
superstition, le concept matérialiste dégage la personnalité humaine de ces
servitudes écrasantes, la libère des épouvantes et des terreurs, forme son
jugement et sa raison. Aucun progrès, aucune découverte, aucune amélioration
sociale qui soient véritablement issus d’une spéculation métaphysique ou d’une
mystique contemplation. Tout ce qui est savoir et bien-être est le résultat
d’un souci matériel, les conséquences d’un raisonnement libéré des croyances
superstitieuses, des tabous momifiants et de la peur. Nous pouvons même aller
plus loin. L’esprit métaphysique et religieux représente l’ancestrale mentalité
humaine mélangée de mysticisme, de morale et de naïves ingéniosités reculant
pas à pas devant l’envahissement progressif de l’esprit d’analyse et
d’observation. Incapable de résoudre aucune des questions qu’elle pose, la
métaphysique s’est totalement révélée impuissante à comprendre même que le
pourquoi des choses, ultime produit de la synthèse humaine finie, ne pouvait
avoir aucun sens réel par rapport aux éléments analytiques constituant
l’univers infini. Et ce n’est pas parce que le matérialisme présente une
explication logique ou illogique de l’univers qu’il est haï et méprisé, c’est
parce qu’il supprime les dieux et tous les bénéficiaires de la religiosité ;
c’est parce qu’il présente une explication claire et compréhensive d’un
fonctionnement universel, se suffisant à lui-même, sans mystère redoutable,
sans surnaturel angoissant ; c’est surtout parce que, ne recherchant uniquement
que ce qui est, il ne s’occupe point de morale et sépare nettement la vérité de
l’intérêt humain. Le matérialisme ne cherche pas la morale de l’univers, il
n’en cherche pas les finalités d’après le fini humain. Il explique seulement
comment nous sentons cet univers. Issu de l’esprit aventureux de l’homme, il
est l’expression, le résumé de ses découvertes L’homme peut utiliser ces
découvertes, se connaître, se comprendre et créer alors une morale humaine,
uniquement humaine, proportionnée à sa nature et à sa durée et non créer
l’étrange folie de faire tourner les mondes autour de son nombril. Ainsi la
philosophie matérialiste loin d’être le culte de l’immobile, du statique et du
stagnant nous apparaît comme l’histoire même de la naissance et de l’évolution
de l’intelligence humaine.
IXIGREC.
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