Le mot masses figure fréquemment dans la littérature libertaire. On y parle souvent du rôle des masses, de l'action des masses, de la création des masses, etc. La plupart des anarchistes estiment, en effet, que les grandes transformations sociales, ‒la révolution sociale surtout ‒sont, en dernier lieu, l'œuvre des vastes masses humaines mises en mouvement par certains facteurs économiques, politiques, sociaux ou autres, et développant alors une énorme activité, aussi bien destructive que positive et créatrice. Toutefois, cette opinion est infirmée ou même contestée de différents côtés. Pour beaucoup de gens, pour beaucoup d'anarchistes même, le fait reste douteux. Pour eux, les transformations sociales ou les révolutions sont plutôt l'œuvre ou d'une minorité « éclairée et agissante », ou de certains individus supérieurs et des coalitions de tels individus (réformateurs, hommes d'État, partis politiques, etc.) ; et quant aux masses, elles ne sont et ne peuvent être que de simples exécuteurs des idées et des dispositions de ces individus ou de ces minorités. Dès lors, une étude plus approfondie et plus précise de la question s'impose. *** Tout d'abord, ce sont nos adversaires doctrinaires, les « marxistes » (socialistes, « communistes ») qui nous reprochent le vague de notre terme préféré : masses. Ils parlent, eux, moins volontiers des masses(notion trop vaste et imprécise, disent-ils), que du prolétariat ou de la classe ouvrière(notions moins vastes et plus précises, parait-il). Et cette classe ouvrière doit, d'après eux, être guidée, conduite justement par une minorité éclairée et agissante : le parti politique et ses dirigeants. Disons tout de suite que les discussions purement théoriques avec les marxistes perdent actuellement, tous les jours davantage, leur intérêt et leur importance d'autrefois. En effet, la solution du problème se poursuit déjà sur le terrain même de la vie. C'est l'expérience vive et immédiate qui s'en est saisie et qui est plus concluante que n'importe quelle argumentation théorique. Cette expérience ‒je parle des événements en Russie et de leur répercussion dans d'autres pays ‒nous fournit deux conclusions décisives. La première est celle-ci : Toute transformation sociale de vaste envergure ‒d'autant plus une révolution sociale ‒reste stérile si une minorité « éclairée » s'en empare pour la guider et la diriger. Car, dans ce cas, le phénomène suivant se produit fatalement : les masses sont obligées de céder leur initiative et leur liberté d'action à la minorité ; or, cette dernière, dont l'activité se substitue ainsi à celle des masses se montre impuissante à résoudre les gigantesques problèmes qui surgissent de tous côtés et qui exigent, précisément, le concours libre des millions d'énergies et d'initiatives. Se cramponnant quand même à son autorité néfaste et opprimant de plus en plus les masses, la minorité finit par acculer la révolution à une impasse sans issue. Telle est, une fois de plus dans l'histoire humaine, la grande leçon de la révolution russe. Elle patauge dans l'impuissance parce qu'elle remet son sort entre les mains d'Une minorité « éclairée et agissante » traitant la masse en simple exécutrice de ses décisions et prescriptions maladroites, incompétentes et finalement régressives. L'autre conclusion n'est pas moins significative. Les bolcheviks eux-mêmes, et ensuite les « communistes » des autres pays, durent reconnaître que « la base de la révolution »devait être« élargie ». La « classe ouvrière » est appelée aujourd'hui à « faire bloc », non seulement avec les paysans, mais même avec la petite bourgeoisie. Cette thèse ‒« l'élargissement de la base de la révolution » ‒nous intéresse en tant qu'elle se rapproche, après l'expérience faite, de notre idée qui est la suivante : La révolution sociale est l'œuvre non seulement de la classe ouvrière (qui elle-même est loin d'être homogène socialement et idéologiquement), mais de très vastes masses humaines comprenant une grande partie de la classe ouvrière, une partie de la population paysanne (dont l'importance numérique varierait selon le pays), et aussi de nombreux autres éléments : bourgeois (rompant avec leur classe, bien entendu), intellectuels (tels Lénine, Trotsky et autres), etc., etc., qui, s'aidant (et non pas dirigeant) les uns les autres, finiront par aboutir. Les socialistes « modérés » pourraient objecter que l'expérience des bolcheviks n'est pas probante, ces derniers ayant faussé les idées de Marx, du socialisme et de la révolution. Pour notre controverse, cette objection serait sans valeur, la différence entre les socialistes ‒bolcheviks et les socialistes modérés ne portant que sur les méthodes d'action et non pas sur le principe même d'une minorité « consciente » et « supérieure » guidant et dirigeant les masses.
Ce qui
nous importe et nous intéresse beaucoup plus, c'est la divergence d'opinions et
un certain flottement qui existent, par rapport aux masses, dans nos propres
milieux. Comme déjà dit, assez nombreux sont les anarchistes qui éprouvent à
l'égard des masses un sentiment de doute, de méfiance, même d'hostilité.
Certains vont plus loin encore, jusqu'à dédaigner, mépriser, voire haïr les
masses. (Voir : Foule). Pour eux, la masse est bête, moutonnière, lâche, veule,
perfide, incapable de la moindre initiative ou action créatrice, capable par
contre des crimes les plus cruels, les plus stupides, les plus crapuleux. Ces
camarades s'appuient surtout sur les faiblesses et les mauvaises actions des
masses, fort connues dans l'histoire ancienne et moderne des sociétés humaines
: inconscience, insouciance, crédulité, inconstance, légèreté, veulerie,
absence d'idéal, d'indépendance morale et de résistance, manque de courage,
conduite lâche, trahisons, actes de cruautés, pogromes, assassinats, lynchage
etc., etc... Toutefois, il ne suffit pas de constater le fait : il s'agit de
l'expliquer, de le comprendre. Il est grand temps qu'on pousse le problème des
masses à fond. Il faut chercher à le résoudre pour ne plus flotter dans
l'incertain, comme c'est souvent le cas aujourd'hui. Tâchons de l'éclaircir,
dans la mesure de nos moyens. D'abord, quelques considérations d'ordre général.
Les masses ont des faiblesses, elles commettent de mauvaises actions, même des
crimes. C'est un fait. Mais l'histoire et la vie nous disent aussi que les masses
ont des qualités, qu'elles sont capables de bonnes actions également, d'actes
courageux, même héroïques. C'est un autre fait. Donc, ce que nous pourrions constater
en toute impartialité, serait ceci : les masses ont des faiblesses et des
qualités, elles commettent de bonnes et de mauvaises actions. Entre ceux qui
citent des faits pour démontrer que la masse est foncièrement bonne, et ceux
qui font autant pour soutenir qu'elle est foncièrement mauvaise, toute
discussion serait, par conséquent, vaine et stérile. Les uns et les autres y
apporteraient des preuves irréfutables. Tant que le problème en restera là, il
ne pourra pas être tranché. La constatation que nous venons de faire, ne dit
encore rien. Autre chose. Puisque la masse n'est pas toujours bonne, admettons
pour un instant qu'elle est foncièrement mauvaise. La masse est un ensemble
d'individus. Si elle est mauvaise, c'est que l'individu en général ne vaut pas
grand chose lui non plus. Se méfiant de la masse (la méprisant, etc.), on se
méfie, en réalité, de la presque totalité des individus qui la composent (sauf
soi-même et quelques autres exceptions). Alors, on est obligé d'adopter l'une
des deux solutions suivantes : 1° La supériorité de quelques individus et
partant une minorité d'élite chargée de diriger les masses et le processus
social. Cette solution soulève des objections qui finissent par l'annuler. En
effet : 1. Il n'existe pas de supériorité générale de quelques individus sur le
reste des humains. (Il existe, bien entendu, une supériorité spécifique de tel
homme sur tels autres, en telle ou telle autre matière concrète : en tel art,
en telle science, en divers genres de travail, en intelligence, en force de
caractère, en l'une ou l'autre des mille aptitudes, capacités ou qualités
variées à l'infini. Un tel homme supérieur en telle matière, est bien inférieur
en telle autre. Cette supériorité variée des hommes les uns sur les autres,
supériorité relative et mutuelle, n'est donc pour rien dans la question dont
nous nous occupons ; ou, plutôt, elle renforce, justement, l'idée d'une
activité libre et naturellement combinée des vastes masses, contre la thèse
d'une élite dirigeante. Et quant à toute autre supériorité, elle n'est qu'une
fiction. ‒2. Supposons même que de tels individus généralement supérieurs aux
autres existent ; rien ne nous garantit que l'élite dirigeante ‒formée surtout
en pleine effervescence sociale ‒sera composée précisément de ces individus. Il
est, au contraire, à peu près certain que ces personnages hypothétiques,
réellement supérieurs, resteront à l'écart, et que l'élite dirigeante sera
composée d'éléments fortuits et nullement « supérieurs ». Et d'ailleurs, qui
serait expert et juge de la supériorité ? ‒3. Si même l'élite dirigeante était
composée d'individus très supérieurs, leur supériorité ne saurait être
universelle ni omnipotente, au point qu'ils puissent avoir la haute main sur la
formidable activité infiniment mobile et variée des millions d'êtres humains.
En réalité, l'« élite » ne saurait être maitresse de cette activité, car pour
cela il lui faudrait pouvoir embrasser, à tout instant, toute l'immensité
mouvante de la vie : pouvoir tout connaître, tout comprendre, tout
entreprendre, tout surveiller, tout voir, tout prévoir, tout résoudre, tout
organiser, tout arranger... Or, il s'agirait d'un nombre incalculable de
besoins, d'intérêts, d'activités, de situations, de combinaisons, de créations,
de transformations, de problèmes de toute sorte et de toute heure. Ne sachant
plus où donner de la tête, l'élite dirigeante finirait par ne pouvoir rien
saisir, rien arranger, rien « diriger » du tout. Non seulement sa supériorité
ne saurait jamais être telle qu'on puisse substituer avantageusement son action
à la libre activité, à la libre création, à la libre organisation des masses,
mais, au contraire, l'élan de celles-ci serait fatalement entravé ou même
paralysé par l'ingérence malheureuse d'une « minorité » impuissante mais
prétentieuse. Il n'existe donc pas de supériorité qui justifierait la remise
entre les mains d'une élite des intérêts vitaux et des destinées historiques
des millions d'hommes. Prétendre le contraire serait vraiment tomber dans
l'absurdité. Et pourtant, c'est cette absurdité qui se trouve à la base de
toutes les théories d'une « minorité dirigeante » et de toutes les expériences de
ce genre. Quoi d'étonnant si ces expériences se terminent pour les
travailleurs, partout et toujours, en queue de poisson ! Les grandes
révolutions des temps passés et, en dernier lieu, la révolution russe appuient
nos objections. Notons cependant, en passant, que lorsque les étatistes, les
autoritaires, les doctrinaires politiques(socialistes, « communistes », etc.)
prêchent le principe d'une élite dirigeante, ils sont parfaitement logiques ;
tandis que les antiautoritaires, les anarchistes, s'ils renient les masses et
se rabattent sur une minorité d'élite perdent toute conséquence avec eux-mêmes.
Car comment peut-on s'imaginer une société sans État ni autorité si l'on n'a
pas confiance dans les capacités organisatrices et créatrices des masses ? Et
quoi d'étonnant, encore, si de tels anarchistes finissent par tomber dans le
bolchevisme ou dans des conceptions qui n'en sont guère loin ! Donc, cette
première solution ne résiste pas à l'examen critique. Ceux qui la rejettent ‒je
parle toujours de ceux qui croient les masses infirmes‒n'ont en réserve qu'une
seule solution possible : 2° Cette deuxième solution suppose que les masses
sont au moins capables de devenir un jour qualifiées pour la bonne cause. (Pour
ceux qui ne l'admettent pas non plus, cette solution n'est même pas à
envisager. Ils sont donc obligés soit d'adopter la première, soit de flotter
dans le vague). Ils s'agit d'attendre jusqu'à ce que l'écrasante majorité des
individus composant la masse soit devenue le contraire de ce que cette majorité
est aujourd'hui, c'est-à-dire qu'elle s'affirme intelligente, consciente, d'un
esprit et d'une action indépendants, courageuse, active, loyale et constante,
capable de toute initiative et d'action créatrice, incapable de crimes,
porteuse d'idéal élevé, etc. Autrement dit, il s'agit de faire, en attendant,
l'éducation de l'individu et partant de la masse. Cette solution se heurte
également à des objections qui l'anéantissent : 1) Dans l'ambiance sociale
donnée, est-elle possible, la véritable éducation, effective et progressive, de
l'individu et de la masse ? Il suffit de regarder attentivement et sans
parti-pris autour de soi, de méditer quelque peu sur ce qui se passe dans la
société actuelle, pour y répondre négativement. Ne pouvant pas m'étendre ici
sur ce sujet un peu spécial (voir: Éducation, Propagande, Révolution, etc.), je
me bornerai à quelques argument frappants. ‒D'abord, quelques faits récents.
Malgré les exemples historiques de fraîche date, malgré surtout la propagande
antimilitariste intense de nombreux partis et groupement d'avant-garde, ainsi
que de tant d'écrivains et d'apôtres universellement vénérés et populaires,
malgré tout un courant anti-guerrier d'une puissance telle qu'elle laissait
espérer un refus catégorique des masses d'être engagées dans une nouvelle
aventure, ces masses, dans tous les pays, continuent à se laisser tromper.
Elles ont marché à l'ignoble et bsurde boucherie de 1914 « comme un seul homme
», avec un élan stupéfiant. Après la guerre, les masses, tout en ayant
esquissé, dans certains pays, quelques mouvements de révolte et même entamé une
belle révolution en Russie, fléchissent rapidement et cèdent le pas à des
dictateurs et profiteurs de toute espèce, acceptant ainsi, de nouveau, un
esclavage écœurant. Une fois de plus, elles n'ont pas su se rendre maîtresses
de la situation qui leur était, pourtant, extrêmement favorable. ‒Quant à
l'éducation proprement dite, quelle est-elle ? La vie d'un homme de la masse
est connue, dès son enfance. La famille ne peut pas lui fournir une éducation
saine. Viennent ensuite : l'école (!), la rue et le bistro, le journal (!!), le
cinéma (!!!), et surtout le travail de bête de somme alternant avec un sommeil
à peine suffisant. Contre toute cette « éducation » immédiate, concrète,
permanente, ‒s'exerçant, de plus, dans une ambiance (État ! Autorité ! Église !
Argent ! etc.) qui elle-même façonne l'homme en dépit de toute autre influence,
‒que peut-elle, la poignée de gens capables de s'occuper de la véritable
éducation de l'individu et de la masse ? ! Dans les conditions données, cette
éducation n'est qu'un rêve irréalisable. ‒2) En affirmant que l'action
éducative de quelques individualités ou groupements ne saurait rendre
qualifiées les masses qui ne le sont pas aujourd'hui, je ne veux pas dire que
l'éducation des masses ne se fait pas du tout. Certes, elle se fait, au cours
des siècles, sous la poussée de plusieurs facteurs d'une puissance inégale.
(L'activité éducative y joue un rôle relativement assez modeste). Mais, ce
processus est excessivement lent(et, de plus, intermittent). Et alors, le
problème reste entièrement ouvert. En effet, il serait résolu au cas seulement
où l'on aurait la certitude que les masses seront prêtes au moment de grands
événements sociaux. Or, c'est exactement le contraire qui est certain. Sans le
moindre doute, les bouleversements sociaux auront lieu longtemps avant que les
masses soient dûment éduquées et cultivées. Sans le moindre doute, les masses
seront alors, au point de vue d'éducation et de culture, à peu près les mêmes
qu'elles sont aujourd'hui. Si, de nos jours, elles sont foncièrement mauvaises
et non qualifiées, ce n'est pas l'activité éducative qui les modifiera pour le
jour des grands événements. Donc, pour ceux qui supposent la masse mauvaise et
incapable, l'« éducation » n'est pas non plus une solution du problème. Alors,
que penser ? Quelle décision prendre ? Quelle est la véritable psychologie de
l'individu et de la masse ? L'individu est-il bon ou mauvais ? La masse
est-elle mauvaise ou bonne ?
***
Nous avons constaté que les
masses ont des faiblesses et des qualités, qu'elles commettent de bonnes et de
mauvaises actions. Cette constatation nous suggère déjà l'idée que la masse
n'est ni bonne ni mauvaise, et qu'il faut chercher à expliquer tout autrement
sa psychologie et son attitude. Une petite expérience personnelle et une
analyse rapide nous aideront dans cette tâche. Que le lecteur prenne une
feuille de papier. Qu'il la divise en deux, avec un tracé de crayon. Qu'il
parcoure ensuite mentalement toute sa vie passée, en détail autant que
possible, très scrupuleusement, très sincèrement. Chaque fois qu'il se
souviendra d'une mauvaise action commise (ou d'une mauvaise action qu'il fut
tout prêt à commettre et que certaines circonstances empêchèrent), il placera
un petit trait de crayon d'un côté du tracé. Chaque fois qu'il se rappellera,
au contraire, une bonne action commise (ou qu'il fut décidément prêt à commettre),
il placera un trait de l'autre côté. (Il faut comprendre sous une « mauvaise
action » tout acte anti[1]moral,
antisocial ou autre condamné par la conscience du lecteur ; sous « bonne action
» on comprendra tout acte de haute moralité, de dévouement, etc., d'après
l'avis même du lecteur). L'opération terminée, il trouvera plusieurs traits de
crayon des deux côtés du tracé. Il constatera ainsi qu'au cours de sa vie, il a
commis (ou il fut tout prêt à commettre, ce qui, psychologiquement, revient au
même), plus d'une Masse
file:///Users/administrateur/Desktop/www.encyclopedie-anarchiste.org/articles/m/masse.html[22/07/11
13:34:26] fois, des vilenies, des actes condamnables, allant même jusqu'à ce
qu'on pourrait qualifier « crime », et que, d'autre part, il a accompli aussi
(ou il fut tout prêt à accomplir), plusieurs fois, des actes louables, de très
bonnes actions, allant même jusqu'à l'héroïsme. Parfois même, les unes et les
autres se suivaient à une courte distance. Quelle est la conclusion de cette petite
expérience psychologique ? Elle est celle-ci : La psychologie de l'individu
n'est pas une chose stable. Elle se trouve continuellement en mouvement,
semblable à l'oscillation d'un balancier. L'envergure de cette oscillation est
très vaste, puisque le même individu peut aller du crime à l'héroïsme. (Bien
entendu, l'énergie psychique d'un individu peut se trouver momentanément à
l'état de repos, d'équilibre passager, comme toute autre énergie, et alors la
mobilité de la psychologie humaine ne se fait pas voir si facilement. ‒Bien
entendu, aussi, tels individus ont un penchant plutôt au mal, tels autres,
plutôt au bien, ce qui veut dire que les premiers commettent de mauvaises
actions plus ‒ou même beaucoup plus ‒facilement que les seconds. Tout ceci ne
change en rien le fond des choses : l'instabilité, la mobilité de la
psychologie humaine et l'envergure de cette mobilité). La constatation que nous
venons de faire, nous suggère tout de suite une autre idée que voici : Si
l'ambiance, le milieu, tout l'ensemble social et autre sont tels qu'ils
facilitent et favorisent les mouvements dans le sens du bien(rendant, de plus,
difficiles et inutiles ceux dans le sens du mal), alors les premiers
deviennent, chez l'individu, plus fréquents, plus accentués, plus prolongés que
les seconds. La situation favorable se maintenant et la force de l'habitude
aidant, les bons mouvements tendent à se perpétuer, et les mauvais, à
disparaître. Ceci d'autant plus que le bon chemin une fois entamé, il
entr'ouvre des horizons splendides, il entraîne les gens, il les enthousiasme
de plus en plus, il rend la vie de plus en plus belle, riche, intéressante,
active, souriante, avenante. ‒Si, au contraire, l'ambiance sociale est telle
qu'elle facilite et stimule les mouvements dans le mauvais sens, entravant les
oscillations opposées, l'effet en est aussi exactement inverse : les mouvements
dans le sens du mal s'accentuent, l'emportent sur les autres, tendent à
s'éterniser. Abandonnons maintenant le terrain de la psychologie individuelle.
Les masses étant un ensemble d'individus, leur psychologie et ses effets sont
essentiellement pareils à ce que nous avons observé chez ces derniers. Donc :
1° La psychologie de la masse est instable, mobile ; 2° L'envergure de cette
mobilité est très vaste, les oscillations s'effectuant du crime à l'héroïsme et
retour ; 3° Le sens des oscillations dépend de toute l'ambiance sociale qui
facilite ou empêche les mouvements dans l'un ou l'autre sens. Lorsque
l'ambiance, le milieu, tout l'ensemble social facilitent et favorisent les
mouvements dans le sens du bien, ces mouvements deviennent naturellement de
plus en plus fréquents, prononcés, prolongés, et l'action des masses s'affirme,
alors, de plus en plus positive, saine, franche, loyale, belle, vigoureusement
créatrice, pendant que les mouvements et l'activité contraires faiblissent,
décroissent, s'éteignent. Et vice versa. C'est dans cet ordre d'idées,
précisément, que nous devons nous intéresser au rôle de l' ambiance sociale, à
son influence sur la psychologie des masses. *** Pourquoi de nos jours, et
aussi dans le passé, les masses s'avèrent-elles souvent défaillantes, lâches,
veules, criminelles ? Parce que des millions d'individus sont poussés dans ce
sens, depuis des siècles, par toute l'ambiance sociale, intellectuelle et
morale. C'est pour celle raison qu'en temps « normal » les masses nous causent
tant de désillusions. Cette attitude des masses en temps ordinaire ne noua dit
encore rien sur leur véritable psychologie, sur leurs qualités ou leurs défauts
effectifs. Car c'est une attitude mensongère, faussée, trompeuse. Elle peut
devenir tout autre, lorsque les circonstances l'exigent et que l'ambiance se
modifie pour de bon. Ce qui est, en effet, remarquable, édifiant, c'est que les
mêmes masses changent rapidement d'aspect et de conduite aussitôt que
l'ambiance défavorable se désagrège sérieusement, prête à changer, elle aussi,
de fond en comble. L'histoire des révolutions nous dit qu'au cours des combats
décisifs, au moment de la victoire, et pendant les quelques semaines ‒ou quelques
mois ‒qui la suivent, les masses, se voyant libres d'agir, remplies d'un grand
espoir, ne ressemblent plus en rien au troupeau moutonnier qu'elles furent
encore à la veille des événements. Elles se montrent courageuses, vaillantes,
actives, riches d'initiative et de ressources, prêtes à tous sacrifices,
pleines d'esprit de recherche et de création. La révolution russe de 1917 le
prouva une fois de plus, de façon éclatante. Hélas ! Dans toutes les
révolutions, jusqu'à présent, ‒y compris la révolution russe, ‒la liberté
d'agir conquise par les masses fut vite bridée et leur espoir déçu. La nouvelle
ambiance favorable se déformait rapidement, celle d'avant-révolution ‒fatale
pour la liberté et l'activité des masses ‒rentrait dans ses droits et l'attitude
des masses redevenait plate, servile, basse. Ce phénomène frappant trouve,
entre autres, une explication fort répandue : les masses, affirme-t-on, n'ont
pas de fond, elles sont vite fatiguées, épuisées, lasses, elle abandonnent la
cause, et alors naturellement la révolution dégénère. Le lecteur trouvera plus
loin une autre explication de cette dégénérescence. Mais quant à la lassitude
des masses, disons tout de suite qu'à notre avis, c'est exactement le contraire
qui se produit : la lassitude et l'abandon des masses sont non pas les causes,
mais les conséquences du déclin et du non-aboutissement de la révolution. Ce
n'est pas la révolution qui ne réussit pas parce que les masses en sont
fatiguées, mais, au contraire, les masses deviennent lasses et indifférentes
lorsque et parce que la révolution ne leur apporte pas le résultat recherché.
Ce n'est pas la lassitude des masses qui précède le dépérissement de la
révolution, mais toujours inversement : la déviation, l'égarement, la
dégénérescence de la révolution précèdent, entraînent et expliquent la
lassitude et l'abandon des masses. Aussi longtemps que ces dernières gardent intact
l'espoir en la révolution, leur enthousiasme, leur activité, leur dévouement
restent entiers. Ce n'est qu'au moment où elles sentent la révolution faussée,
égarée, perdue pour elles, qu'elles lâchent pied. Et alors, tout change...
C'est en étudiant de plus près la marche des révolutions passées et en suivant,
témoin actif, les péripéties de la révolution russe, que j'ai acquis
définitivement cette conviction. Quelle est donc l'ambiance qui facilite et
favorise les mouvements de l'individu et de la masse dans le sens du bien,
c'est-à-dire, de la vaillance, de l'initiative et de l'activité créatrices, du
dévouement, de la persévérance, etc., etc... ? Pour nous, la réponse n'est pas
douteuse : Cette ambiance favorable est la liberté d'action pour l'individu et
l'ensemble d'individus (la masse). Liberté intégrale, effective, sans
restriction ni réserve d'aucune sorte. Liberté de s'entendre par tous les
moyens possibles ; liberté de s'organiser, de coopérer ; liberté de chercher,
d'essayer, d'appliquer toute initiative, de déployer toute énergie, de
détruire, de construire, de commettre des erreurs, de les rectifier, de faire,
de défaire, de refaire, en un mot : d'agir, dans le plus vaste sens du terme.
Il va de soi qu'il existe d'autres éléments importants, tels que l'égalité (véritable),
le sentiment mutuel de confiance et de fraternité, etc..., lesquels, une fois
acquis, complètent et parfont cette ambiance. Mais c'est la liberté qui en est
la condition primordiale. C'est elle, précisément, qui permet à ces autres
éléments de prendre corps, qui y mène même nécessairement, tant qu'elle n'est
pas supprimée. C'est la liberté qui favorise l'action positive des masses et
leur donne l'élan enthousiaste indispensable à la création, à l'inauguration
progressive de la société nouvelle. C'est la liberté qui rend possibles la
manifestation, l'application, l'activité féconde et le triomphe décisif des
millions d'énergies et d'initiatives robustes et saines exigées par la tâche
gigantesque de la reconstruction sociale. Soulignons que, pour produire ses
effets, la liberté doit être entière, générale, parfaite. Une demi-liberté, une
liberté partielle, limitée, conditionnelle, réduite, ‒timidement octroyée et
rapidement retirée, à la première occasion, par l'autorité ‒ne produirait
aucune confiance, aucun enthousiasme durable et, finalement, aucun résultat.
Pis encore : elle donnerait, justement, un résultat négatif. Ce n'est que le souffle
puissant et continuel d'une véritable liberté, intégrale, universelle, qui
serait en mesure de soulever et de jeter graduellement dans la grande action
toutes les innombrables énergies positives d'un peuple. Ce n'est que dans
l'ambiance d'une telle liberté que les éléments sains, vigoureux, productifs et
créateurs pourraient triompher définitivement de tous les obstacles, de toutes
les difficultés, de toutes les forces obscures et malsaines qui auraient surgi
des ténèbres du passé. Nous avons déjà attiré l'attention du lecteur sur un
phénomène significatif qui se reproduit dans toutes les grandes révolutions
(1789, en France ; 1917, en Russie) et qui appuie nos affirmations. Au début de
la révolution, une fois le gouvernement par terre et la liberté d'agir acquise
par les masses populaires, ces dernières se montrent pleines d'enthousiasme, de
bonne volonté, d'un élan prodigieux vers le bien, vers une grande activité
positive. Tout ce qu'il y a dans les masses de bon, de grand, d'actif, se fait
jour, prêt à se mettre à l'œuvre inlassablement. Un certain temps s'écoule. Un
nouveau gouvernement s'installe et commence sa besogne. Bientôt, l'ambiance
change, et ce changement s'accentue tous les jours davantage. Des restrictions
de toute sorte s'annoncent et se multiplient. Les masses se sentent
surveillées, suspectées, serrées de près, repoussées. Leur initiative, leur
activité sont de plus en plus ligotées, s'avèrent de plus en plus inutiles,
sans but. L'initiative et l'action du gouvernement et de ses agents s'y
substituent. Le souffle de la liberté s'éteint. De nouveau, comme auparavant,
ce n'est pas la masse qui est libre d'agir, mais l'autorité et les milieux
dirigeants, malgré qu'ils soient d'une nouvelle espèce. Alors, l'enthousiasme
s'évapore, la masse s'arrête, se recroqueville, elle retombe dans son attitude
ancienne : passive, obscure, négative. Mais alors, une question ayant trait,
justement, au problème des défauts de la masse, se pose. Si les masses sont
pleines de ressources, si elles possèdent de l'énergie, de la bonne volonté, de
l'initiative, si elles sont éprises de la liberté, de l'activité positive,
etc., etc., comment expliquer alors que, chaque fois, elles cèdent tout ceci à
une minorité dirigeante, se montrant ainsi impuissantes de maintenir la liberté
acquise au début de la révolution, de la défendre, de la mettre en œuvre ? Un gouvernement
ne nous tombe pas du ciel ! Ce sont les masses elles-mêmes qui le portent au
pouvoir, qui, au moins, lui permettent de s'installer, qui, souvent, le
réclament, l'acclament, lui prêtent confiance et concours, lui obéissent de bon
gré. Alors ? (Une autre question serait légitime aussi. Comment se fait-il qu'à
l'aube de l'histoire humaine, lorsque les premières grandes collectivités
étaient en train de se former, les masses primitives, au lieu de bâtir et de
développer une société basée sur la liberté, la création collective, etc.,
permirent à d'autres éléments, absolument contraires, de prendre le dessus et
de déterminer toute l'évolution ultérieure de la vie sociale ? Ne pouvant pas
traiter ici ce sujet, vaste et compliqué, qui n'a, d'ailleurs, qu'un rapport
assez lointain avec le problème actuel des masses, disons, toutefois, ceci :
Les raisons pour lesquelles l'évolution des premières sociétés humaines avait «
dévié » et les masses s'étaient laissées subjuguer, sont compréhensibles si
l'on se donne la peine d'étudier la question de près. Ces raisons n'existent
plus aujourd'hui. Rien, au fond, n'empêcherait donc plus les sociétés et les
masses humaines actuelles de prendre le beau chemin, véritablement humain,
d'une évolution collective, libre et créatrice. Mais une fois engagée sur la
voie tortueuse de l'autorité, de la propriété, etc., l'humanité fut acculée à
la suivre jusqu'au bout. Toute son évolution ultérieure, jusqu'à nos jours,
n'est que le développement naturel des conséquences logiques de cette déviation
initiale. Une fois prises dans le formidable rouage de la société autoritaire,
les masses, naturellement, ne pourront plus s'en arracher qu'au prix d'efforts,
de luttes, de souffrances et de sacrifices incalculables. Il n'existe aucun
rapport entre cette situation et la capacité‒ou la non-capacité‒des masses.)
Alors, oui ! Il s'agit là, en effet, d'un gros défaut des masses populaires,
mais d'un défaut tout spécial et superficiel (malgré son influence funeste sur
la marche des choses), d'un défaut non « organique », temporaire, guérissable.
Et cependant, c'est, précisément, ce défaut qui explique, en grande partie, la
déviation et la dégénérescence des révolutions passées. Ce défaut consiste en
ce que ni avant, ni pendant la révolution, les masses ne distinguent clairement
la bonne, la vraie voie à prendre. Il s'agit donc d'un certain défaut de la
vue, d'un genre de « cataracte » qui empêche de voir le bon chemin, mais qu'il
est possible de supprimer. C'est précisément par rapport à ce défaut qu'on
pourrait parler de l'ignorance des masses. On pourrait comparer la masse à un
géant plein de force, capable des actes et des exploits les plus magnifiques,
mais qui, après avoir démoli les premiers obstacles, se trouve toujours, au
moment décisif, au carrefour de plusieurs routes, sans pouvoir distinguer celle
qui le mènera vers le but. Alors, il hésite, il ne sait plus que faire, où
aller. Il reste là, inactif. Et alors, voici ce qui se passe. Quelqu'un vient à
lui et lui dit : « Donne-moi ta main, car moi, je vois, je connais le bon
chemin. Je te mènerai directement au but, malgré ta cécité ; tu n'as qu'à me
suivre... ». Le géant, décontenancé et confiant, suit le bonhomme. Or, celui-ci,
se faisant illusion, lui-même, sur le véritable chemin, s'égare et fait égarer
le colosse. Bientôt, tous les deux s'enfoncent dans le marais. Impossible d'en
sortir ! La cause est perdue. C'est en raison de ce défaut que même les
situations les plus favorables n'ont servi à rien, jusqu'à présent. Et c'est
ainsi que dans la révolution russe, l'ambiance générale, extrêmement favorable
au début, devint rapidement le contraire sous la conduite prétentieuse mais
fausse du Parti Communiste. Ajoutons qu'en parlant des masses, nous parlons de
millions d'individus. Nous voulons dire que des millions d'individus ne voient
pas le chemin. Nous voulons même dire que personne ne le voit exactement. C'est
pourquoi, justement, le bonhomme, trop sûr de lui, a tort et ne peut que
s'égarer, avec celui qu'il conduit. Au point de vue de l'instruction, de
l'éducation, il existe, certes, pas mal d'individus supérieurs au niveau
général des masses. Mais quant à savoir quel est le véritable chemin de
l'émancipation sociale, les individus y sont aussi aveugles que la masse
entière. Personne 'est donc qualifié pour conduire les masses vers le but. Or,
tandis que l'individu ‒ou même un groupe d'individus ‒serait impuissant à
aboutir (même s'il possédait la vue juste), la masse, qui est un ensemble
formidable d'initiatives et d'énergies, de forces et de capacités,
d'instructions et d'éducations de toute sorte, aboutirait certainement si elle
voyait clair. La masse, elle, finirait par trouver le bon chemin, au moyen
d'efforts collectifs et solidaires, si elle pouvait voir. Il s'agit donc, non
pas de conduire la masse aveugle, mais d'« enlever la cataracte » à des millions
d'individus, pour que cette vaste masse puisse chercher, trouver et, enfin,
prendre le bon chemin elle-même. C'est pourquoi l'anarchiste ‒et c'est là la
différence essentielle entre lui et les autres ‒ne veut pas conduire le géant
aveugle et passif. L'anarchiste vient à lui et lui dit : « Au lieu de suivre
aveuglément quelqu'un, ce qui te perdrait, tu devrais voir et marcher toi-même.
Je ne viens donc pas pour te conduire, mais pour t'aider à enlever ta cécité,
ce qui te permettra d'agir en toute indépendance, avec toute la vigueur et
toute la conscience indispensables ». Ainsi, le « communiste » dit au géant : «
Tu ne vois pas clair : je vais te conduire ». L'anarchiste lui dit : « Tu ne
vois pas clair : je vais t'aider à enlever le mal, à voir et à marcher toi-même
». Jusqu'à présent, et pour plusieurs raisons, le géant n'entend pas
l'anarchiste. La proposition de l'autre lui paraît, dans son état actuel, plus
pratique, plus expéditive, moins compliquée. Et puis, la voix anarchiste est
encore si faible qu'il la perçoit à peine. Il accepte la proposition de
l'autre. Il commet ainsi une erreur fatale et s'égare. Le défaut dont nous
venons de parler, ne ressemble en rien ni à la lassitude, ni au manque de fond,
ni à l'incapacité, ni à d'autres défauts imaginaires, dont on se plaît à
gratifier les masses, sans s'apercevoir de leur défaut réel, temporaire et
beaucoup moins grave. La différence est importante. En effet, les autres
défauts seraient « organiques », donc irréparables, tandis qu'une vue
insuffisante peut être améliorée et réparée. En cas de manque de fond,
d'incapacité, etc..., la situation serait désespérée, tandis que s'il s'agit
d'un simple manque de vue guérissable, elle ne l'est nullement. Mentionnons
aussi un autre défaut des masses, lequel, s'ajoutant au premier, l'aggrave et
rend la « guérison » plus difficile, plus lente. Les masses ne se rendent pas
bien compte, ni de leur force latente, ni de leur imperfection. Le géant n'est
encore conscient ni de sa magnifique puissance, ni de sa cécité, ni du rôle
néfaste du bonhomme prétentieux, aussi aveugle que lui-même... C'est,
précisément, dans ce sens qu'on pourrait parler de l'inconscience des masses.
Toutefois ; ce défaut est aussi passager et guérissable que l'autre. Une
question se dresse, néanmoins : Quand et de quelle façon ces défauts
pourraient-ils être supprimés ? Nous sommes d'avis que deux facteurs principaux
s'en chargeront : 1° Le facteur matériel qui est l'expérience immédiate. C'est
elle qui apprend le mieux. Et c'est le bolchevisme, qui, au cours de son
existence, et par ses résultats néfastes, universellement connus, ouvrira les
yeux aux masses, leur démontrant, définitivement et irrévocablement, le péril
de suivre aveuglément quelqu'un, même le parti qui se dit « le plus ouvrier »,
« le plus révolutionnaire ». Tel est, croyons[1]nous, le rôle historique du bolchevisme. ‒2°
Le facteur moral qui est notre propagande. ‒Ces deux facteurs, appuyés par
d'autres encore, de moindre importance, finiront par guérir les masses. Ce sont
surtout les événements historiques eux-mêmes qui feront le nécessaire.
Évidemment, nous ne pouvons fixer aucune date. Les processus historiques sont encore
assez lents. Nous sommes sûrs, toutefois, que les résultats négatifs du
bolchevisme ouvriront bientôt de nouveaux horizons à la propagande anarchiste
et la rendront rapidement beaucoup plus efficace qu'elle ne le fut auparavant.
*** Dernière question, la plus importante peut-être. Même en admettant que les
masses seront, un jour, guéries de leurs défauts actuels, qu'elles verront
clair, qu'elles deviendront conscientes, etc..., seront-elles capables
d'accomplir l'énorme tâche positive, édificatrice et créatrice qui leur
incombera ? La prétendue création des masses, ne serait-elle pas une mauvaise
illusion, propre à soutenir des utopies absurdes, mais stérile et dangereuse si
l'on a la naïveté de la prendre au sérieux ? Beaucoup de gens prétendent, en effet,
qu'un acte de création ne pourrait être autre qu'individuel. C'est le cerveau
de l'individu qui crée, disent-ils. La « masse » n'étant pas un « être au
cerveau commun », comment pourrait-on l'imaginer créant ? Précisons donc ce
qu'il faut entendre par la « création des masses ». Il est à distinguer deux
sortes de création humaine, lesquelles diffèrent aussi bien comme actes que
comme résultats : il y a la création individuelle et la création collective. On
comprendra dans la première tout acte créateur d'un caractère personnel, et
dont le résultat porte, par conséquent, le sceau de l'individualité qui l'a
accompli. Exemples : ouvrages littéraires de tel ou tel auteur, œuvres de
musique, de peinture, etc..., certaines inventions scientifiques ou techniques,
et ainsi de suite. Dans la seconde, il faut classer toute œuvre créatrice
accomplie par les efforts (simultanés ou non) de plusieurs individus. Une
ville, par exemple, qui représente le résultat d'une activité créatrice de
millions d'hommes de plusieurs générations, est une création collective.
Certaines œuvres d'art, certaines inventions le sont aussi. La vie des sociétés
humaines dans son ensemble représente, à chaque moment donné, le résultat d'une
création collective, car elle est le total ou la synthèse d'un nombre
incalculable d'idées, d'énergies, d'initiatives, d'efforts et de réalisations
infiniment variés des millions d'individus de multiples générations
consécutives. Il va de soi que le problème de la création des masses est
justement celui d'une vaste création sociale, donc d'une création collective.
Toutefois, en posant ce problème, nous nous intéressons non pas à l'activité déployée
par des millions d'individus au cours des siècles passés, mais à la vaste
action sociale simultanée, solidaire et combinée des millions d'hommes vivant
et agissant actuellement. C'est donc l'activité créatrice collective et
simultanée de millions d'individus qui nous intéresse et que nous désignons ici
par le terme création des masses. Est-elle possible ? Sous quelle forme
pourrait-on l'envisager ? Certes, le point de départ de toute création humaine
est une idée qui naît dans un cerveau individuel(et dont la source ‒notons-le
en passant ‒se trouve souvent au fond du cœur, du sentiment). Mais, tandis que,
dans le domaine de la création individuelle, l'idée suffit, n'ayant plus besoin
que d'être exprimée pour achever son œuvre (sous forme d'une publication, d'une
œuvre d'art ou d'un acte individuel), dans celui de la création sociale,
collective, une idée individuelle est loin de suffire. Elle n'est même que très
peu de chose. Plus exactement, elle n'est qu'un des nombreux éléments
composants dont l'ensemble seul compte réellement pour quelque chose, car ce
n'est que cet ensemble qui assure la bonne exécution, la réalisation effective,
l'achèvement fécond de toute œuvre entreprise. Ces éléments absolument
indispensables sont les suivants : 1° Il faut que de nombreuses idées
surgissent de toutes parts chaque fois qu'il s'agit d'une Œuvre sociale, d'un
intérêt collectif ; 2° Il faut que toutes ces idées s'expriment et circulent en
toute liberté, s'entre-croisent, s'entre-choquent, se critiquent et se
contrôlent mutuellement, se combinent, se complètent les unes les autres,
s'harmonisent, ‒bref, qu'elles subissent tout un travail complémentaire en
passant par le creuset d'examen, de vérification, d'expérience, etc. ; 3° Il
faut qu'à cette occasion ‒qu'à chaque occasion ‒se produise, de plus, la
coopération d'un grand nombre de connaissances, d'intuitions, de suggestions,
de sentiments, de capacités, etc. ; 4° Il faut que dans ce croisement d'idées,
celles qui s'avèreraient fausses, maladroites, inapplicables, disparaissent, et
que les bonnes survivent ; donc, qu'une sélection d'idées ait lieu ; 5° Il
faut, enfin, que les idées bonnes, justes, utiles, se traduisent en actes, en
réalisations libres, conscientes, d'un genre créateur. Cette réalisation
créatrice (libre, enthousiaste) des idées émises et trouvées intéressantes, est
justement le côté le plus typique de la création collective. Cette dernière est
toujours bilatérale : elle comprend l'idée et sa réalisation, toutes deux
libres, créatrices, inspirées par un besoin bien senti et par un élan sincère.
Les uns lancent des idées, les autres s'adonnent plutôt à leur application
pratique, ce qui dépend surtout du tempérament, des dispositions et des
facultés personnelles, etc... C'est toute cette activité multiforme, tout ce
mouvement formidable d'idées et de réalisations pratiques que j'appelle, dans
son ensemble, « création sociale » ou « création collective » ou encore «
création des masses ». C'est donc, pour moi, une sorte de synthèse féconde
d'éléments individuels et collectifs, éléments d'idée et d'action. Il va de soi
que pour toute cause de petite envergure, ce mouvement se produirait « en
miniature », tandis que pour les grands problèmes d'ordre général, il se
déploierait en grand. Le fond des choses, l'essence même de la création
collective n'en reste pas moins, toujours et partout, la même, qu'il s'agisse
de petites ou de grandes causes. Citons quelques exemples qui illustreront ce
qui vient d'être dit. Certes, il est impossible, à notre époque, d'observer la
création des masses sous sa vraie forme, c'est-à-dire, bien développée, sur une
grande échelle, absolument libre et vigoureuse, poussant en avant et déployant
toutes ses ressources. Mais les quelques épisodes que j'ai vus et vécus,
fixèrent définitivement mes idées là-dessus. Je crois utile de les soumettre à
l'attention du lecteur. Le premier épisode auquel j'ai assisté étant, à cette
époque, jeune étudiant, fut la construction d'une barricade dans une rue de
Saint-Pétersbourg, en 1905. Cinq à six cents personnes, ouvriers et autres, y
prirent part. Faute d'expérience, on ne savait pas, au début, comment s'y
prendre. Et alors, voici ce qui se produisit. Quelques hommes lancèrent toutes
sortes d'idées. Les unes furent tout de suite rejetées comme peu pratiques. Les
autres furent immédiatement adoptées et mises à exécution. Cette exécution
exigeait, parfois, un certain savoir-faire : il a fallu, par exemple, abattre
des poteaux soutenant des fils conducteurs d'un très fort courant électrique ‒
opération délicate et dangereuse. Des hommes se révélèrent alors qui savaient
comment il fallait procéder en l'occurrence. Ils l'expliquèrent, ils aidèrent
les autres... La masse, poussée par un élan vigoureux, s'y prêta de bonne
volonté. En quelques minutes, la barricade fut construite. Tous les éléments
que nous avons énumérés plus haut figurent déjà dans cette « miniature ». Plus
intéressant et plus vaste fut, ensuite, le deuxième épisode vécu à Pétrograd,
en 1917-1918. Une grande usine employant de 3 à 4.000 ouvriers, était menacée
d'un arrêt complet, faute de matières brutes et d'autres éléments
indispensables. Une réunion générale des ouvriers de l'usine fut convoquée à l'effet
de prendre une décision suprême. Les ouvriers ne voulaient pas fermer l'usine.
Ils avaient le ferme désir de sauver la situation, de trouver le nécessaire, de
continuer la production. À la réunion, un spectacle triplement curieux et
significatif eut lieu. D'une part, l'invitation à une action vigoureuse, et
l'exposé de quelques idées générales sur la ligne de conduite à prendre fait
par un délégué anarchiste. (Les bolcheviks venaient à peine de s'installer au
pouvoir, et le mouvement anarchiste n'était pas encore mis hors la loi).
D'autre part, la compréhension parfaite et l'acceptation consciente de cet
appel par la masse ouvrière qui manifesta, en cette occurrence, une belle
énergie, une activité positive prodigieuse, un savoir-faire remarquable, car
elle trouva, séance tenante, des idées pratiques et fécondes, des moyens justes
pour arranger les choses, des hommes prêts à s'en charger, ‒bref, l'élan
nécessaire pour emporter un succès définitif. Et enfin, l'intervention du
membre du gouvernement, Commissaire du Peuple au Travail, qui, tout en
constatant l'impuissance du gouvernement à faire l'indispensable et à assurer
le fonctionnement de l'usine, interdit aux ouvriers toute action indépendante,
blâma la proposition de l'anarchiste (en le traitant de « désorganisateur »),
déclara la décision des autorités de fermer l'usine en en licenciant tout le
personnel avec une indemnité de trois mois et, finalement, menaça non seulement
le délégué anarchiste de mesures de répression, mais aussi tous les ouvriers de
sanctions sévères en cas de non-obéissance. Dans cet épisode, également, tous
les éléments en question jouèrent leur rôle respectif : idées lancées, leur
discussion, leur adoption, une ébauche de leur réalisation dans un élan
collectif. Il y eut, de plus, l'élément contraire, hostile à l'action
collective, typique en sa qualité d'étouffeur de cette action : l'intervention
de l'autorité, la contrainte gouvernementale. Pour compléter notre récit,
ajoutons que cette dernière l'emporta et que les ouvriers durent s'incliner
devant la violence. L'usine fut fermée. (Il s'agit de l'usine anc. Nobel. Le
délégué anarchiste fut l'auteur de ces lignes. Et le Commissaire du Peuple au
Travail, dépêché à l'usine par le gouvernement « ouvrier », fut Alexandre
Chliapnikoff). Mais l'expérience la plus concluante m'a été offerte par les
grands événements en Ukraine, au cours des années 1919-1920. Je parle du formidable
mouvement des masses dit « mouvement makhnoviste ». C'est là surtout que j'ai
vu les vastes masses en pleine action positive, en train de créer elles-mêmes,
en toute indépendance, une vie nouvelle, à l'aide des mêmes éléments dont nous
avons parlé plus haut. Bien entendu, il m'est impossible de présenter ici un
exposé détaillé de cet épisode vécu. Une telle étude devrait faire l'objet d'un
ouvrage spécial que je m'apprête, d'ailleurs, à accomplir aussitôt que mes
loisirs me le permettront. (Pour l'instant, je conseille à quiconque ne
l'aurait pas encore fait, de lire l'Histoire du mouvement makhnoviste, par P.
Archinoff œuvre qui trace déjà un tableau suffisamment instructif des dits
événements ‒N. Makhno lui-même fait paraître une série de volumes sur la
révolution en Ukraine. Mais, cette publication n'étant qu'à ses débuts, je ne
puis pas encore me prononcer là-dessus. Ici, je me bornerai à dire que j'ai eu
le grand bonheur de prendre part, pendant quelques mois, à cette ébauche d'une
véritable création collective et de voir confirmées, par une expérience
immédiate de grande envergure, mes idées à ce sujet. J'y ai vu surgir, des
profondeurs mêmes des masses laborieuses, des milliers d'hommes qui, par
intelligence, leur force de caractère, leurs autres facultés, leurs différentes
connaissances se joignant les unes aux autres, leur soif de la vraie liberté,
leur dévouement à la cause, etc., etc..., surent comprendre l'âme même de la
révolution et jeter les bases d'un mouvement collectif d'une vigueur, d'une
beauté et d'une conscience incroyables. J'y ai vu coopérer, dans une excellente
harmonie, tous les éléments d'une activité révolutionnaire et créatrice des
masses en lutte pour leur véritable émancipation. J'ai vu aussi les premiers
résultats de cette activité nouvelle et rénovatrice. (Pour Iles lecteurs qui ne
seraient pas assez au courant des événements, je rappellerai que les
bolcheviks, ayant réussi à mettre la main, rapidement et définitivement, sur le
mouvement populaire en Russie centrale, ne purent pas, pour plusieurs raisons,
et pendant une période assez prolongée, s'établir de façon stable en Ukraine,
ce qui permit à la population travailleuse de cette dernière de pousser assez
en avant l'ébauche d'une véritable création collective : libre et consciente.
Je suis certain que si les divisions rouges, envoyées par Moscou, n'avaient
pas, en fin de compte, noyé dans le sang ce beau mouvement des masses,
l'expérience aurait donné des résultats d'une immense portée, non seulement
pour la révolution russe, mais aussi pour les événements dans d'autres pays).
Et quand on me demande si une action créatrice collective est possible, je ne
puis que répondre ceci : non seulement elle est possible, non seulement elle
est indispensable pour que le résultat recherché soit obtenu, mais elle est
absolument certaine le jour de la vraie révolution sociale. Cette action se
produira fatalement dès que les masses, en pleine lutte révolutionnaire,
n'auront plus à compter que sur elles-mêmes, après avoir coupé court à toutes
les tentatives de « conduite » politique et autoritaire. Plus on réfléchira sur
le rôle et les éléments de cette formidable activité des masses en révolution,
mieux on comprendra l'impossibilité ‒c'est-à-dire, la nullité, la stérilité
‒non pas de cette action créatrice des masses, mais, précisément, de toute «
minorité dirigeante » autoritaire. Bien entendu, il y aura, dans toutes les branches
de l'activité populaire, des hommes qui aideront les autres, qui donneront des
conseils et des indications, qui guideront, qui parfois « dirigeront ». Mais,
comme nous l'exposons d'une manière détaillée ailleurs (voir Autorité, voir
aussi maître, maitrise, etc.), il s'agira là non pas de « directives » émanant
d'un centre politique et autoritaire, mais d'indications et d'actes dirigeants
d'un caractère professionnel ou technique, exercés un peu partout, et de façon
naturelle, par des hommes plus expérimentés, plus habiles ou mieux doués dans
tel ou tel autre domaine, plus instruits, plus compétents, plus clairvoyants,
etc... Ce sera une influence purement morale, d'une utilité, d'une nécessité
évidente, immédiate. Ces influences, ces actes dirigeants, s'exerçant en bonne
camaraderie, seront acceptés sciemment, librement, volontairement. Ils seront
multiples, disséminés, ils s'entre-croiseront dans tous les sens, ils ne
remettront jamais entre les mains de ceux qui les exerceront, les armes d'un
pouvoir général et autoritaire. Certaines branches d'activité, certains
services, certaines directions seront centralisés, techniquement ou
administrativement, dans la mesure du nécessaire, sans aboutir pour cela à
l'établissement d'une autorité permanente et coercitive. J'ai observé ces
choses dans le mouvement ukrainien. En ce qui concerne, justement, les formes
sous lesquelles toute cette activité se produira, une précision est nécessaire.
D'aucuns se demanderont si les masses réalisant la tâche seront des masses
organisées ou non-organisées? Autrement dit : l'organisation préalable des
masses laborieuses en syndicats, unions professionnelles, coopératives, etc.,
sera-t-elle utile ou non à l'action créatrice des masses ? Cette action, se
produira-t-elle d'une façon entièrement spontanée (organisations et groupements
surgissant au moment même de l'action, individus actifs, etc.) ou d'une manière
qui mettra les organisations ouvrières existantes à la base de l'œuvre
créatrice ? J'ai la ferme conviction qu'il ne sera pas question de ou, mais de
et. Bien entendu, les organisations existantes seront indispensables et
joueront un grand rôle dans les événements. Je suis même d'avis que l'absence
d'organisations ouvrières en Russie avant la révolution fut l'une des causes
principales de sa faillite. Mais ceci ne m'empêche pas de prévoir que les
masses non-organisées déploieront, elles aussi, une belle activité, créant des
organisations spontanées de grande importance, faisant naître toutes sortes
d'associations et de groupements légers, « mobiles », constitués ad hoc, et
dont l'action complètera très utilement celle des organisa« fixes ». Et je
pense que des individus actifs, doués, instruits, dévoués, surgis des
profondeurs des masses, auront aussi des tâches importantes à accomplir (autres
que de se saisir du pouvoir politique et de former un gouvernement). Là,
encore, je prévois une synthèse de tous les facteurs, de toutes les forces
utiles à l'œuvre : et les organisations ouvrières existantes, et les masses
non-organisées agissant spontanément, et l'action Individuelle, tous ces
éléments auront leur mot à dire, leur rôle à jouer, pourvu que cette activité
se déploie dans une ambiance de liberté entière, c'est-à-dire, en l'absence de
tout gouvernement nouveau, l'ancien une fois jeté bas par la révolution.
Encore quelques mots. Comme le
lecteur s'en rend certainement compte lui-même, il ne faut pas confondre les
masses dont il a été question le long de notre exposé, avec la foule. La foule
embrasse une agglomération plus ou moins fortuite, toujours momentanée, de gens
de toute espèce, ou quelque chose d'encore plus vague. Une foule, c'est
toujours un ensemble « mécanique » de personnes n'ayant entre elles aucun lien
permanent, intime, organique. Or, quand nous parlons des masses, nous entendons
sous ce terme des millions d'hommes liés entre eux « organiquement », et de
façon permanente, par des qualités nettes et plus ou moins homogènes, menant
une existence plus ou moins laborieuse, ayant à peu près les mêmes intérêts, la
même culture générale, les mêmes aspirations et idéals. Je tiens à souligner
ici cette différence, parce que la confusion est fréquente et qu'on attribue
assez souvent aux « masses » des défauts propres à la « foule ». Le lecteur
pourrait se demander s'il existe une analyse sérieuse, un ouvrage d'allure
scientifique sur la psychologie des masses. Constatons que le sujet n'a encore
jamais été traité scientifiquement. Les psychologues et les sociologues se sont
intéressés un peu, justement, à la « psychologie de la foule », ce qui ne nous
intéresse pas ici. Il existe bien quelques ouvrages, peu scientifiques
d'ailleurs, qui s'en occupent. Mais quant à la masse, on ne la connaît pas ! En
ce qui concerne la littérature anarchiste, jusqu'à présent le problème n'y est
qu'effleuré, d'une façon éparse et plutôt fortuite, dans divers articles de
publications périodiques et dans quelques ouvrages d'ordre général. ‒
VOLINE
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