jeudi 11 novembre 2021

MASSES (PSYCHOLOGIE DES) encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 Le mot masses figure fréquemment dans la littérature libertaire. On y parle souvent du rôle des masses, de l'action des masses, de la création des masses, etc. La plupart des anarchistes estiment, en effet, que les grandes transformations sociales, ‒la révolution sociale surtout ‒sont, en dernier lieu, l'œuvre des vastes masses humaines mises en mouvement par certains facteurs économiques, politiques, sociaux ou autres, et développant alors une énorme activité, aussi bien destructive que positive et créatrice. Toutefois, cette opinion est infirmée ou même contestée de différents côtés. Pour beaucoup de gens, pour beaucoup d'anarchistes même, le fait reste douteux. Pour eux, les transformations sociales ou les révolutions sont plutôt l'œuvre ou d'une minorité « éclairée et agissante », ou de certains individus supérieurs et des coalitions de tels individus (réformateurs, hommes d'État, partis politiques, etc.) ; et quant aux masses, elles ne sont et ne peuvent être que de simples exécuteurs des idées et des dispositions de ces individus ou de ces minorités. Dès lors, une étude plus approfondie et plus précise de la question s'impose. *** Tout d'abord, ce sont nos adversaires doctrinaires, les « marxistes » (socialistes, « communistes ») qui nous reprochent le vague de notre terme préféré : masses. Ils parlent, eux, moins volontiers des masses(notion trop vaste et imprécise, disent-ils), que du prolétariat ou de la classe ouvrière(notions moins vastes et plus précises, parait-il). Et cette classe ouvrière doit, d'après eux, être guidée, conduite justement par une minorité éclairée et agissante : le parti politique et ses dirigeants. Disons tout de suite que les discussions purement théoriques avec les marxistes perdent actuellement, tous les jours davantage, leur intérêt et leur importance d'autrefois. En effet, la solution du problème se poursuit déjà sur le terrain même de la vie. C'est l'expérience vive et immédiate qui s'en est saisie et qui est plus concluante que n'importe quelle argumentation théorique. Cette expérience ‒je parle des événements en Russie et de leur répercussion dans d'autres pays ‒nous fournit deux conclusions décisives. La première est celle-ci : Toute transformation sociale de vaste envergure ‒d'autant plus une révolution sociale ‒reste stérile si une minorité « éclairée » s'en empare pour la guider et la diriger. Car, dans ce cas, le phénomène suivant se produit fatalement : les masses sont obligées de céder leur initiative et leur liberté d'action à la minorité ; or, cette dernière, dont l'activité se substitue ainsi à celle des masses se montre impuissante à résoudre les gigantesques problèmes qui surgissent de tous côtés et qui exigent, précisément, le concours libre des millions d'énergies et d'initiatives. Se cramponnant quand même à son autorité néfaste et opprimant de plus en plus les masses, la minorité finit par acculer la révolution à une impasse sans issue. Telle est, une fois de plus dans l'histoire humaine, la grande leçon de la révolution russe. Elle patauge dans l'impuissance parce qu'elle remet son sort entre les mains d'Une minorité « éclairée et agissante » traitant la masse en simple exécutrice de ses décisions et prescriptions maladroites, incompétentes et finalement régressives. L'autre conclusion n'est pas moins significative. Les bolcheviks eux-mêmes, et ensuite les « communistes » des autres pays, durent reconnaître que « la base de la révolution »devait être« élargie ». La « classe ouvrière » est appelée aujourd'hui à « faire bloc », non seulement avec les paysans, mais même avec la petite bourgeoisie. Cette thèse ‒« l'élargissement de la base de la révolution » ‒nous intéresse en tant qu'elle se rapproche, après l'expérience faite, de notre idée qui est la suivante : La révolution sociale est l'œuvre non seulement de la classe ouvrière (qui elle-même est loin d'être homogène socialement et idéologiquement), mais de très vastes masses humaines comprenant une grande partie de la classe ouvrière, une partie de la population paysanne (dont l'importance numérique varierait selon le pays), et aussi de nombreux autres éléments : bourgeois (rompant avec leur classe, bien entendu), intellectuels (tels Lénine, Trotsky et autres), etc., etc., qui, s'aidant (et non pas dirigeant) les uns les autres, finiront par aboutir. Les socialistes « modérés » pourraient objecter que l'expérience des bolcheviks n'est pas probante, ces derniers ayant faussé les idées de Marx, du socialisme et de la révolution. Pour notre controverse, cette objection serait sans valeur, la différence entre les socialistes ‒bolcheviks et les socialistes modérés ne portant que sur les méthodes d'action et non pas sur le principe même d'une minorité « consciente » et « supérieure » guidant et dirigeant les masses.

Ce qui nous importe et nous intéresse beaucoup plus, c'est la divergence d'opinions et un certain flottement qui existent, par rapport aux masses, dans nos propres milieux. Comme déjà dit, assez nombreux sont les anarchistes qui éprouvent à l'égard des masses un sentiment de doute, de méfiance, même d'hostilité. Certains vont plus loin encore, jusqu'à dédaigner, mépriser, voire haïr les masses. (Voir : Foule). Pour eux, la masse est bête, moutonnière, lâche, veule, perfide, incapable de la moindre initiative ou action créatrice, capable par contre des crimes les plus cruels, les plus stupides, les plus crapuleux. Ces camarades s'appuient surtout sur les faiblesses et les mauvaises actions des masses, fort connues dans l'histoire ancienne et moderne des sociétés humaines : inconscience, insouciance, crédulité, inconstance, légèreté, veulerie, absence d'idéal, d'indépendance morale et de résistance, manque de courage, conduite lâche, trahisons, actes de cruautés, pogromes, assassinats, lynchage etc., etc... Toutefois, il ne suffit pas de constater le fait : il s'agit de l'expliquer, de le comprendre. Il est grand temps qu'on pousse le problème des masses à fond. Il faut chercher à le résoudre pour ne plus flotter dans l'incertain, comme c'est souvent le cas aujourd'hui. Tâchons de l'éclaircir, dans la mesure de nos moyens. D'abord, quelques considérations d'ordre général. Les masses ont des faiblesses, elles commettent de mauvaises actions, même des crimes. C'est un fait. Mais l'histoire et la vie nous disent aussi que les masses ont des qualités, qu'elles sont capables de bonnes actions également, d'actes courageux, même héroïques. C'est un autre fait. Donc, ce que nous pourrions constater en toute impartialité, serait ceci : les masses ont des faiblesses et des qualités, elles commettent de bonnes et de mauvaises actions. Entre ceux qui citent des faits pour démontrer que la masse est foncièrement bonne, et ceux qui font autant pour soutenir qu'elle est foncièrement mauvaise, toute discussion serait, par conséquent, vaine et stérile. Les uns et les autres y apporteraient des preuves irréfutables. Tant que le problème en restera là, il ne pourra pas être tranché. La constatation que nous venons de faire, ne dit encore rien. Autre chose. Puisque la masse n'est pas toujours bonne, admettons pour un instant qu'elle est foncièrement mauvaise. La masse est un ensemble d'individus. Si elle est mauvaise, c'est que l'individu en général ne vaut pas grand chose lui non plus. Se méfiant de la masse (la méprisant, etc.), on se méfie, en réalité, de la presque totalité des individus qui la composent (sauf soi-même et quelques autres exceptions). Alors, on est obligé d'adopter l'une des deux solutions suivantes : 1° La supériorité de quelques individus et partant une minorité d'élite chargée de diriger les masses et le processus social. Cette solution soulève des objections qui finissent par l'annuler. En effet : 1. Il n'existe pas de supériorité générale de quelques individus sur le reste des humains. (Il existe, bien entendu, une supériorité spécifique de tel homme sur tels autres, en telle ou telle autre matière concrète : en tel art, en telle science, en divers genres de travail, en intelligence, en force de caractère, en l'une ou l'autre des mille aptitudes, capacités ou qualités variées à l'infini. Un tel homme supérieur en telle matière, est bien inférieur en telle autre. Cette supériorité variée des hommes les uns sur les autres, supériorité relative et mutuelle, n'est donc pour rien dans la question dont nous nous occupons ; ou, plutôt, elle renforce, justement, l'idée d'une activité libre et naturellement combinée des vastes masses, contre la thèse d'une élite dirigeante. Et quant à toute autre supériorité, elle n'est qu'une fiction. ‒2. Supposons même que de tels individus généralement supérieurs aux autres existent ; rien ne nous garantit que l'élite dirigeante ‒formée surtout en pleine effervescence sociale ‒sera composée précisément de ces individus. Il est, au contraire, à peu près certain que ces personnages hypothétiques, réellement supérieurs, resteront à l'écart, et que l'élite dirigeante sera composée d'éléments fortuits et nullement « supérieurs ». Et d'ailleurs, qui serait expert et juge de la supériorité ? ‒3. Si même l'élite dirigeante était composée d'individus très supérieurs, leur supériorité ne saurait être universelle ni omnipotente, au point qu'ils puissent avoir la haute main sur la formidable activité infiniment mobile et variée des millions d'êtres humains. En réalité, l'« élite » ne saurait être maitresse de cette activité, car pour cela il lui faudrait pouvoir embrasser, à tout instant, toute l'immensité mouvante de la vie : pouvoir tout connaître, tout comprendre, tout entreprendre, tout surveiller, tout voir, tout prévoir, tout résoudre, tout organiser, tout arranger... Or, il s'agirait d'un nombre incalculable de besoins, d'intérêts, d'activités, de situations, de combinaisons, de créations, de transformations, de problèmes de toute sorte et de toute heure. Ne sachant plus où donner de la tête, l'élite dirigeante finirait par ne pouvoir rien saisir, rien arranger, rien « diriger » du tout. Non seulement sa supériorité ne saurait jamais être telle qu'on puisse substituer avantageusement son action à la libre activité, à la libre création, à la libre organisation des masses, mais, au contraire, l'élan de celles-ci serait fatalement entravé ou même paralysé par l'ingérence malheureuse d'une « minorité » impuissante mais prétentieuse. Il n'existe donc pas de supériorité qui justifierait la remise entre les mains d'une élite des intérêts vitaux et des destinées historiques des millions d'hommes. Prétendre le contraire serait vraiment tomber dans l'absurdité. Et pourtant, c'est cette absurdité qui se trouve à la base de toutes les théories d'une « minorité dirigeante » et de toutes les expériences de ce genre. Quoi d'étonnant si ces expériences se terminent pour les travailleurs, partout et toujours, en queue de poisson ! Les grandes révolutions des temps passés et, en dernier lieu, la révolution russe appuient nos objections. Notons cependant, en passant, que lorsque les étatistes, les autoritaires, les doctrinaires politiques(socialistes, « communistes », etc.) prêchent le principe d'une élite dirigeante, ils sont parfaitement logiques ; tandis que les antiautoritaires, les anarchistes, s'ils renient les masses et se rabattent sur une minorité d'élite perdent toute conséquence avec eux-mêmes. Car comment peut-on s'imaginer une société sans État ni autorité si l'on n'a pas confiance dans les capacités organisatrices et créatrices des masses ? Et quoi d'étonnant, encore, si de tels anarchistes finissent par tomber dans le bolchevisme ou dans des conceptions qui n'en sont guère loin ! Donc, cette première solution ne résiste pas à l'examen critique. Ceux qui la rejettent ‒je parle toujours de ceux qui croient les masses infirmes‒n'ont en réserve qu'une seule solution possible : 2° Cette deuxième solution suppose que les masses sont au moins capables de devenir un jour qualifiées pour la bonne cause. (Pour ceux qui ne l'admettent pas non plus, cette solution n'est même pas à envisager. Ils sont donc obligés soit d'adopter la première, soit de flotter dans le vague). Ils s'agit d'attendre jusqu'à ce que l'écrasante majorité des individus composant la masse soit devenue le contraire de ce que cette majorité est aujourd'hui, c'est-à-dire qu'elle s'affirme intelligente, consciente, d'un esprit et d'une action indépendants, courageuse, active, loyale et constante, capable de toute initiative et d'action créatrice, incapable de crimes, porteuse d'idéal élevé, etc. Autrement dit, il s'agit de faire, en attendant, l'éducation de l'individu et partant de la masse. Cette solution se heurte également à des objections qui l'anéantissent : 1) Dans l'ambiance sociale donnée, est-elle possible, la véritable éducation, effective et progressive, de l'individu et de la masse ? Il suffit de regarder attentivement et sans parti-pris autour de soi, de méditer quelque peu sur ce qui se passe dans la société actuelle, pour y répondre négativement. Ne pouvant pas m'étendre ici sur ce sujet un peu spécial (voir: Éducation, Propagande, Révolution, etc.), je me bornerai à quelques argument frappants. ‒D'abord, quelques faits récents. Malgré les exemples historiques de fraîche date, malgré surtout la propagande antimilitariste intense de nombreux partis et groupement d'avant-garde, ainsi que de tant d'écrivains et d'apôtres universellement vénérés et populaires, malgré tout un courant anti-guerrier d'une puissance telle qu'elle laissait espérer un refus catégorique des masses d'être engagées dans une nouvelle aventure, ces masses, dans tous les pays, continuent à se laisser tromper. Elles ont marché à l'ignoble et bsurde boucherie de 1914 « comme un seul homme », avec un élan stupéfiant. Après la guerre, les masses, tout en ayant esquissé, dans certains pays, quelques mouvements de révolte et même entamé une belle révolution en Russie, fléchissent rapidement et cèdent le pas à des dictateurs et profiteurs de toute espèce, acceptant ainsi, de nouveau, un esclavage écœurant. Une fois de plus, elles n'ont pas su se rendre maîtresses de la situation qui leur était, pourtant, extrêmement favorable. ‒Quant à l'éducation proprement dite, quelle est-elle ? La vie d'un homme de la masse est connue, dès son enfance. La famille ne peut pas lui fournir une éducation saine. Viennent ensuite : l'école (!), la rue et le bistro, le journal (!!), le cinéma (!!!), et surtout le travail de bête de somme alternant avec un sommeil à peine suffisant. Contre toute cette « éducation » immédiate, concrète, permanente, ‒s'exerçant, de plus, dans une ambiance (État ! Autorité ! Église ! Argent ! etc.) qui elle-même façonne l'homme en dépit de toute autre influence, ‒que peut-elle, la poignée de gens capables de s'occuper de la véritable éducation de l'individu et de la masse ? ! Dans les conditions données, cette éducation n'est qu'un rêve irréalisable. ‒2) En affirmant que l'action éducative de quelques individualités ou groupements ne saurait rendre qualifiées les masses qui ne le sont pas aujourd'hui, je ne veux pas dire que l'éducation des masses ne se fait pas du tout. Certes, elle se fait, au cours des siècles, sous la poussée de plusieurs facteurs d'une puissance inégale. (L'activité éducative y joue un rôle relativement assez modeste). Mais, ce processus est excessivement lent(et, de plus, intermittent). Et alors, le problème reste entièrement ouvert. En effet, il serait résolu au cas seulement où l'on aurait la certitude que les masses seront prêtes au moment de grands événements sociaux. Or, c'est exactement le contraire qui est certain. Sans le moindre doute, les bouleversements sociaux auront lieu longtemps avant que les masses soient dûment éduquées et cultivées. Sans le moindre doute, les masses seront alors, au point de vue d'éducation et de culture, à peu près les mêmes qu'elles sont aujourd'hui. Si, de nos jours, elles sont foncièrement mauvaises et non qualifiées, ce n'est pas l'activité éducative qui les modifiera pour le jour des grands événements. Donc, pour ceux qui supposent la masse mauvaise et incapable, l'« éducation » n'est pas non plus une solution du problème. Alors, que penser ? Quelle décision prendre ? Quelle est la véritable psychologie de l'individu et de la masse ? L'individu est-il bon ou mauvais ? La masse est-elle mauvaise ou bonne ?

***

Nous avons constaté que les masses ont des faiblesses et des qualités, qu'elles commettent de bonnes et de mauvaises actions. Cette constatation nous suggère déjà l'idée que la masse n'est ni bonne ni mauvaise, et qu'il faut chercher à expliquer tout autrement sa psychologie et son attitude. Une petite expérience personnelle et une analyse rapide nous aideront dans cette tâche. Que le lecteur prenne une feuille de papier. Qu'il la divise en deux, avec un tracé de crayon. Qu'il parcoure ensuite mentalement toute sa vie passée, en détail autant que possible, très scrupuleusement, très sincèrement. Chaque fois qu'il se souviendra d'une mauvaise action commise (ou d'une mauvaise action qu'il fut tout prêt à commettre et que certaines circonstances empêchèrent), il placera un petit trait de crayon d'un côté du tracé. Chaque fois qu'il se rappellera, au contraire, une bonne action commise (ou qu'il fut décidément prêt à commettre), il placera un trait de l'autre côté. (Il faut comprendre sous une « mauvaise action » tout acte anti[1]moral, antisocial ou autre condamné par la conscience du lecteur ; sous « bonne action » on comprendra tout acte de haute moralité, de dévouement, etc., d'après l'avis même du lecteur). L'opération terminée, il trouvera plusieurs traits de crayon des deux côtés du tracé. Il constatera ainsi qu'au cours de sa vie, il a commis (ou il fut tout prêt à commettre, ce qui, psychologiquement, revient au même), plus d'une Masse file:///Users/administrateur/Desktop/www.encyclopedie-anarchiste.org/articles/m/masse.html[22/07/11 13:34:26] fois, des vilenies, des actes condamnables, allant même jusqu'à ce qu'on pourrait qualifier « crime », et que, d'autre part, il a accompli aussi (ou il fut tout prêt à accomplir), plusieurs fois, des actes louables, de très bonnes actions, allant même jusqu'à l'héroïsme. Parfois même, les unes et les autres se suivaient à une courte distance. Quelle est la conclusion de cette petite expérience psychologique ? Elle est celle-ci : La psychologie de l'individu n'est pas une chose stable. Elle se trouve continuellement en mouvement, semblable à l'oscillation d'un balancier. L'envergure de cette oscillation est très vaste, puisque le même individu peut aller du crime à l'héroïsme. (Bien entendu, l'énergie psychique d'un individu peut se trouver momentanément à l'état de repos, d'équilibre passager, comme toute autre énergie, et alors la mobilité de la psychologie humaine ne se fait pas voir si facilement. ‒Bien entendu, aussi, tels individus ont un penchant plutôt au mal, tels autres, plutôt au bien, ce qui veut dire que les premiers commettent de mauvaises actions plus ‒ou même beaucoup plus ‒facilement que les seconds. Tout ceci ne change en rien le fond des choses : l'instabilité, la mobilité de la psychologie humaine et l'envergure de cette mobilité). La constatation que nous venons de faire, nous suggère tout de suite une autre idée que voici : Si l'ambiance, le milieu, tout l'ensemble social et autre sont tels qu'ils facilitent et favorisent les mouvements dans le sens du bien(rendant, de plus, difficiles et inutiles ceux dans le sens du mal), alors les premiers deviennent, chez l'individu, plus fréquents, plus accentués, plus prolongés que les seconds. La situation favorable se maintenant et la force de l'habitude aidant, les bons mouvements tendent à se perpétuer, et les mauvais, à disparaître. Ceci d'autant plus que le bon chemin une fois entamé, il entr'ouvre des horizons splendides, il entraîne les gens, il les enthousiasme de plus en plus, il rend la vie de plus en plus belle, riche, intéressante, active, souriante, avenante. ‒Si, au contraire, l'ambiance sociale est telle qu'elle facilite et stimule les mouvements dans le mauvais sens, entravant les oscillations opposées, l'effet en est aussi exactement inverse : les mouvements dans le sens du mal s'accentuent, l'emportent sur les autres, tendent à s'éterniser. Abandonnons maintenant le terrain de la psychologie individuelle. Les masses étant un ensemble d'individus, leur psychologie et ses effets sont essentiellement pareils à ce que nous avons observé chez ces derniers. Donc : 1° La psychologie de la masse est instable, mobile ; 2° L'envergure de cette mobilité est très vaste, les oscillations s'effectuant du crime à l'héroïsme et retour ; 3° Le sens des oscillations dépend de toute l'ambiance sociale qui facilite ou empêche les mouvements dans l'un ou l'autre sens. Lorsque l'ambiance, le milieu, tout l'ensemble social facilitent et favorisent les mouvements dans le sens du bien, ces mouvements deviennent naturellement de plus en plus fréquents, prononcés, prolongés, et l'action des masses s'affirme, alors, de plus en plus positive, saine, franche, loyale, belle, vigoureusement créatrice, pendant que les mouvements et l'activité contraires faiblissent, décroissent, s'éteignent. Et vice versa. C'est dans cet ordre d'idées, précisément, que nous devons nous intéresser au rôle de l' ambiance sociale, à son influence sur la psychologie des masses. *** Pourquoi de nos jours, et aussi dans le passé, les masses s'avèrent-elles souvent défaillantes, lâches, veules, criminelles ? Parce que des millions d'individus sont poussés dans ce sens, depuis des siècles, par toute l'ambiance sociale, intellectuelle et morale. C'est pour celle raison qu'en temps « normal » les masses nous causent tant de désillusions. Cette attitude des masses en temps ordinaire ne noua dit encore rien sur leur véritable psychologie, sur leurs qualités ou leurs défauts effectifs. Car c'est une attitude mensongère, faussée, trompeuse. Elle peut devenir tout autre, lorsque les circonstances l'exigent et que l'ambiance se modifie pour de bon. Ce qui est, en effet, remarquable, édifiant, c'est que les mêmes masses changent rapidement d'aspect et de conduite aussitôt que l'ambiance défavorable se désagrège sérieusement, prête à changer, elle aussi, de fond en comble. L'histoire des révolutions nous dit qu'au cours des combats décisifs, au moment de la victoire, et pendant les quelques semaines ‒ou quelques mois ‒qui la suivent, les masses, se voyant libres d'agir, remplies d'un grand espoir, ne ressemblent plus en rien au troupeau moutonnier qu'elles furent encore à la veille des événements. Elles se montrent courageuses, vaillantes, actives, riches d'initiative et de ressources, prêtes à tous sacrifices, pleines d'esprit de recherche et de création. La révolution russe de 1917 le prouva une fois de plus, de façon éclatante. Hélas ! Dans toutes les révolutions, jusqu'à présent, ‒y compris la révolution russe, ‒la liberté d'agir conquise par les masses fut vite bridée et leur espoir déçu. La nouvelle ambiance favorable se déformait rapidement, celle d'avant-révolution ‒fatale pour la liberté et l'activité des masses ‒rentrait dans ses droits et l'attitude des masses redevenait plate, servile, basse. Ce phénomène frappant trouve, entre autres, une explication fort répandue : les masses, affirme-t-on, n'ont pas de fond, elles sont vite fatiguées, épuisées, lasses, elle abandonnent la cause, et alors naturellement la révolution dégénère. Le lecteur trouvera plus loin une autre explication de cette dégénérescence. Mais quant à la lassitude des masses, disons tout de suite qu'à notre avis, c'est exactement le contraire qui se produit : la lassitude et l'abandon des masses sont non pas les causes, mais les conséquences du déclin et du non-aboutissement de la révolution. Ce n'est pas la révolution qui ne réussit pas parce que les masses en sont fatiguées, mais, au contraire, les masses deviennent lasses et indifférentes lorsque et parce que la révolution ne leur apporte pas le résultat recherché. Ce n'est pas la lassitude des masses qui précède le dépérissement de la révolution, mais toujours inversement : la déviation, l'égarement, la dégénérescence de la révolution précèdent, entraînent et expliquent la lassitude et l'abandon des masses. Aussi longtemps que ces dernières gardent intact l'espoir en la révolution, leur enthousiasme, leur activité, leur dévouement restent entiers. Ce n'est qu'au moment où elles sentent la révolution faussée, égarée, perdue pour elles, qu'elles lâchent pied. Et alors, tout change... C'est en étudiant de plus près la marche des révolutions passées et en suivant, témoin actif, les péripéties de la révolution russe, que j'ai acquis définitivement cette conviction. Quelle est donc l'ambiance qui facilite et favorise les mouvements de l'individu et de la masse dans le sens du bien, c'est-à-dire, de la vaillance, de l'initiative et de l'activité créatrices, du dévouement, de la persévérance, etc., etc... ? Pour nous, la réponse n'est pas douteuse : Cette ambiance favorable est la liberté d'action pour l'individu et l'ensemble d'individus (la masse). Liberté intégrale, effective, sans restriction ni réserve d'aucune sorte. Liberté de s'entendre par tous les moyens possibles ; liberté de s'organiser, de coopérer ; liberté de chercher, d'essayer, d'appliquer toute initiative, de déployer toute énergie, de détruire, de construire, de commettre des erreurs, de les rectifier, de faire, de défaire, de refaire, en un mot : d'agir, dans le plus vaste sens du terme. Il va de soi qu'il existe d'autres éléments importants, tels que l'égalité (véritable), le sentiment mutuel de confiance et de fraternité, etc..., lesquels, une fois acquis, complètent et parfont cette ambiance. Mais c'est la liberté qui en est la condition primordiale. C'est elle, précisément, qui permet à ces autres éléments de prendre corps, qui y mène même nécessairement, tant qu'elle n'est pas supprimée. C'est la liberté qui favorise l'action positive des masses et leur donne l'élan enthousiaste indispensable à la création, à l'inauguration progressive de la société nouvelle. C'est la liberté qui rend possibles la manifestation, l'application, l'activité féconde et le triomphe décisif des millions d'énergies et d'initiatives robustes et saines exigées par la tâche gigantesque de la reconstruction sociale. Soulignons que, pour produire ses effets, la liberté doit être entière, générale, parfaite. Une demi-liberté, une liberté partielle, limitée, conditionnelle, réduite, ‒timidement octroyée et rapidement retirée, à la première occasion, par l'autorité ‒ne produirait aucune confiance, aucun enthousiasme durable et, finalement, aucun résultat. Pis encore : elle donnerait, justement, un résultat négatif. Ce n'est que le souffle puissant et continuel d'une véritable liberté, intégrale, universelle, qui serait en mesure de soulever et de jeter graduellement dans la grande action toutes les innombrables énergies positives d'un peuple. Ce n'est que dans l'ambiance d'une telle liberté que les éléments sains, vigoureux, productifs et créateurs pourraient triompher définitivement de tous les obstacles, de toutes les difficultés, de toutes les forces obscures et malsaines qui auraient surgi des ténèbres du passé. Nous avons déjà attiré l'attention du lecteur sur un phénomène significatif qui se reproduit dans toutes les grandes révolutions (1789, en France ; 1917, en Russie) et qui appuie nos affirmations. Au début de la révolution, une fois le gouvernement par terre et la liberté d'agir acquise par les masses populaires, ces dernières se montrent pleines d'enthousiasme, de bonne volonté, d'un élan prodigieux vers le bien, vers une grande activité positive. Tout ce qu'il y a dans les masses de bon, de grand, d'actif, se fait jour, prêt à se mettre à l'œuvre inlassablement. Un certain temps s'écoule. Un nouveau gouvernement s'installe et commence sa besogne. Bientôt, l'ambiance change, et ce changement s'accentue tous les jours davantage. Des restrictions de toute sorte s'annoncent et se multiplient. Les masses se sentent surveillées, suspectées, serrées de près, repoussées. Leur initiative, leur activité sont de plus en plus ligotées, s'avèrent de plus en plus inutiles, sans but. L'initiative et l'action du gouvernement et de ses agents s'y substituent. Le souffle de la liberté s'éteint. De nouveau, comme auparavant, ce n'est pas la masse qui est libre d'agir, mais l'autorité et les milieux dirigeants, malgré qu'ils soient d'une nouvelle espèce. Alors, l'enthousiasme s'évapore, la masse s'arrête, se recroqueville, elle retombe dans son attitude ancienne : passive, obscure, négative. Mais alors, une question ayant trait, justement, au problème des défauts de la masse, se pose. Si les masses sont pleines de ressources, si elles possèdent de l'énergie, de la bonne volonté, de l'initiative, si elles sont éprises de la liberté, de l'activité positive, etc., etc., comment expliquer alors que, chaque fois, elles cèdent tout ceci à une minorité dirigeante, se montrant ainsi impuissantes de maintenir la liberté acquise au début de la révolution, de la défendre, de la mettre en œuvre ? Un gouvernement ne nous tombe pas du ciel ! Ce sont les masses elles-mêmes qui le portent au pouvoir, qui, au moins, lui permettent de s'installer, qui, souvent, le réclament, l'acclament, lui prêtent confiance et concours, lui obéissent de bon gré. Alors ? (Une autre question serait légitime aussi. Comment se fait-il qu'à l'aube de l'histoire humaine, lorsque les premières grandes collectivités étaient en train de se former, les masses primitives, au lieu de bâtir et de développer une société basée sur la liberté, la création collective, etc., permirent à d'autres éléments, absolument contraires, de prendre le dessus et de déterminer toute l'évolution ultérieure de la vie sociale ? Ne pouvant pas traiter ici ce sujet, vaste et compliqué, qui n'a, d'ailleurs, qu'un rapport assez lointain avec le problème actuel des masses, disons, toutefois, ceci : Les raisons pour lesquelles l'évolution des premières sociétés humaines avait « dévié » et les masses s'étaient laissées subjuguer, sont compréhensibles si l'on se donne la peine d'étudier la question de près. Ces raisons n'existent plus aujourd'hui. Rien, au fond, n'empêcherait donc plus les sociétés et les masses humaines actuelles de prendre le beau chemin, véritablement humain, d'une évolution collective, libre et créatrice. Mais une fois engagée sur la voie tortueuse de l'autorité, de la propriété, etc., l'humanité fut acculée à la suivre jusqu'au bout. Toute son évolution ultérieure, jusqu'à nos jours, n'est que le développement naturel des conséquences logiques de cette déviation initiale. Une fois prises dans le formidable rouage de la société autoritaire, les masses, naturellement, ne pourront plus s'en arracher qu'au prix d'efforts, de luttes, de souffrances et de sacrifices incalculables. Il n'existe aucun rapport entre cette situation et la capacité‒ou la non-capacité‒des masses.) Alors, oui ! Il s'agit là, en effet, d'un gros défaut des masses populaires, mais d'un défaut tout spécial et superficiel (malgré son influence funeste sur la marche des choses), d'un défaut non « organique », temporaire, guérissable. Et cependant, c'est, précisément, ce défaut qui explique, en grande partie, la déviation et la dégénérescence des révolutions passées. Ce défaut consiste en ce que ni avant, ni pendant la révolution, les masses ne distinguent clairement la bonne, la vraie voie à prendre. Il s'agit donc d'un certain défaut de la vue, d'un genre de « cataracte » qui empêche de voir le bon chemin, mais qu'il est possible de supprimer. C'est précisément par rapport à ce défaut qu'on pourrait parler de l'ignorance des masses. On pourrait comparer la masse à un géant plein de force, capable des actes et des exploits les plus magnifiques, mais qui, après avoir démoli les premiers obstacles, se trouve toujours, au moment décisif, au carrefour de plusieurs routes, sans pouvoir distinguer celle qui le mènera vers le but. Alors, il hésite, il ne sait plus que faire, où aller. Il reste là, inactif. Et alors, voici ce qui se passe. Quelqu'un vient à lui et lui dit : « Donne-moi ta main, car moi, je vois, je connais le bon chemin. Je te mènerai directement au but, malgré ta cécité ; tu n'as qu'à me suivre... ». Le géant, décontenancé et confiant, suit le bonhomme. Or, celui-ci, se faisant illusion, lui-même, sur le véritable chemin, s'égare et fait égarer le colosse. Bientôt, tous les deux s'enfoncent dans le marais. Impossible d'en sortir ! La cause est perdue. C'est en raison de ce défaut que même les situations les plus favorables n'ont servi à rien, jusqu'à présent. Et c'est ainsi que dans la révolution russe, l'ambiance générale, extrêmement favorable au début, devint rapidement le contraire sous la conduite prétentieuse mais fausse du Parti Communiste. Ajoutons qu'en parlant des masses, nous parlons de millions d'individus. Nous voulons dire que des millions d'individus ne voient pas le chemin. Nous voulons même dire que personne ne le voit exactement. C'est pourquoi, justement, le bonhomme, trop sûr de lui, a tort et ne peut que s'égarer, avec celui qu'il conduit. Au point de vue de l'instruction, de l'éducation, il existe, certes, pas mal d'individus supérieurs au niveau général des masses. Mais quant à savoir quel est le véritable chemin de l'émancipation sociale, les individus y sont aussi aveugles que la masse entière. Personne 'est donc qualifié pour conduire les masses vers le but. Or, tandis que l'individu ‒ou même un groupe d'individus ‒serait impuissant à aboutir (même s'il possédait la vue juste), la masse, qui est un ensemble formidable d'initiatives et d'énergies, de forces et de capacités, d'instructions et d'éducations de toute sorte, aboutirait certainement si elle voyait clair. La masse, elle, finirait par trouver le bon chemin, au moyen d'efforts collectifs et solidaires, si elle pouvait voir. Il s'agit donc, non pas de conduire la masse aveugle, mais d'« enlever la cataracte » à des millions d'individus, pour que cette vaste masse puisse chercher, trouver et, enfin, prendre le bon chemin elle-même. C'est pourquoi l'anarchiste ‒et c'est là la différence essentielle entre lui et les autres ‒ne veut pas conduire le géant aveugle et passif. L'anarchiste vient à lui et lui dit : « Au lieu de suivre aveuglément quelqu'un, ce qui te perdrait, tu devrais voir et marcher toi-même. Je ne viens donc pas pour te conduire, mais pour t'aider à enlever ta cécité, ce qui te permettra d'agir en toute indépendance, avec toute la vigueur et toute la conscience indispensables ». Ainsi, le « communiste » dit au géant : « Tu ne vois pas clair : je vais te conduire ». L'anarchiste lui dit : « Tu ne vois pas clair : je vais t'aider à enlever le mal, à voir et à marcher toi-même ». Jusqu'à présent, et pour plusieurs raisons, le géant n'entend pas l'anarchiste. La proposition de l'autre lui paraît, dans son état actuel, plus pratique, plus expéditive, moins compliquée. Et puis, la voix anarchiste est encore si faible qu'il la perçoit à peine. Il accepte la proposition de l'autre. Il commet ainsi une erreur fatale et s'égare. Le défaut dont nous venons de parler, ne ressemble en rien ni à la lassitude, ni au manque de fond, ni à l'incapacité, ni à d'autres défauts imaginaires, dont on se plaît à gratifier les masses, sans s'apercevoir de leur défaut réel, temporaire et beaucoup moins grave. La différence est importante. En effet, les autres défauts seraient « organiques », donc irréparables, tandis qu'une vue insuffisante peut être améliorée et réparée. En cas de manque de fond, d'incapacité, etc..., la situation serait désespérée, tandis que s'il s'agit d'un simple manque de vue guérissable, elle ne l'est nullement. Mentionnons aussi un autre défaut des masses, lequel, s'ajoutant au premier, l'aggrave et rend la « guérison » plus difficile, plus lente. Les masses ne se rendent pas bien compte, ni de leur force latente, ni de leur imperfection. Le géant n'est encore conscient ni de sa magnifique puissance, ni de sa cécité, ni du rôle néfaste du bonhomme prétentieux, aussi aveugle que lui-même... C'est, précisément, dans ce sens qu'on pourrait parler de l'inconscience des masses. Toutefois ; ce défaut est aussi passager et guérissable que l'autre. Une question se dresse, néanmoins : Quand et de quelle façon ces défauts pourraient-ils être supprimés ? Nous sommes d'avis que deux facteurs principaux s'en chargeront : 1° Le facteur matériel qui est l'expérience immédiate. C'est elle qui apprend le mieux. Et c'est le bolchevisme, qui, au cours de son existence, et par ses résultats néfastes, universellement connus, ouvrira les yeux aux masses, leur démontrant, définitivement et irrévocablement, le péril de suivre aveuglément quelqu'un, même le parti qui se dit « le plus ouvrier », « le plus révolutionnaire ». Tel est, croyons[1]nous, le rôle historique du bolchevisme. ‒2° Le facteur moral qui est notre propagande. ‒Ces deux facteurs, appuyés par d'autres encore, de moindre importance, finiront par guérir les masses. Ce sont surtout les événements historiques eux-mêmes qui feront le nécessaire. Évidemment, nous ne pouvons fixer aucune date. Les processus historiques sont encore assez lents. Nous sommes sûrs, toutefois, que les résultats négatifs du bolchevisme ouvriront bientôt de nouveaux horizons à la propagande anarchiste et la rendront rapidement beaucoup plus efficace qu'elle ne le fut auparavant. *** Dernière question, la plus importante peut-être. Même en admettant que les masses seront, un jour, guéries de leurs défauts actuels, qu'elles verront clair, qu'elles deviendront conscientes, etc..., seront-elles capables d'accomplir l'énorme tâche positive, édificatrice et créatrice qui leur incombera ? La prétendue création des masses, ne serait-elle pas une mauvaise illusion, propre à soutenir des utopies absurdes, mais stérile et dangereuse si l'on a la naïveté de la prendre au sérieux ? Beaucoup de gens prétendent, en effet, qu'un acte de création ne pourrait être autre qu'individuel. C'est le cerveau de l'individu qui crée, disent-ils. La « masse » n'étant pas un « être au cerveau commun », comment pourrait-on l'imaginer créant ? Précisons donc ce qu'il faut entendre par la « création des masses ». Il est à distinguer deux sortes de création humaine, lesquelles diffèrent aussi bien comme actes que comme résultats : il y a la création individuelle et la création collective. On comprendra dans la première tout acte créateur d'un caractère personnel, et dont le résultat porte, par conséquent, le sceau de l'individualité qui l'a accompli. Exemples : ouvrages littéraires de tel ou tel auteur, œuvres de musique, de peinture, etc..., certaines inventions scientifiques ou techniques, et ainsi de suite. Dans la seconde, il faut classer toute œuvre créatrice accomplie par les efforts (simultanés ou non) de plusieurs individus. Une ville, par exemple, qui représente le résultat d'une activité créatrice de millions d'hommes de plusieurs générations, est une création collective. Certaines œuvres d'art, certaines inventions le sont aussi. La vie des sociétés humaines dans son ensemble représente, à chaque moment donné, le résultat d'une création collective, car elle est le total ou la synthèse d'un nombre incalculable d'idées, d'énergies, d'initiatives, d'efforts et de réalisations infiniment variés des millions d'individus de multiples générations consécutives. Il va de soi que le problème de la création des masses est justement celui d'une vaste création sociale, donc d'une création collective. Toutefois, en posant ce problème, nous nous intéressons non pas à l'activité déployée par des millions d'individus au cours des siècles passés, mais à la vaste action sociale simultanée, solidaire et combinée des millions d'hommes vivant et agissant actuellement. C'est donc l'activité créatrice collective et simultanée de millions d'individus qui nous intéresse et que nous désignons ici par le terme création des masses. Est-elle possible ? Sous quelle forme pourrait-on l'envisager ? Certes, le point de départ de toute création humaine est une idée qui naît dans un cerveau individuel(et dont la source ‒notons-le en passant ‒se trouve souvent au fond du cœur, du sentiment). Mais, tandis que, dans le domaine de la création individuelle, l'idée suffit, n'ayant plus besoin que d'être exprimée pour achever son œuvre (sous forme d'une publication, d'une œuvre d'art ou d'un acte individuel), dans celui de la création sociale, collective, une idée individuelle est loin de suffire. Elle n'est même que très peu de chose. Plus exactement, elle n'est qu'un des nombreux éléments composants dont l'ensemble seul compte réellement pour quelque chose, car ce n'est que cet ensemble qui assure la bonne exécution, la réalisation effective, l'achèvement fécond de toute œuvre entreprise. Ces éléments absolument indispensables sont les suivants : 1° Il faut que de nombreuses idées surgissent de toutes parts chaque fois qu'il s'agit d'une Œuvre sociale, d'un intérêt collectif ; 2° Il faut que toutes ces idées s'expriment et circulent en toute liberté, s'entre-croisent, s'entre-choquent, se critiquent et se contrôlent mutuellement, se combinent, se complètent les unes les autres, s'harmonisent, ‒bref, qu'elles subissent tout un travail complémentaire en passant par le creuset d'examen, de vérification, d'expérience, etc. ; 3° Il faut qu'à cette occasion ‒qu'à chaque occasion ‒se produise, de plus, la coopération d'un grand nombre de connaissances, d'intuitions, de suggestions, de sentiments, de capacités, etc. ; 4° Il faut que dans ce croisement d'idées, celles qui s'avèreraient fausses, maladroites, inapplicables, disparaissent, et que les bonnes survivent ; donc, qu'une sélection d'idées ait lieu ; 5° Il faut, enfin, que les idées bonnes, justes, utiles, se traduisent en actes, en réalisations libres, conscientes, d'un genre créateur. Cette réalisation créatrice (libre, enthousiaste) des idées émises et trouvées intéressantes, est justement le côté le plus typique de la création collective. Cette dernière est toujours bilatérale : elle comprend l'idée et sa réalisation, toutes deux libres, créatrices, inspirées par un besoin bien senti et par un élan sincère. Les uns lancent des idées, les autres s'adonnent plutôt à leur application pratique, ce qui dépend surtout du tempérament, des dispositions et des facultés personnelles, etc... C'est toute cette activité multiforme, tout ce mouvement formidable d'idées et de réalisations pratiques que j'appelle, dans son ensemble, « création sociale » ou « création collective » ou encore « création des masses ». C'est donc, pour moi, une sorte de synthèse féconde d'éléments individuels et collectifs, éléments d'idée et d'action. Il va de soi que pour toute cause de petite envergure, ce mouvement se produirait « en miniature », tandis que pour les grands problèmes d'ordre général, il se déploierait en grand. Le fond des choses, l'essence même de la création collective n'en reste pas moins, toujours et partout, la même, qu'il s'agisse de petites ou de grandes causes. Citons quelques exemples qui illustreront ce qui vient d'être dit. Certes, il est impossible, à notre époque, d'observer la création des masses sous sa vraie forme, c'est-à-dire, bien développée, sur une grande échelle, absolument libre et vigoureuse, poussant en avant et déployant toutes ses ressources. Mais les quelques épisodes que j'ai vus et vécus, fixèrent définitivement mes idées là-dessus. Je crois utile de les soumettre à l'attention du lecteur. Le premier épisode auquel j'ai assisté étant, à cette époque, jeune étudiant, fut la construction d'une barricade dans une rue de Saint-Pétersbourg, en 1905. Cinq à six cents personnes, ouvriers et autres, y prirent part. Faute d'expérience, on ne savait pas, au début, comment s'y prendre. Et alors, voici ce qui se produisit. Quelques hommes lancèrent toutes sortes d'idées. Les unes furent tout de suite rejetées comme peu pratiques. Les autres furent immédiatement adoptées et mises à exécution. Cette exécution exigeait, parfois, un certain savoir-faire : il a fallu, par exemple, abattre des poteaux soutenant des fils conducteurs d'un très fort courant électrique ‒ opération délicate et dangereuse. Des hommes se révélèrent alors qui savaient comment il fallait procéder en l'occurrence. Ils l'expliquèrent, ils aidèrent les autres... La masse, poussée par un élan vigoureux, s'y prêta de bonne volonté. En quelques minutes, la barricade fut construite. Tous les éléments que nous avons énumérés plus haut figurent déjà dans cette « miniature ». Plus intéressant et plus vaste fut, ensuite, le deuxième épisode vécu à Pétrograd, en 1917-1918. Une grande usine employant de 3 à 4.000 ouvriers, était menacée d'un arrêt complet, faute de matières brutes et d'autres éléments indispensables. Une réunion générale des ouvriers de l'usine fut convoquée à l'effet de prendre une décision suprême. Les ouvriers ne voulaient pas fermer l'usine. Ils avaient le ferme désir de sauver la situation, de trouver le nécessaire, de continuer la production. À la réunion, un spectacle triplement curieux et significatif eut lieu. D'une part, l'invitation à une action vigoureuse, et l'exposé de quelques idées générales sur la ligne de conduite à prendre fait par un délégué anarchiste. (Les bolcheviks venaient à peine de s'installer au pouvoir, et le mouvement anarchiste n'était pas encore mis hors la loi). D'autre part, la compréhension parfaite et l'acceptation consciente de cet appel par la masse ouvrière qui manifesta, en cette occurrence, une belle énergie, une activité positive prodigieuse, un savoir-faire remarquable, car elle trouva, séance tenante, des idées pratiques et fécondes, des moyens justes pour arranger les choses, des hommes prêts à s'en charger, ‒bref, l'élan nécessaire pour emporter un succès définitif. Et enfin, l'intervention du membre du gouvernement, Commissaire du Peuple au Travail, qui, tout en constatant l'impuissance du gouvernement à faire l'indispensable et à assurer le fonctionnement de l'usine, interdit aux ouvriers toute action indépendante, blâma la proposition de l'anarchiste (en le traitant de « désorganisateur »), déclara la décision des autorités de fermer l'usine en en licenciant tout le personnel avec une indemnité de trois mois et, finalement, menaça non seulement le délégué anarchiste de mesures de répression, mais aussi tous les ouvriers de sanctions sévères en cas de non-obéissance. Dans cet épisode, également, tous les éléments en question jouèrent leur rôle respectif : idées lancées, leur discussion, leur adoption, une ébauche de leur réalisation dans un élan collectif. Il y eut, de plus, l'élément contraire, hostile à l'action collective, typique en sa qualité d'étouffeur de cette action : l'intervention de l'autorité, la contrainte gouvernementale. Pour compléter notre récit, ajoutons que cette dernière l'emporta et que les ouvriers durent s'incliner devant la violence. L'usine fut fermée. (Il s'agit de l'usine anc. Nobel. Le délégué anarchiste fut l'auteur de ces lignes. Et le Commissaire du Peuple au Travail, dépêché à l'usine par le gouvernement « ouvrier », fut Alexandre Chliapnikoff). Mais l'expérience la plus concluante m'a été offerte par les grands événements en Ukraine, au cours des années 1919-1920. Je parle du formidable mouvement des masses dit « mouvement makhnoviste ». C'est là surtout que j'ai vu les vastes masses en pleine action positive, en train de créer elles-mêmes, en toute indépendance, une vie nouvelle, à l'aide des mêmes éléments dont nous avons parlé plus haut. Bien entendu, il m'est impossible de présenter ici un exposé détaillé de cet épisode vécu. Une telle étude devrait faire l'objet d'un ouvrage spécial que je m'apprête, d'ailleurs, à accomplir aussitôt que mes loisirs me le permettront. (Pour l'instant, je conseille à quiconque ne l'aurait pas encore fait, de lire l'Histoire du mouvement makhnoviste, par P. Archinoff œuvre qui trace déjà un tableau suffisamment instructif des dits événements ‒N. Makhno lui-même fait paraître une série de volumes sur la révolution en Ukraine. Mais, cette publication n'étant qu'à ses débuts, je ne puis pas encore me prononcer là-dessus. Ici, je me bornerai à dire que j'ai eu le grand bonheur de prendre part, pendant quelques mois, à cette ébauche d'une véritable création collective et de voir confirmées, par une expérience immédiate de grande envergure, mes idées à ce sujet. J'y ai vu surgir, des profondeurs mêmes des masses laborieuses, des milliers d'hommes qui, par intelligence, leur force de caractère, leurs autres facultés, leurs différentes connaissances se joignant les unes aux autres, leur soif de la vraie liberté, leur dévouement à la cause, etc., etc..., surent comprendre l'âme même de la révolution et jeter les bases d'un mouvement collectif d'une vigueur, d'une beauté et d'une conscience incroyables. J'y ai vu coopérer, dans une excellente harmonie, tous les éléments d'une activité révolutionnaire et créatrice des masses en lutte pour leur véritable émancipation. J'ai vu aussi les premiers résultats de cette activité nouvelle et rénovatrice. (Pour Iles lecteurs qui ne seraient pas assez au courant des événements, je rappellerai que les bolcheviks, ayant réussi à mettre la main, rapidement et définitivement, sur le mouvement populaire en Russie centrale, ne purent pas, pour plusieurs raisons, et pendant une période assez prolongée, s'établir de façon stable en Ukraine, ce qui permit à la population travailleuse de cette dernière de pousser assez en avant l'ébauche d'une véritable création collective : libre et consciente. Je suis certain que si les divisions rouges, envoyées par Moscou, n'avaient pas, en fin de compte, noyé dans le sang ce beau mouvement des masses, l'expérience aurait donné des résultats d'une immense portée, non seulement pour la révolution russe, mais aussi pour les événements dans d'autres pays). Et quand on me demande si une action créatrice collective est possible, je ne puis que répondre ceci : non seulement elle est possible, non seulement elle est indispensable pour que le résultat recherché soit obtenu, mais elle est absolument certaine le jour de la vraie révolution sociale. Cette action se produira fatalement dès que les masses, en pleine lutte révolutionnaire, n'auront plus à compter que sur elles-mêmes, après avoir coupé court à toutes les tentatives de « conduite » politique et autoritaire. Plus on réfléchira sur le rôle et les éléments de cette formidable activité des masses en révolution, mieux on comprendra l'impossibilité ‒c'est-à-dire, la nullité, la stérilité ‒non pas de cette action créatrice des masses, mais, précisément, de toute « minorité dirigeante » autoritaire. Bien entendu, il y aura, dans toutes les branches de l'activité populaire, des hommes qui aideront les autres, qui donneront des conseils et des indications, qui guideront, qui parfois « dirigeront ». Mais, comme nous l'exposons d'une manière détaillée ailleurs (voir Autorité, voir aussi maître, maitrise, etc.), il s'agira là non pas de « directives » émanant d'un centre politique et autoritaire, mais d'indications et d'actes dirigeants d'un caractère professionnel ou technique, exercés un peu partout, et de façon naturelle, par des hommes plus expérimentés, plus habiles ou mieux doués dans tel ou tel autre domaine, plus instruits, plus compétents, plus clairvoyants, etc... Ce sera une influence purement morale, d'une utilité, d'une nécessité évidente, immédiate. Ces influences, ces actes dirigeants, s'exerçant en bonne camaraderie, seront acceptés sciemment, librement, volontairement. Ils seront multiples, disséminés, ils s'entre-croiseront dans tous les sens, ils ne remettront jamais entre les mains de ceux qui les exerceront, les armes d'un pouvoir général et autoritaire. Certaines branches d'activité, certains services, certaines directions seront centralisés, techniquement ou administrativement, dans la mesure du nécessaire, sans aboutir pour cela à l'établissement d'une autorité permanente et coercitive. J'ai observé ces choses dans le mouvement ukrainien. En ce qui concerne, justement, les formes sous lesquelles toute cette activité se produira, une précision est nécessaire. D'aucuns se demanderont si les masses réalisant la tâche seront des masses organisées ou non-organisées? Autrement dit : l'organisation préalable des masses laborieuses en syndicats, unions professionnelles, coopératives, etc., sera-t-elle utile ou non à l'action créatrice des masses ? Cette action, se produira-t-elle d'une façon entièrement spontanée (organisations et groupements surgissant au moment même de l'action, individus actifs, etc.) ou d'une manière qui mettra les organisations ouvrières existantes à la base de l'œuvre créatrice ? J'ai la ferme conviction qu'il ne sera pas question de ou, mais de et. Bien entendu, les organisations existantes seront indispensables et joueront un grand rôle dans les événements. Je suis même d'avis que l'absence d'organisations ouvrières en Russie avant la révolution fut l'une des causes principales de sa faillite. Mais ceci ne m'empêche pas de prévoir que les masses non-organisées déploieront, elles aussi, une belle activité, créant des organisations spontanées de grande importance, faisant naître toutes sortes d'associations et de groupements légers, « mobiles », constitués ad hoc, et dont l'action complètera très utilement celle des organisa« fixes ». Et je pense que des individus actifs, doués, instruits, dévoués, surgis des profondeurs des masses, auront aussi des tâches importantes à accomplir (autres que de se saisir du pouvoir politique et de former un gouvernement). Là, encore, je prévois une synthèse de tous les facteurs, de toutes les forces utiles à l'œuvre : et les organisations ouvrières existantes, et les masses non-organisées agissant spontanément, et l'action Individuelle, tous ces éléments auront leur mot à dire, leur rôle à jouer, pourvu que cette activité se déploie dans une ambiance de liberté entière, c'est-à-dire, en l'absence de tout gouvernement nouveau, l'ancien une fois jeté bas par la révolution.

 

Encore quelques mots. Comme le lecteur s'en rend certainement compte lui-même, il ne faut pas confondre les masses dont il a été question le long de notre exposé, avec la foule. La foule embrasse une agglomération plus ou moins fortuite, toujours momentanée, de gens de toute espèce, ou quelque chose d'encore plus vague. Une foule, c'est toujours un ensemble « mécanique » de personnes n'ayant entre elles aucun lien permanent, intime, organique. Or, quand nous parlons des masses, nous entendons sous ce terme des millions d'hommes liés entre eux « organiquement », et de façon permanente, par des qualités nettes et plus ou moins homogènes, menant une existence plus ou moins laborieuse, ayant à peu près les mêmes intérêts, la même culture générale, les mêmes aspirations et idéals. Je tiens à souligner ici cette différence, parce que la confusion est fréquente et qu'on attribue assez souvent aux « masses » des défauts propres à la « foule ». Le lecteur pourrait se demander s'il existe une analyse sérieuse, un ouvrage d'allure scientifique sur la psychologie des masses. Constatons que le sujet n'a encore jamais été traité scientifiquement. Les psychologues et les sociologues se sont intéressés un peu, justement, à la « psychologie de la foule », ce qui ne nous intéresse pas ici. Il existe bien quelques ouvrages, peu scientifiques d'ailleurs, qui s'en occupent. Mais quant à la masse, on ne la connaît pas ! En ce qui concerne la littérature anarchiste, jusqu'à présent le problème n'y est qu'effleuré, d'une façon éparse et plutôt fortuite, dans divers articles de publications périodiques et dans quelques ouvrages d'ordre général. ‒

VOLINE

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