INTRODUCTION
I.
— Les débuts de la maladie
Alors
que la NEP commençait seulement à fonctionner et que s'annonçait une accalmie
tant sur le plan international que dans le pays, Lénine tomba malade. Dans
l'appareil dirigeant de l'U.R.S.S., nombre de choses commençaient à se faire à
son insu, contre son gré ou parfois même contre lui.
Il
était déjà fortement atteint vers la fin de l'année 1921 lorsqu'il fut obligé
d'abandonner ses activités politiques pendant plusieurs semaines. Au cours de la
première moitié de l'année suivante, sa capacité de travail fut limitée et ne
cessa de diminuer. Le 25 mai 1922 il eut une attaque catastrophique qui laissa
des traces profondes : paralysie de la main et de la jambe droites, et
perturbation (sinon perte) de la parole.
La
convalescence fut lente et pénible : « Vous comprenez, dira-t-il plus tard à
Trotski, je ne pouvais plus ni parler ni écrire. [...] Il fallait que je
réapprenne à le faire »x. Sa robuste constitution le tira d'affaire une fois de
plus, mais il ne reprit le travail que le 2 octobre, sans que sa santé fût
entièrement rétablie. La dernière attaque, les symptômes de fatigue et de
malaise, ses fréquentes absences aux réunions ne pouvaient échapper à ses
collègues du Sovnarkoni et du Bureau politique. Dans le cercle étroit des
dirigeants le problème de la succession était, sans doute, posé.
La
reprise du travail constitua probablement pour Lénine une épreuve. Alfred
Rosmer, qui Га vu apparaître à la tribune du IVe Congrès de l'Internationale,
le 13 novembre 1922, témoigne :
« Ceux qui le voyaient pour la première
fois dirent : c'est toujours Lénine. Aux autres l'illusion n'était pas permise.
Au lieu du Lénine alerte qu'ils avaient connu, l'homme qu'ils avaient devant
eux restait durement marqué par la paralysie : ses traits demeuraient figés,
son allure était celle d'un automate ; sa parole habituelle, simple, rapide,
sûre d'elle, était remplacée par un débit hésitant, heurté ; parfois des mots
lui manquaient : le camarade qu'on lui avait adjoint l'aidait mal, Radek
l'écarta et le remplaça ».
Son
renouveau d'activité ne dura pas longtemps. Le 13 décembre les attaques
reprendront et Lénine sera obligé d'abandonner une fois encore toute activité
publique, mais cette fois pour toujours.
Sa
participation aux affaires publiques au cours de l'année 1922 fut donc
considérablement réduite. Ce fait, ainsi que les événements de toute cette
période, ont joué un rôle capital dans les destinées de la Russie soviétique.
La machine gouvernementale créée sous Lénine, bien plus au gré des
circonstances que par l'effet d'une volonté préméditée, continuait à tourner
sans sa participation ou presque. Ses compagnons du Bureau politique
s'habituaient à gouverner seuls et prenaient goût à cette indépendance due à
l'absence du « vieux ». Mais leur manière d'agir et leur style s'inspiraient
surtout de l'expérience et de la routine de la période précédente.
Au
début de l'année, Lénine avait accepté ou suggéré lui-même la nomination de
Staline au poste nouvellement créé de Secrétaire général. Ce poste n'avait pas
encore d'importance essentielle. Mais au cours de l'année 1922 — et l'absence
de Lénine y fut pour beaucoup — le poste et son titulaire prirent de
l'importance à la surprise, peut-être, de Lénine lui-même. Tandis que la
capacité de travail de Lénine s'affaiblissait et que la direction des affaires
publiques lui échappait de plus en plus, Staline s'affirmait comme un meneur,
se rodait, prenait de l'assurance, non seulement sans Lénine mais assez souvent
contre lui. Il s'entourait aussi d'hommes qui lui convenaient, une coterie à sa
dévotion se cristallisait progressivement sans même que la plupart des
dirigeants eux-mêmes s'en rendissent compte. On saisit déjà cette évolution
quand on examine l'affaire dite « du commerce extérieur » et, mieux encore,
dans les méandres du « conflit géorgien » — deux grands sujets de combat, pour
Lénine à livrer contre ses coéquipiers et où se reflètent tous les problèmes du
régime alors que commence l'éclipsé de son chef.
Le
problème du monopole du commerce extérieur se posa avec une certaine âpreté
vers la fin de 1921 quand le délégué soviétique aux pourparlers de Riga,
Milutin, promit à ses interlocuteurs étrangers l'abolition de ce monopole2. On
ne sait qui lui donna des instructions à ce sujet, mais il est clair que la
majorité, probablement, des chefs du Parti, cherchait à régler ce problème dans
l'esprit général de la NEP. Doutant de la capacité du Commissariat au Commerce
extérieur de mener à bien les échanges extérieurs, et soucieux de les
développer au plus vite, Buharin, Sokol'nikov, Frumkin, d'autres encore,
préconisaient soit l'affaiblissement des rigueurs du monopole, soit son
abolition pure et simple. Staline était aussi partisan de l'une ou l'autre
mesure.
Mais
Lénine voyait là une atteinte inadmissible aux intérêts du pays et une erreur
capitale. Selon lui, il était imprudent et néfaste de permettre aux
exportateurs étrangers d'entrer en contact direct avec les hommes d'affaires
privés, les nepmany de l'intérieur, car alors « les étrangers allaient racheter
et emporter à l'étranger tout ce qui possédait de la valeur » en Russie. Mais
l'argument le plus pressant concernait la réalité sociale fondamentale de la
Russie, c'est-à-dire la prédominance de la paysannerie. Les contrebandiers qui
violaient le monopole du commerce extérieur et qui servaient d'argument aux
partisans de son affaiblissement n'étaient qu'une poignée de « spécialistes ».
« Avoir maille à partir avec toute la paysannerie qui se défendrait comme un
seul homme et se battrait contre le pouvoir qui essaierait de la priver de ses
propres avantages »x, ce serait une autre affaire.
Lénine
accumulait preuve sur preuve pour tenter de convaincre le Comité Central de la
justesse de ses vues. Seul le maintien rigide du monopole du commerce extérieur
permettrait de pallier la fragilité économique du pays face à un marché
international capable d'offrir des prix très avantageux au paysan russe. La
moindre brèche dans la muraille du monopole finirait par détruire la faible
industrie nationale et susciterait une alliance entre les forces du capitalisme
international d'une part, les hommes d'affaires et l'ensemble de la paysannerie
russe d'autre part, contre le pouvoir des soviets.
Au
mois de mars les arguments de Lénine semblaient devoir l'emporter et le
monopole fut confirmé par une série de décrets. Mais ce ne fut qu'une trêve.
Lénine constata avec inquiétude que le Gouvernement et le Comité Central ne
cessaient de remettre cette question à l'ordre du jour et de contester le statu
quo obtenu par Lénine, en formulant sans cesse différents projets pour modifier
le monopole du commerce extérieur.
Ces
hésitations incessantes nuisaient considérablement aux pourparlers des
représentants commerciaux soviétiques avec les milieux d'affaires à l'étranger.
Krestinskij, alors représentant commercial à Berlin, le signale à Lénine. Les
étrangers, sachant que le monopole du commerce extérieur pouvait être abrogé,
préféraient sans doute attendre la possibilité d'entrer en contact avec des
commerçants privés plutôt que de conclure des affaires avec l'inconnu qu'était
dans ce domaine le Gouvernement soviétique.
Lénine,
agacé, finit par exiger, dans une lettre à Staline, que le principe du monopole
fût réaffirmé et que fussent interdits tous les projets tendant à l'affaiblir.
A cette occasion peut-être, Lénine découvrit que le Gensek n'était pas du tout
d'accord avec lui et qu'il lui tenait tête avec une assurance grandissante. Sur
la lettre de Lénine, Staline griffonna la note suivante : « A cette étape, je
ne m'oppose pas à l'interdiction formelle du commerce extérieur. Je crois
pourtant que l'affaiblissement sera inévitable ».
Les
propositions de Lénine furent adoptées par le Bureau politique le 22 mai, mais
au cours de son absence prolongée en raison de sa première paralysie, les
adversaires du monopole réussirent finalement leur coup. Quelques jours après
le retour de Lénine au travail, le Comité Central, lors de sa session du 6
octobre, entérina les propositions de Sokol'nikov tendant à introduire
d'importantes dérogations au monopole d'État. Lénine, souffrant, était absent.
Il ressentit cette décision comme un véritable coup. Selon son habitude il
engagea la bataille pour exiger du Comité Central la révision de sa décision,
et commença immédiatement à préparer le terrain pour gagner la deuxième manche
à la prochaine session plénière. Il fallait d'abord obtenir du Comité Central
qu'il soumît la question à son prochain ordre du jour. Pour y aboutir Lénine
envoya lettre sur lettre aux membres du Bureau politique, aux membres du Comité
Central, aux hauts fonctionnaires, invita chez lui Staline et d'autres
personnalités, rechercha activement des appuis, souvent discrètement, parmi les
membres importants du Gouvernement. Cette préoccupation engloutit la plupart de
son temps à partir de son retour aux affaires. Fait significatif : le il
octobre, il invite Trotski pour s'entretenir avec lui, notamment de ce
problème. Deux jours plus tard, il envoie une lettre urgente au Bureau
politique, exigeant en termes catégoriques la révision de la décision prise. Le
Bureau dut céder un peu de terrain : il décida de soumettre aux membres du
Comité Central la requête de Lénine. Cette fois encore Staline fit accompagner
la lettre de Lénine d'une note : « La lettre du camarade Lénine ne m'a pas fait
changer d'avis quant à la justesse de la décision du plenum concernant le
commerce extérieur ».
Pourtant,
il céda, comme d'ailleurs la plupart des membres du Comité Central, et se
déclara d'accord pour réexaminer le problème, « vu l'insistance du camarade
Lénine à demander la révision de la question ». La majorité du Comité Central
accéda donc à cette demande insistante et Lénine, en attendant la session,
œuvra pour mobiliser des partisans et « travailler » les membres du Comité
Central. Mais l'état de sa santé s'aggravait et il sentait qu'il ne pourrait
pas être présent au plenum. Sachant que Trotski était, comme lui, partisan du
monopole, il lui proposa, le 12 décembre, de faire cause commune. Trotski
répondit sur-le-champ, mais saisit l'occasion pour revenir à sa vieille idée :
renforcer le rôle du Gospian, notamment dans la régulation du commerce
extérieur.
Lénine
préféra ajourner cette deuxième question en faisant comprendre qu'il était prêt
à des concessions là-dessus. L'accord de principe étant acquis sur la question
essentielle, Lénine insista auprès de Trotski, en des termes de plus en plus
cordiaux, pour qu'il se chargeât de la défense de leur thèse commune : « en
tout cas, je vous prie d'entreprendre au plenum prochain la défense de notre
point de vue commun d1.
Au
cours des journées du 12 au 15 décembre une correspondance très assidue
s'engagea entre les deux hommes, ainsi qu'avec quelques hauts fonctionnaires
acquis à la thèse de Lénine — au cours de ces journées, rappelons-le, Lénine se
préparait à quitter les affaires — , et une tactique commune fut mise au point
prévoyant qu'en cas d'échec, Lénine et Trotski reviendraient à la charge devant
la fraction communiste du prochain Congrès des Soviets, et plus tard devant le
Congrès du Parti. Le 15 décembre Lénine conclut : « Camarade Trotski ! Je crois
que nous nous sommes entendus en tout. Je vous prie d'annoncer au plenum notre
solidarité. »
II
ajouta dans un post-scriptum qu'il rejetait toute tergiversation et tout
ajournement du débat qui tirerait prétexte de la maladie de Lénine et
insisterait sur la nécessité de sa présence. « L'ajournement, qui rend
absolument instable notre politique dans un des problèmes essentiels, me trouble
dix mille fois plus. »2 Le même jour, dans une lettre à Staline et aux autres
membres du Comité Central, il annonça qu'il venait de mettre en ordre ses
affaires. Mais il leur annonça encore une autre nouvelle, qui dut produire un
effet profond sur les membres du Comité Central : « J'ai mis au point,
déclara-t-il, un accord avec Trotski sur la défense de mes opinions concernant
le monopole du commerce extérieur ». Au Comité Central et au Bureau politique
le problème de la succession préoccupait, discrètement, le groupe des
dirigeants ; Trotski marquait des points auprès de Lénine, exacerbait
l'hostilité qui couvait depuis déjà longtemps parmi les vieux compagnons
d'émigration de Lénine ou parmi les anciens militants clandestins de
l'intérieur. La lettre de Lénine devait resserrer les rangs des « anciens »
pour lesquels Trotski n'était qu'un intrus hautain et insupportable. Le futur
triumvirat — Staline, Kamenev, Zinov'ev, dont la seule raison d'être était la
haine de Trotski et la volonté de lui barrer la route du pouvoir — commençait à
naître au cours de ces journées1. D'autant que Lénine, dans un autre
post-scriptum, disait plus et mieux. Il déclara encore une fois son hostilité à
tout ajournement du débat sous prétexte qu'il fallait attendre sa guérison, «
car je suis persuadé que Trotski défendra mes opinions tout aussi bien que
moi-même... »
De
tels propos ne pouvaient que faire monter la tension, la méfiance et la
jalousie au sein du Bureau politique.
Le 18
décembre, le Comité Central réuni en session plénière annula sa décision
précédente qui avait tant tourmenté Lénine. Staline céda sur toute la ligne ;
c'était déjà sa méthode préférée quand il se sentait en position d'infériorité
et n'avait pas de chances de l'emporter. Lénine, déjà alité, heureux du succès
remporté, félicita Trotski avec enthousiasme : « On dirait que la forteresse a
été prise sans coup férir, par une simple manœuvre. Je propose de ne pas
s'arrêter là et de continuer l'offensive... »
On
verra plus loin comment cette lettre fera perdre son sang-froid à Staline. Pour
le moment, nous pouvons tirer quelques conclusions du déroulement de cette
bataille du monopole. Elle nous montre d'abord l'attitude réelle de Lénine
envers la NEP : il la voulait, on le verra encore, pour longtemps ; mais une
série de textes, dont certains récemment publiés pour la première fois,
révèlent aussi son sens aigu des dangers que cette politique faisait peser sur
le régime, et des contradictions intérieures que connaîtrait la société
soviétique tant que durerait ce système d'économie mixte à prépondérance
paysanne. Les conditions de « l'alliance avec la paysannerie » devaient être
recherchées dans un savant dosage, souple et prudent, d'amples concessions aux
intérêts et préjugés de la paysannerie allant de pair avec le maintien de
verrous de sécurité : pas de liberté de commerce extérieur qui ferait perdre au
pouvoir tout contrôle des prix, et finalement du marché et de la paysannerie ;
pas de liberté politique non plus, « car la paysannerie sans le capitalisme ne
peut ni vivre ni produire ; tandis que sans la propagande des
socialistes-révolutionnaires et des mencheviks, le paysan russe, lui, nous
l'affirmons, peut vivre ». Dans ce domaine Lénine ne s'abandonnait pas à la
démagogie : « nous ne promettons aucune liberté ni aucune démocratie ». Les
libertés ne seront pas accordées, en effet, « tant que nous n'aurons pas acquis
une assurance définitive contre l'attaque de la bourgeoisie »
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