dimanche 7 novembre 2021

Les derniers mois de la vie de Lénine d’après le Journal de ses secrétaires Partie 1

 

INTRODUCTION

 

I.               — Les débuts de la maladie

Alors que la NEP commençait seulement à fonctionner et que s'annonçait une accalmie tant sur le plan international que dans le pays, Lénine tomba malade. Dans l'appareil dirigeant de l'U.R.S.S., nombre de choses commençaient à se faire à son insu, contre son gré ou parfois même contre lui.

Il était déjà fortement atteint vers la fin de l'année 1921 lorsqu'il fut obligé d'abandonner ses activités politiques pendant plusieurs semaines. Au cours de la première moitié de l'année suivante, sa capacité de travail fut limitée et ne cessa de diminuer. Le 25 mai 1922 il eut une attaque catastrophique qui laissa des traces profondes : paralysie de la main et de la jambe droites, et perturbation (sinon perte) de la parole.

La convalescence fut lente et pénible : « Vous comprenez, dira-t-il plus tard à Trotski, je ne pouvais plus ni parler ni écrire. [...] Il fallait que je réapprenne à le faire »x. Sa robuste constitution le tira d'affaire une fois de plus, mais il ne reprit le travail que le 2 octobre, sans que sa santé fût entièrement rétablie. La dernière attaque, les symptômes de fatigue et de malaise, ses fréquentes absences aux réunions ne pouvaient échapper à ses collègues du Sovnarkoni et du Bureau politique. Dans le cercle étroit des dirigeants le problème de la succession était, sans doute, posé.

La reprise du travail constitua probablement pour Lénine une épreuve. Alfred Rosmer, qui Га vu apparaître à la tribune du IVe Congrès de l'Internationale, le 13 novembre 1922, témoigne :

« Ceux qui le voyaient pour la première fois dirent : c'est toujours Lénine. Aux autres l'illusion n'était pas permise. Au lieu du Lénine alerte qu'ils avaient connu, l'homme qu'ils avaient devant eux restait durement marqué par la paralysie : ses traits demeuraient figés, son allure était celle d'un automate ; sa parole habituelle, simple, rapide, sûre d'elle, était remplacée par un débit hésitant, heurté ; parfois des mots lui manquaient : le camarade qu'on lui avait adjoint l'aidait mal, Radek l'écarta et le remplaça ».

Son renouveau d'activité ne dura pas longtemps. Le 13 décembre les attaques reprendront et Lénine sera obligé d'abandonner une fois encore toute activité publique, mais cette fois pour toujours.

Sa participation aux affaires publiques au cours de l'année 1922 fut donc considérablement réduite. Ce fait, ainsi que les événements de toute cette période, ont joué un rôle capital dans les destinées de la Russie soviétique. La machine gouvernementale créée sous Lénine, bien plus au gré des circonstances que par l'effet d'une volonté préméditée, continuait à tourner sans sa participation ou presque. Ses compagnons du Bureau politique s'habituaient à gouverner seuls et prenaient goût à cette indépendance due à l'absence du « vieux ». Mais leur manière d'agir et leur style s'inspiraient surtout de l'expérience et de la routine de la période précédente.

Au début de l'année, Lénine avait accepté ou suggéré lui-même la nomination de Staline au poste nouvellement créé de Secrétaire général. Ce poste n'avait pas encore d'importance essentielle. Mais au cours de l'année 1922 — et l'absence de Lénine y fut pour beaucoup — le poste et son titulaire prirent de l'importance à la surprise, peut-être, de Lénine lui-même. Tandis que la capacité de travail de Lénine s'affaiblissait et que la direction des affaires publiques lui échappait de plus en plus, Staline s'affirmait comme un meneur, se rodait, prenait de l'assurance, non seulement sans Lénine mais assez souvent contre lui. Il s'entourait aussi d'hommes qui lui convenaient, une coterie à sa dévotion se cristallisait progressivement sans même que la plupart des dirigeants eux-mêmes s'en rendissent compte. On saisit déjà cette évolution quand on examine l'affaire dite « du commerce extérieur » et, mieux encore, dans les méandres du « conflit géorgien » — deux grands sujets de combat, pour Lénine à livrer contre ses coéquipiers et où se reflètent tous les problèmes du régime alors que commence l'éclipsé de son chef.

Le problème du monopole du commerce extérieur se posa avec une certaine âpreté vers la fin de 1921 quand le délégué soviétique aux pourparlers de Riga, Milutin, promit à ses interlocuteurs étrangers l'abolition de ce monopole2. On ne sait qui lui donna des instructions à ce sujet, mais il est clair que la majorité, probablement, des chefs du Parti, cherchait à régler ce problème dans l'esprit général de la NEP. Doutant de la capacité du Commissariat au Commerce extérieur de mener à bien les échanges extérieurs, et soucieux de les développer au plus vite, Buharin, Sokol'nikov, Frumkin, d'autres encore, préconisaient soit l'affaiblissement des rigueurs du monopole, soit son abolition pure et simple. Staline était aussi partisan de l'une ou l'autre mesure.

Mais Lénine voyait là une atteinte inadmissible aux intérêts du pays et une erreur capitale. Selon lui, il était imprudent et néfaste de permettre aux exportateurs étrangers d'entrer en contact direct avec les hommes d'affaires privés, les nepmany de l'intérieur, car alors « les étrangers allaient racheter et emporter à l'étranger tout ce qui possédait de la valeur » en Russie. Mais l'argument le plus pressant concernait la réalité sociale fondamentale de la Russie, c'est-à-dire la prédominance de la paysannerie. Les contrebandiers qui violaient le monopole du commerce extérieur et qui servaient d'argument aux partisans de son affaiblissement n'étaient qu'une poignée de « spécialistes ». « Avoir maille à partir avec toute la paysannerie qui se défendrait comme un seul homme et se battrait contre le pouvoir qui essaierait de la priver de ses propres avantages »x, ce serait une autre affaire.

Lénine accumulait preuve sur preuve pour tenter de convaincre le Comité Central de la justesse de ses vues. Seul le maintien rigide du monopole du commerce extérieur permettrait de pallier la fragilité économique du pays face à un marché international capable d'offrir des prix très avantageux au paysan russe. La moindre brèche dans la muraille du monopole finirait par détruire la faible industrie nationale et susciterait une alliance entre les forces du capitalisme international d'une part, les hommes d'affaires et l'ensemble de la paysannerie russe d'autre part, contre le pouvoir des soviets.

Au mois de mars les arguments de Lénine semblaient devoir l'emporter et le monopole fut confirmé par une série de décrets. Mais ce ne fut qu'une trêve. Lénine constata avec inquiétude que le Gouvernement et le Comité Central ne cessaient de remettre cette question à l'ordre du jour et de contester le statu quo obtenu par Lénine, en formulant sans cesse différents projets pour modifier le monopole du commerce extérieur.

Ces hésitations incessantes nuisaient considérablement aux pourparlers des représentants commerciaux soviétiques avec les milieux d'affaires à l'étranger. Krestinskij, alors représentant commercial à Berlin, le signale à Lénine. Les étrangers, sachant que le monopole du commerce extérieur pouvait être abrogé, préféraient sans doute attendre la possibilité d'entrer en contact avec des commerçants privés plutôt que de conclure des affaires avec l'inconnu qu'était dans ce domaine le Gouvernement soviétique.

Lénine, agacé, finit par exiger, dans une lettre à Staline, que le principe du monopole fût réaffirmé et que fussent interdits tous les projets tendant à l'affaiblir. A cette occasion peut-être, Lénine découvrit que le Gensek n'était pas du tout d'accord avec lui et qu'il lui tenait tête avec une assurance grandissante. Sur la lettre de Lénine, Staline griffonna la note suivante : « A cette étape, je ne m'oppose pas à l'interdiction formelle du commerce extérieur. Je crois pourtant que l'affaiblissement sera inévitable ».

Les propositions de Lénine furent adoptées par le Bureau politique le 22 mai, mais au cours de son absence prolongée en raison de sa première paralysie, les adversaires du monopole réussirent finalement leur coup. Quelques jours après le retour de Lénine au travail, le Comité Central, lors de sa session du 6 octobre, entérina les propositions de Sokol'nikov tendant à introduire d'importantes dérogations au monopole d'État. Lénine, souffrant, était absent. Il ressentit cette décision comme un véritable coup. Selon son habitude il engagea la bataille pour exiger du Comité Central la révision de sa décision, et commença immédiatement à préparer le terrain pour gagner la deuxième manche à la prochaine session plénière. Il fallait d'abord obtenir du Comité Central qu'il soumît la question à son prochain ordre du jour. Pour y aboutir Lénine envoya lettre sur lettre aux membres du Bureau politique, aux membres du Comité Central, aux hauts fonctionnaires, invita chez lui Staline et d'autres personnalités, rechercha activement des appuis, souvent discrètement, parmi les membres importants du Gouvernement. Cette préoccupation engloutit la plupart de son temps à partir de son retour aux affaires. Fait significatif : le il octobre, il invite Trotski pour s'entretenir avec lui, notamment de ce problème. Deux jours plus tard, il envoie une lettre urgente au Bureau politique, exigeant en termes catégoriques la révision de la décision prise. Le Bureau dut céder un peu de terrain : il décida de soumettre aux membres du Comité Central la requête de Lénine. Cette fois encore Staline fit accompagner la lettre de Lénine d'une note : « La lettre du camarade Lénine ne m'a pas fait changer d'avis quant à la justesse de la décision du plenum concernant le commerce extérieur ».

Pourtant, il céda, comme d'ailleurs la plupart des membres du Comité Central, et se déclara d'accord pour réexaminer le problème, « vu l'insistance du camarade Lénine à demander la révision de la question ». La majorité du Comité Central accéda donc à cette demande insistante et Lénine, en attendant la session, œuvra pour mobiliser des partisans et « travailler » les membres du Comité Central. Mais l'état de sa santé s'aggravait et il sentait qu'il ne pourrait pas être présent au plenum. Sachant que Trotski était, comme lui, partisan du monopole, il lui proposa, le 12 décembre, de faire cause commune. Trotski répondit sur-le-champ, mais saisit l'occasion pour revenir à sa vieille idée : renforcer le rôle du Gospian, notamment dans la régulation du commerce extérieur.

Lénine préféra ajourner cette deuxième question en faisant comprendre qu'il était prêt à des concessions là-dessus. L'accord de principe étant acquis sur la question essentielle, Lénine insista auprès de Trotski, en des termes de plus en plus cordiaux, pour qu'il se chargeât de la défense de leur thèse commune : « en tout cas, je vous prie d'entreprendre au plenum prochain la défense de notre point de vue commun d1.

Au cours des journées du 12 au 15 décembre une correspondance très assidue s'engagea entre les deux hommes, ainsi qu'avec quelques hauts fonctionnaires acquis à la thèse de Lénine — au cours de ces journées, rappelons-le, Lénine se préparait à quitter les affaires — , et une tactique commune fut mise au point prévoyant qu'en cas d'échec, Lénine et Trotski reviendraient à la charge devant la fraction communiste du prochain Congrès des Soviets, et plus tard devant le Congrès du Parti. Le 15 décembre Lénine conclut : « Camarade Trotski ! Je crois que nous nous sommes entendus en tout. Je vous prie d'annoncer au plenum notre solidarité. »

II ajouta dans un post-scriptum qu'il rejetait toute tergiversation et tout ajournement du débat qui tirerait prétexte de la maladie de Lénine et insisterait sur la nécessité de sa présence. « L'ajournement, qui rend absolument instable notre politique dans un des problèmes essentiels, me trouble dix mille fois plus. »2 Le même jour, dans une lettre à Staline et aux autres membres du Comité Central, il annonça qu'il venait de mettre en ordre ses affaires. Mais il leur annonça encore une autre nouvelle, qui dut produire un effet profond sur les membres du Comité Central : « J'ai mis au point, déclara-t-il, un accord avec Trotski sur la défense de mes opinions concernant le monopole du commerce extérieur ». Au Comité Central et au Bureau politique le problème de la succession préoccupait, discrètement, le groupe des dirigeants ; Trotski marquait des points auprès de Lénine, exacerbait l'hostilité qui couvait depuis déjà longtemps parmi les vieux compagnons d'émigration de Lénine ou parmi les anciens militants clandestins de l'intérieur. La lettre de Lénine devait resserrer les rangs des « anciens » pour lesquels Trotski n'était qu'un intrus hautain et insupportable. Le futur triumvirat — Staline, Kamenev, Zinov'ev, dont la seule raison d'être était la haine de Trotski et la volonté de lui barrer la route du pouvoir — commençait à naître au cours de ces journées1. D'autant que Lénine, dans un autre post-scriptum, disait plus et mieux. Il déclara encore une fois son hostilité à tout ajournement du débat sous prétexte qu'il fallait attendre sa guérison, « car je suis persuadé que Trotski défendra mes opinions tout aussi bien que moi-même... »

De tels propos ne pouvaient que faire monter la tension, la méfiance et la jalousie au sein du Bureau politique.

Le 18 décembre, le Comité Central réuni en session plénière annula sa décision précédente qui avait tant tourmenté Lénine. Staline céda sur toute la ligne ; c'était déjà sa méthode préférée quand il se sentait en position d'infériorité et n'avait pas de chances de l'emporter. Lénine, déjà alité, heureux du succès remporté, félicita Trotski avec enthousiasme : « On dirait que la forteresse a été prise sans coup férir, par une simple manœuvre. Je propose de ne pas s'arrêter là et de continuer l'offensive... »

On verra plus loin comment cette lettre fera perdre son sang-froid à Staline. Pour le moment, nous pouvons tirer quelques conclusions du déroulement de cette bataille du monopole. Elle nous montre d'abord l'attitude réelle de Lénine envers la NEP : il la voulait, on le verra encore, pour longtemps ; mais une série de textes, dont certains récemment publiés pour la première fois, révèlent aussi son sens aigu des dangers que cette politique faisait peser sur le régime, et des contradictions intérieures que connaîtrait la société soviétique tant que durerait ce système d'économie mixte à prépondérance paysanne. Les conditions de « l'alliance avec la paysannerie » devaient être recherchées dans un savant dosage, souple et prudent, d'amples concessions aux intérêts et préjugés de la paysannerie allant de pair avec le maintien de verrous de sécurité : pas de liberté de commerce extérieur qui ferait perdre au pouvoir tout contrôle des prix, et finalement du marché et de la paysannerie ; pas de liberté politique non plus, « car la paysannerie sans le capitalisme ne peut ni vivre ni produire ; tandis que sans la propagande des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks, le paysan russe, lui, nous l'affirmons, peut vivre ». Dans ce domaine Lénine ne s'abandonnait pas à la démagogie : « nous ne promettons aucune liberté ni aucune démocratie ». Les libertés ne seront pas accordées, en effet, « tant que nous n'aurons pas acquis une assurance définitive contre l'attaque de la bourgeoisie »

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