dimanche 7 novembre 2021

Les derniers mois de la vie de Lénine d'après le JOurnal de ses secrétaires Partie 4

 IV. — Le « testament »

 Les notes que Lénine commença à dicter le 23 décembre avaient pour but, comme il le déclarait dès la première ligne, de proposer au prochain Congrès du Parti « une série de changements dans notre système politique »8. Il énumère ensuite, avec une concision extrême, les raisons qui le poussent à les proposer : la direction du pays aura, sans doute, à faire face à une suite d'événements peu favorables, car la lutte internationale va s'aggraver. Il faut donc, en premier lieu, renforcer l'unité du Comité Central pour qu'il soit capable d'accomplir le travail urgent de réorganisation, ou plutôt de construction de l'appareil, et en même temps éviter au Parti le danger qui le guette : la scission qui peut résulter des luttes entre groupes ou personnalités. La stabilité du Parti étant, selon lui, en danger, c'est à ce danger qu'il accorde l'urgence et consacre ses notes. Tel était le problème qui l'inquiétait, comme il l'avait dit en exigeant le droit de dicter. Il propose alors quelques remèdes : une importante augmentation du nombre des membres du Comité Central, qui permettrait à cette assemblée de renforcer la stabilité du Parti. Il suggère d'accorder, sous certaines conditions, un caractère législatif aux décisions du Gospian, en faisant un pas dans ce domaine vers la position du camarade Trotski, « jusqu'à un certain point et à certaines conditions »4. Lénine fit envoyer aussitôt la première note du 23 décembre — nous ne l'avons appris que récemment — à Staline pour qu'il la transmette au Bureau politique. Mais Staline ne la montra sans doute à personne6. Ce nouvel indice d'un rapprochement avec Trotski, car il s'agissait là d'un sujet de litige entre Lénine et Trotski, qui les avait dressés l'un contre l'autre durant toute l'année 1922, ne pouvait pas tromper. Les notes qui suivirent auraient rassuré Staline s'il avait pu les voir. Mais, pendant un certain temps, elles ne furent communiquées à personne, Lénine désirant qu'elles restent « rigoureusement secrètes в1. Pour Lénine les divergences susceptibles d'engendrer la scission pouvaient avoir deux sources. La première était la base sociale même du régime, dont les assises reposaient sur l'alliance entre les ouvriers et les paysans ; s'il n'y avait pas d'entente entre ces deux classes, la Russie soviétique était irrémédiablement perdue. Mais cette éventualité était lointaine et improbable. Un danger plus immédiat de scission pouvait surgir des relations entre les dirigeants du Comité Central. C'est pourquoi Lénine esquissait un portrait des plus éminents d'entre eux. « Les rapports entre Staline et Trotski constituent le principal danger de scission, qui pourrait être évité, ce à quoi devrait entre autres servir, à mon avis, un accroissement de l'effectif du Comité Central. » Rédigées le 23 et le 24 décembre, alors que l'état de santé de Lénine est extrêmement grave et que la mort paraît proche, ces notes portent les traces d'un effort douloureux de réflexion, elles révèlent la volonté de dire l'essentiel et de ne pas manquer, par un mot imprudent, le but poursuivi : assurer la continuité d'un pouvoir stable aux mains d'un parti uni. Aux deux plus jeunes des six dirigeants dont Lénine trace le portrait, Buharin (34 ans) et Pjatakov (32 ans), Lénine ne ménage ni éloges ni critiques : Buharin est le plus brillant théoricien et le favori du Parti, mais ses conceptions ne sont pas entièrement marxistes (« il n'a jamais appris et, je pense, jamais pleinement compris la dialectique ») ; Pjatakov a de grandes capacités, mais il est « trop attaché au côté administratif des choses pour qu'on puisse s'en remettre à lui dans une question politique importante ». Ils peuvent d'ailleurs l'un et l'autre se corriger de leurs défauts. Sur Zinov'ev et Kamenev, une seule remarque dont l'interprétation présente quelque difficulté : « L'épisode d'Octobre n'était assurément pas un phénomène accidentel, mais il ne peut pas leur être imputé à crime personnellement, pas plus que le non-bolche visme à Trotski. » Ce rappel du passé vise-t-il à disculper Zinov'ev et Kamenev, à mettre en garde contre eux, ou les deux à la fois ? Il serait plus facile de répondre à la lumière de ce que Lénine dit des deux personnages principaux dont les traits de caractère peuvent, selon lui, provoquer une scission subite et « tout à fait involontairement ». Relisons le passage principal de ce portrait très connu : « Le camarade Staline en devenant Secrétaire général a concentré un pouvoir immense entre ses mains et je ne suis pas sûr qu'il sache toujours en user avec suffisamment de prudence. D'autre part, le camarade Trotski, ainsi que Га démontré sa lutte contre le Comité Central dans la question du Commissariat des Voies de communication, se distingue non seulement par ses capacités exceptionnelles — personnellement il est sans conteste l'homme le plus capable du Comité Central actuel — mais aussi par une trop grande confiance en soi et par une disposition à être trop enclin à ne considérer que le côté purement administratif des choses »l. La constatation que Staline et Trotski étaient « les deux chefs éminents » avait, par la place qu'elle accordait à Staline, de quoi étonner le pays, blesser Trotski, être discrètement considérée comme erronée par Zinov'ev et Kamenev qui, quelque temps après ce « testament », se croiront les plus forts dans le futur « triumvirat ». C'était de la part de Lénine lui-même une prise de conscience de deux faits nouveaux : l'importance du poste de Secrétaire général créé à peine huit mois plus tôt, et la possibilité pour son titulaire d'accumuler entre ses mains, en peu de temps, « un pouvoir immense ». D'autre part, la comparaison entre les deux chefs de file est conçue en des termes tels qu'il est impossible d'y déceler la moindre préférence. Il y a quelque injustice à reprocher à Trotski une attitude trop administrative née des exigences et des circonstances de la guerre civile ; mais Lénine voyait juste en relevant certaines insuffisances de Trotski dans l'action politique. Trotski sort de ce « testament » un peu amoindri, surtout parce qu'il y est mis sur le même niveau que Staline et que son « non-bolchevisme » s'y trouve rappelé, même si c'est pour être relégué dans les combles du passé. Staline, par contre, à qui Lénine ne trouve rien à reprocher, ni politiquement ni personnellement, est pourtant l'objet d'une réserve : saura-t-il user avec assez de prudence de son immense pouvoir ? Pratiquement, cette réserve, quelle que fût sa valeur d'intuition prophétique, n'avait pas d'importance politique en 1923 et ne pouvait nuire à Staline. Si les notes de Lénine s'étaient interrompues à ce stade, et avaient été lues ensuite à la tribune d'un Congrès du Parti, elles seraient apparues comme dominées par un souci d'équilibre et par le désir d'éviter la scission. Souci d'équilibre parce que, dans la manière dont le document est rédigé, louanges et blâmes sont si judicieusement répartis et si visiblement pesés, que leur caractère intentionnel saute aux yeux. Car Lénine ne pouvait pas « léguer » son pouvoir. Il n'était pas un monarque et ne se sentait pas autorisé à proposer au Parti un dauphin. En attendant de « quitter les rangs », il essayait de ne pas nuire à la cohésion de son parti par une préférence personnelle trop marquée ; il n'en avait peutêtre pas encore au moment où il dictait ces premières notes. Même s'il sympathisait alors déjà davantage avec Trotski, il devait le cacher intentionnellement dans son bilan des défauts et des qualités de celui-ci pour éviter d'envenimer les relations entre les dirigeants. Il ne pouvait pas ne pas savoir quelle était l'attitude de ses anciens compagnons, Zinov'ev et Kamenev, ainsi que de Staline et de différents cercles de militants envers Trotski. Le non-bolchevisme de Trotski jusqu'à la veille de la Révolution servait souvent contre lui dans de nombreuses querelles au cours desquelles Lénine devait souvent user de son prestige pour le défendre ou pour l'épauler. Ses notes sur le Gosplan, où Lénine analyse avec insistance les qualités requises pour diriger n'importe quelle grande institution de l'État (il en parle le 27, y revient le 28 et y insiste encore le 29) valent sans doute aussi pour les hommes qui exercent les fonctions suprêmes de l'État. Le dirigeant doit posséder une solide préparation scientifique dans l'une des branches de l'économie ou de la technologie, doit être capable d'attirer les gens, de guider et de contrôler leur travail et être en même temps un organisateur et un administrateur. Malgré son équilibre formel, savamment conçu, dans l'analyse psychologique des personnes, le « testament » enregistre un fait primordial qui détruit d'avance tout l'équilibre qu'il tentait d'instaurer : l'un des chefs cités — et un seul — occupait une position politique privilégiée et détenait un « pouvoir immense ». Les autres étaient donc extrêmement désavantagés. Ce détail, sur lequel Lénine, pour le moment, ne dit rien conduira à la liquidation physique des cinq autres dirigeants par le sixième. Comme l'état de sa santé le lui permettait encore, Lénine continua son travail et, dix jours après la rédaction des premières notes, alors que son attention se tournait vers d'autres problèmes, le 4 janvier 1923, il ajouta à son « testament » une note, la dernière, qui ruinait de fond en comble le savant équilibre des premiers textes, ou plutôt, corrigeait radicalement le déséquilibre de fait. Il proposait de déposer Staline de son poste de Secrétaire général : « Staline est trop brutal, et ce défaut, pleinement supportable dans les relations entre nous, communistes, devient intolérable dans les fonctions de Secrétaire général. C'est pourquoi je propose aux camarades de réfléchir au moyen de déplacer Staline de ce poste et de nommer à sa place un homme qui, sous tous les rapports, se distingue de Staline par une supériorité — c'est-à-dire qui soit plus patient, plus loyal, plus poli et plus attentionné envers les camarades, moins capricieux, etc. » N'était-ce pas là le résultat d'une réaction brusque, prise sous le coup de quelque événement irritant ? On est tenté de songer ici à la brutale algarade de Staline avec Krupskaja survenue le 22 décembre. Lénine, comme il le dit dans une lettre écrite deux mois plus tard à Staline, n'était pas homme à pardonner de telles grossièretés : « Je n'ai pas l'intention d'oublier si facilement ce qui a été fait contre moi, et il va de soi que ce qui est fait contre ma femme, je le considère comme dirigé contre moi »l. Mais Krupskaja n'avait pas fait part à Lénine de cet incident dans les dernières journées de décembre. Lénine était alors trop malade et une telle affaire pouvait l'ébranler dangereusement. Krupskaja s'était donc soulagée en se plaignant amèrement à Kamenev, dans une lettre que l'on trouvera en annexe. Peut-être révéla-t-elle l'incident quelques jours plus tard, quand l'état de santé de Lénine se fut amélioré ; peutêtre Lénine, qui observait son entourage avec une attention aiguë, décela-t-il chez sa femme à bout de nerfs, des signes d'une affliction particulière. Lénine aurait alors dicté sa note contre Staline. Cette hypothèse pourrait se trouver renforcée par le fait que, dans cette note, Lénine ne parle que de défauts de caractère — grossièreté, déloyauté, caprices — qui se sont exprimés dans son comportement envers Krupskaja, mais ne lui reproche aucun défaut d'ordre politique. Les rédacteurs des Œuvres, eux, supposent que Krupskaja n'a raconté l'événement à Lénine qu'au début du début du mois de mars. Sur ce point on en est encore réduit à des hypothèses. En tout état de cause une offense de caractère personnel ne suffit pas à expliquer un acte politique de si grande portée, destiné à bouleverser le Comité Central. Lénine avait, pour agir comme il le fit, des raisons autrement importantes ; on peut s'en convaincre en lisant les notes sur la question nationale et sur l'autonomie, dictées le 30 et le 31 décembre. Ces textes sont parmi les plus importants du « testament » ; ils permettent de mesurer l'inquiétude de Lénine et sa claire conscience des dangers qui menaçaient l'État soviétique. Il exprima d'abord son regret de n'être pas intervenu plus tôt dans le débat sur la question nationale, reconnaissant que sa maladie l'avait empêché de voir clair et que le rapport de Dzeržinskij avait été pour lui une révélation. Si Ordjonikidze avait pu se laisser aller jusqu'à frapper un opposant, on pouvait mesurer « dans quel marais ils s'étaient enfoncés ». La connaissance que Lénine avait de la Russie, de la bureaucratie russe « à peine badigeonnée d'un vernis soviétique » et surtout du caractère du « Russe authentique, du Grand-Russe, de ce chauvin, de ce gredin et de cet oppresseur qu'est au fond le bureaucrate russe typique », lui permettait de se rendre compte que son régime n'avait pas fait le nécessaire pour défendre les nations minoritaires contre l'invasion des argousins (derîimordy) russes. Mais sa critique allait encore plus loin. Les coupables n'étaient pas seulement les transfuges de l'ancien appareil oppresseur : l'oppression venait cette fois des chefs du plus haut rang du Parti. Lénine déclarait clairement qu'une pareille situation, qu'il découvrait avec stupéfaction et avec un sentiment de culpabilité, « éveillait la suspicion sur la sincérité de nos principes, sur notre justification de principe de la lutte contre l'impérialisme. Or demain sera justement dans l'histoire mondiale la journée du réveil définitif des peuples opprimés par l'impérialisme, et du commencement d'une longue et âpre bataille pour leur affranchissement ». Selon lui, les chefs du Parti n'avaient pas compris le principe même qui devait les guider vers la solution du problème national dans un esprit internationaliste. Il incombait au prolétariat, dans son propre intérêt d'ailleurs, de conquérir la confiance des allogènes. Ces derniers étaient profondément méfiants à l'égard de la nation majoritaire, coupable à leur égard d'offenses et d'injustices ; et la grande nation adopterait une attitude bourgeoise si elle se contentait de proposer une simple égalité formelle. Pour réparer les torts commis envers les petites nations, la nation des anciens oppresseurs était obligée d'admettre « une inégalité » à son détriment pour compenser l'inégalité de fait qui continuait d'exister dans la vie. Telle n'était pas l'attitude de Staline, d'Ordzonikidze, ni de Dzeržinskij, dont Lénine condamne les agissements en des termes d'une sévérité telle qu'ils traduisent une hostilité politique profonde. Ordžonikidze et Staline sont accusés d'avoir agi en « brutes grandrusses », d'avoir enfreint les règles de l'internationalisme prolétarien et d'avoir adopté une attitude impérialiste. Lénine exigeait donc un « châtiment exemplaire » pour Ordžonikidze (il s'agissait, selon Trotski, de l'exclure du Parti, au moins pour un temps) et une mise en accusation de Staline et de Dzeržinskij, tous deux politiquement responsables « de cette entreprise vraiment nationaliste grand-russe » ; en même temps, les accusations qu'ils lançaient contre les « déviationnistes » furent retournées par Lénine, nous le verrons, contre les accusateurs eux-mêmes. Lénine admet alors que toute l'entreprise d'autonomisation « était probablement injuste dans son essence et prématurée ». Il est d'accord pour laisser subsister l'Union, tout en étant prêt, si l'expérience l'impose, à faire marche arrière et à ne garder de cette Union que la seule unification des domaines diplomatique et militaire, reconstituant l'indépendance complète des anciens commissariats dans tous les autres domaines ; c'est-à-dire que dès le prochain Congrès des Soviets l'on reviendrait aux relations antérieures. Cette révision, on le verra, ira encore plus loin. Aussi peut-on déjà légitimement penser, comme le fait l'historien américain R. Pipes, que si Lénine n'avait pas été terrassé définitivement au mois de mars, « la structure finale de l'Union Soviétique serait très différente de celle que Staline lui donna ultérieurement w1. Signalons que Lénine dictait ces réflexions sur le problème national juste au moment où s'ouvrait le Congrès des Soviets qui entérina le système que Lénine mettait si âprement en doute. « Ce ne fut pas par hasard », affirme Fotieva ; à ce moment précis « il éprouvait, avec une force accrue, une inquiétude quant à la solution correcte de la question nationale »2. La critique de la politique nationale de Staline et de son comportement envers les Géorgiens, dont nous avons vu la violence, explique assez le revirement de Lénine qui aboutit à la demande de destitution de Staline. L'incident avec Krupskaja, même s'il était connu de Lénine à ce moment, ne pouvait donc jouer qu'un rôle secondaire. 

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