s. f. (du bas latin massa)
Les parties conglomérées de matière
qui font corps ensemble. Corps compact très solide. Un gros corps, informe, est
qualifié de masse. La totalité d'une chose. Le fonds d'argent d'une société ou
d'une succession. Une grande quantité d'objets. La caisse spéciale d'un
régiment à laquelle tous les soldats contribuent. En mécanique, le rapport
d'une force à l'accélération du mouvement qu'elle produit dans certaines
applications. L'ensemble d'un édifice par rapport à ses proportions. Gros
marteau ou maillet, espèce de massue. Bâton à tête d'argent ou d'or qu'on
portait dans certaines cérémonies. Gros bout de la queue de billard. Dans la
terminologie politique, et économique et sociale, le peuple, en général,
constitue la masse. Sous ce rapport il ne faut pas oublier qu'il n'y a des
hommes qu'on appelle la masse ou les masses que parce qu'il qu'il y a ignorance
sociale. Ces masses sont alors matières à exploitation. Cette exploitation, qui
est condition d'ordre relatif pour autant qu'il est possible aux classes
dirigeantes de la maintenir, est regardée par celle-ci comme une nécessité
puisque l'ordre social dont elles bénéficient est à ce prix. « L'emploi du mot
masses par nos réformateurs dans le sens peuple ou prolétaire, dit de Potter,
suffit pour faire comprendre que la réforme qu'ils projettent est exclusivement
matérielle, et qu'eux-mêmes, le sachant ou l'ignorant, sont matérialistes ». Ce
sont ces mêmes hommes qui, faisant fonctionner leur esprit, en appellent au
mécanisme de l'intelligence pour établir la physique sociale. Qu'il y eût des
masses pour ceux qui fondaient la société sur la foi, c'est facile à concevoir
; qu'il y ait encore des masses pour les conservateurs sociaux qui veulent
substituer la force par la ruse à la croyance, c'est logique. En est-il de de
même quand on cherche et désire la découverte de la vérité et l'application de
la justice ? Cela ne s'explique plus. Ceux, alors, qui semblent s'apitoyer sur
le sort des masses et vouloir améliorer leurs conditions ne font que déplacer
la question qui les embarrasse. En invitant ces masses à se débarrasser d'un
ordre de choses dont eux-mêmes sont mécontents parce qu'ils n'y ont pas la part
dominante qu'ils désirent, ils préparent des lendemains cuisants. Combien de
réformateurs, dans notre République, sont devenus conservateurs quand leur part
leur a paru suffisante ? Cela prouve que l'instruction ne suffit pas pour
former la probité et l'honnêteté. L'éducation faisant défaut chez ces
personnes, leur conscience est conforme à leur appétit. Ainsi les masses ont vu
et voient tous les jours que la plupart de ceux à qui elles ont permis de se
gorger de richesses ne changent pas leur condition sociale. Et cependant malgré
les douloureuses leçons de l'expérience, ces masses restent amorphes sous
l'emprise des préjugés que les mauvais bergers leur ont inculqués, au lieu de
leur apprendre les causes de leur misère et de leur esclavage économique, ainsi
que les moyens propres à accélérer leur libération générale.
‒Élie SOUBEYRAN
MASSE, LES MASSES Expression
généralement employée par les propagandistes sociaux, pour désigner les
travailleurs des villes et des campagnes. Cette dénomination n'a, en fait,
aucune signification précise, réelle, concrète. Les communistes autoritaires la
remplacent souvent par celle de « couches profondes »qui n'a pas un caractère
plus net, plus spécifique. En réalité, les masses ce sont : le prolétariat, la
classe ouvrière, la grande masse des spoliés et des déshérités, catégorie
singulièrement imposante par le nombre si on la compare à la minorité que
favorise le régime, multitude vers laquelle se tourne, dépouillée d'orgueil et
d'ambition, la sympathie de ceux qui souffrent de ses maux. Les anarchistes et
les syndicalistes révolutionnaires fédéralistes ont, du caractère et de la
valeur des masses, et de l'intérêt à lui porter, une conception toute
différente de celle des autoritaires marxistes. Ils hésitent même aujourd'hui à
employer ce terme, à voir de quelle façon dédaigneuse l'utilisent trop souvent
les États-Majors, et ces propagandistes du Parti communiste qui, eux, il va
sans dire, constituent « l'élite », sacrée telle par elle-même. Pour nous les «
masses » méprisées par les politiciens, et auxquelles on lance, périodiquement,
des appels tour à tour véhéments et rageurs, insultants et stupides, ne sont
pas des êtres amorphes, sans pensée, sans vie propre, sans désirs, sans idéal ;
qui n'ont d'autre mission historique que de hisser au pouvoir telle ou telle
clique politique qui règnera sur elles ; que de servir de « cobayes » aux
chirurgiens et aux « docteurs » de la « révolution » au cours de leurs «
expériences sociales ». C'est du sein des masses, sous leur impulsion, que
surgiront les hommes d'action qui renverseront l'ordre bourgeois ; ce sont les
masses qui règleront les comptes du capitalisme ; ce sont ces « masses » qui
édifieront elles-mêmes, pour elles-mêmes, sous le concours des stratèges
patentés ‒et certainement contre les soi-disant élites » ‒l'ordre social
égalitaire qui remplacera le régime d'exploitation de l'homme par l'homme base
de toute idéologie étatique. Au cours de l'histoire, les masses ont été
constamment trahies par « les élites ». Toutes les révolutions l'attestent. La
dernière, la plus importante : la révolution russe le confirme avec éclat.
Aussi, il convient que ces masses, qui sont aujourd'hui la chair à canon, à exploitation,
ne soient pas demain, par le caprice de politiciens dénués de scrupules mais
avides de commander et de diriger, de la chair à expériences douloureuses et
nuisibles. Elles peuvent trouver, dans une organisation solide et préalable,
sur le plan du travail ‒base réelle de tout ordre social ‒une préservation
efficace contre l'assujettissement qui les guette. Si ces masses, dédaignées
des futurs dictateurs le veulent, elles peuvent constituer dès maintenant, sur
le terrain de la résistance, les organismes qui se transformeront
automatiquement, en période révolutionnaire, en rouages politiques, économiques
et sociaux qui assureront la vie régulière, normale et rationnelle d'un nouvel
ordre social issu de leurs propres délibérations et correspondant à leur désir
d'égalité sociale et de liberté. La fameuse formule de la première
Internationale : La Libération des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs
eux-mêmes reste plus que jamais d'actualité. Ce sont les « masses » et non les
élites qui la réaliseront.
‒Pierre BESNARD MASSE
(...ÉLITE ET PROGRÈS)
Dans la société actuelle
Ferrière distingue trois catégories d'individus : 1° ceux qu'il appelle d'un
nom générique : la masse, et qui acceptent de se soumettre à l'autorité ; 2° «
des individualistes intransigeants qui ne jouent pas de rôle social immédiat ou
ne jouent que le rôle négatif de contrepoids à l'égard des forces collectives
unificatrices » ; 3° les élites : « meneurs, chefs, hommes de culture étendue
ou spécialistes faisant autorité, tous ceux qui ont l'art de réunir en un
faisceau les forces individuelles éparses ou qui seraient aptes à jouer ce rôle
si leur valeur n'était pas méconnue ». L'esprit des masses. Ce qui crée cet
esprit, c'est d'abord l'identité des besoins. Pour que ces besoins soient
satisfaits, il faut que l'individu commence par s'adapter à son milieu, la
contrainte sociale intervient pour contribuer à cette adaptation, les masses
elles-mêmes ne tolèrent pas les inadaptés : « Il faut, dit un proverbe
populaire, hurler avec les loups ». Cette adaptation de l'individu à la société
est facilitée par l'esprit d'imitation. Le conformisme social, ou, si l'on
préfère, le conservatisme, caractérise les masses, qu'elles soient bourgeoises
ou prolétariennes, et c'est pourquoi ces masses sont réfractaires aux
changements brusques qui comportent une part d'inconnu et de risque. Les
propagandes révolutionnaire et réactionnaire sont, à cause de cela, de peu
d'effet sur les masses. Contrainte, suggestion et imitation s'unissent pour
créer chez l'homme de la masse « un fonds de réactions pareilles, d'usages
pareils et d'opinions pareilles. » « Ceux qui imitent parfaitement, écrit
Ingegnieros, les hommes médiocres, pensent avec le cerveau de ceux qui les
entourent »I ou, comme l'affirme Péguy, « veulent par volontés toutes faites ».
« Ils sont en un sens les abeilles de la ruche ; ils vont de la vie à la mort à
travers les obscures voies que la société a tracées pour eux, par des volontés
à peine personnelles, que la conscience éclaire sans proprement les créer, écho
en eux des impératifs collectifs, sorte de conformisme social où il entre moins
de réflexion que de discipline. » (Ch. Blondel). L'homme de la masse est encore
: imitatif, partant traditionaliste ; sentimental et par suite mystique,
impulsif, changeant, irritable, facilement intolérant et autoritaire envers les
plus faibles ; dominé par l'inconscient, n'ayant pas d'aptitude à observer les
faits et les événements et à en tirer des conclusions justes. Il ne faudrait
pas tirer de tout ce qui précède des conclusions trop défavorables à la masse.
« La continuité de la vie sociale serait Impossible sans cette masse compacte
d'hommes purement imitatifs, capables d'acquérir et de conserver toute
l'expérience collective que la société leur transmet par l'éducation. L'homme
médiocre n'invente rien, c'est certain, il ne dérange rien, ne brise rien, ne
crée rien ; mais en revanche, il garde jalousement l'armature que la société a
forgée durant des siècles sous la forme d'usages et de routines et défend ce
patrimoine commun contre les entreprises des individus inadaptables. »
(Ingegnieros). Faute d'avoir compris les caractères de la masse, leurs causes
et leur utilité, des militants qui avaient espéré tout autre chose se sont
souvent découragés. Certains, comme Vallet, (La Révolution Prolétarienne,
septembre 1925) ont conclu à la « faillite du syndicalisme » à « l'incapacité
des classes ouvrières ». « Mon pessimisme, écrivait Vallet, vient de cette
conviction de plus en plus forte qu'il en sera toujours ainsi ; que la masse
est incapable de concevoir plus haut et plus grand ; qu'elle est juste en
puissance d'opposer à l'ordre établi ce minimum de résistance réalisé par la
poussée des besoins les plus élémentaires et les plus grossiers, disons-le. Ne
pas crever tout à fait de faim : ruer dans les brancards quand le râtelier est
trop vide. C'est tout. Quant à des aspirations à la justice et à un véritable
ordre dans la production et la répartition, c'est une autre affaire : la classe
ouvrière n'y songe pas. Elle ne souffre pas de l'ensemble du désordre
économique. Elle ne s'indigne pas du chaos dans lequel le capitalisme se meut.
Chaque individu et chaque groupe n'en aperçoit que ses répercussions
fragmentaires et encore quand il est touché lui-même. Voilà l'infirmité
foncière des masses, le vice rédhibitoire des classes ouvrières : ça peut se
traduire par le mot Incapacité (incapacité intellectuelle, sentimentale, morale
; incapacité de révolte ; incapacité technique et politique à la fois). »
D'autres, tel Astié, attribuent tout le progrès social à l'élite, c'est-à-dire
aux individus qu'il définit ainsi : Est de l'élite tout individu qui a une vie
intérieure intense, qui pèse ses actions, ses pensées, qui les projette
généreusement autour de lui, qui est arrivé à la conception de l'indulgence, de
la bonté, de l'amour, du dévouement, du désintéressement, qui cherche à se
cultiver et qui travaille suivant ses facultés pour être utile aux autres. »
(Plus Loin ; novembre 1929). Cet excès de pessimisme qui succède à un optimisme
également exagéré n'est pas justifié. Tout d'abord, il n'y a pas, ainsi que
nous le montrerons, de limite bien nette entre la masse et l'élite ; enfin les
masses que nous connaissons constituent déjà un notable progrès sur les masses
primitives. Dans les masses prolétariennes, tout aussi bien que dans la
bourgeoisie, les besoins se sont multipliés et différenciés et de ceci est
résulté la multiplication et la différenciation des groupements. Notre société
est bien plus complexe que la société primitive, elle se divise en une foule de
groupes : politiques, économiques, professionnels, religieux ou antireligieux.
Les individus qui font partie d'un grand nombre de ces groupes, pour la plupart
choisis par eux, subissent des influences diverses qui assurent à chacun une
certaine individualité ; trouvent en certains de ces groupes un soutien contre
la tyrannie qui pourrait venir d'autres groupes. La différenciation, sans
subordination, des groupements syndicalistes, coopératifs, politiques ou
philosophiques, est un progrès social qui prépare d'autres progrès sociaux
parce qu'il a pour conséquence d'assurer le progrès des individus dans le sens
d'une différenciation et d'une personnalité croissantes, c'est-à-dire vers plus
de liberté. « Les sociétés primitives, au contraire, sont étroites et homogènes.
Leur action pèse d'un poids à peu près uniforme sur tous leurs membres. Les
individus ont peine et ne songent pas à s'y différencier. Elles sont
conformistes et traditionalistes à rendre rêveur M. Maurras. La loi y est de
penser et de faire exactement ce que les ancêtres ont pensé ou fait. L'essor y
est donné à la vie mentale non par un appel il la réflexion et à l'analyse,
mais par l'obligation impérieuse que le groupe impose à ses membres
d'enregistrer scrupuleusement la masse des idées et des pratiques en la
persistance desquelles il voit une condition de son salut. » (Ch. Blondel). Un
sociologue et psychologue, Ferrière, distingue dans l'évolution des individus,
comme dans celle des sociétés, trois principales étapes du progrès : d'abord le
régime de l'autorité acceptée, ensuite le régime de l'anarchie relative, enfin
le régime de la liberté réfléchie. Mais les individus, comme les sociétés, ne
parviennent pas tous, à bien loin près, à l'étape supérieure du progrès. Ce qui
complique nos sociétés c'est qu'elles sont composées d'individus différemment
évolués ; les uns ont conservé une mentalité de tyrans ou d'esclaves, d'autres
sont des individualistes non solidaristes et bien peu en sont au stade de la
liberté réfléchie. Nombreux encore sont ceux qui se sentent faibles et
demandent aide, protection ou soutien, soit à l'État, soit au contraire à des
groupements. La masse ne se dégage que peu à peu des siècles de servitude dont
elle porte l'héritage en son subconscient. De la masse à l'élite. ‒Il y a de
nombreux degrés entre les bas-fonds des masses et les sommets des élites. La
masse qui demande à être dirigée en tout, qui donne procuration, tout à la
fois, au député pour faire les lois, aux dirigeants syndicaux pour la défendre,
à des chefs pour déterminer son travail, etc., voit peu à peu ses rangs
s'éclaircir. Les changements profonds qui se produisent tout autour de nous, à
une allure beaucoup plus rapide que dans les siècles écoulés ‒que l'on songe à
la multiplication des automobiles et des avions, à la T. S. F. ‒ne peuvent
laisser les individus indifférents. Tout au moins ces changements leur
donnent-ils l'idée de la possibilité des changements futurs, les préparent à
admettre les transformations techniques, sociales, etc. Les individus
deviennent aussi de plus en plus inventifs et capables d'initiative dans
quelque travail: s'efforcent de se faire une opinion personnelle au moins à
propos de quelques sujets. « Alors que la pensée créatrice devait agir,
autrefois, dans des conditions qui l'obligeaient à perdre le meilleur de son
dynamisme à vaincre les résistances de la foule ignorante et rendue apathique
par son état de dépendance, aujourd'hui, tant par l'effet de l'instruction
obligatoire que par la liberté critique rendue aux individus, cette même pensée
créatrice est assurée du concours très efficace d'une multitude de cerveaux...
». « En effet, les cerveaux d'exception, les visionnaires de génie sont aidés
dans la mise en application de chacune de leurs propositions ou innovations par
l'apport, en apparence médiocre, mais en réalité souvent décisif des plus
modestes artisans depuis que ceux-ci sont devenus capables d'autre chose que
d'un travail purement mécanique. Prenons un exemple : Si le phonographe et la
T. S. F. ont franchi la période des tâtonnements et des balbutiements avec
t-elle maestria que, en quelques années, grâce à ces inventions, l'espace et le
temps ne sont plus, comme autrefois, une entrave à la communication directe
entre les hommes séparés par des milliers de kilomètres ou, ce qui est pire,
par les années et même par les coups de faux de la mort, c'est que les Marey,
les Lumière, les Branly, les Edison ont été secondés, sans les avoir
sollicitées, par des intelligences plus terre à terre, mais parfaitement
adaptées à une technique particulière, qui ont suggéré, les unes une
transformation, les autres une innovation, une expérience ». (Ch. Dulot).
D'autre part l'homme de l'élite, si supérieur soit-il, reste toujours par
quelque côté semblable à l'homme de la masse. Le domaine des connaissances est si
vaste que nul ne peut se vanter de l'approfondir, les savants se spécialisent
de plus en plus et chacun hors de sa spécialité ne peut que s'en rapporter à
autrui, suivant ses affinités et ses sympathies. Quoi d'étonnant alors à ce que
de grands savants, Pasteur, par exemple, aient été des croyants ; que le nombre
des ingénieurs catholiques aille actuellement croissant. Ceci ne prouve en
aucune façon en faveur des croyances religieuses mais seulement que chez des
individus d'élite l'activité rationnelle et critique n'a pas étouffé toutes les
survivances mystiques qui tiennent seulement une plus large place dans l'esprit
de l'homme de la masse. Ceci dit nous pouvons essayer de caractériser l'homme
de l'élite, étant bien entendu que le portrait que nous en tracerons sera un
idéal imparfaitement atteint par les meilleurs. L'homme de l'élite a un esprit
original, capable d'imaginer quelque chose sans se laisser influencer par le
milieu ; apte à saisir les ressemblances, les relations entre les choses il
combine pour créer ; doué d'esprit critique il est capable d'observer les
faits, de raisonner d'après eux et d'après l'expérience et d'en tirer des
conclusions justes ; mais surtout il s'est créé des idées, des conceptions, un
idéal qu'il s'efforce de propager, non pas par caprice individuel mais au nom
de principes supérieurs auxquels il se soumet : vérité, justice, etc. Bref
l'homme de l'élite veut adapter le milieu à son idéal (Voir aussi au mot :
Élite). Il ne faut pas confondre les chefs et les élites. L'homme de la masse
se choisit toujours un chef ‒au moins ‒mais ce chef n'appartient pas toujours à
l'élite et d'autre part il est des hommes d'élite qui restent sans influence,
incapables d'adapter une société à leur idéal. C'est que l'homme de la masse
choisit pour chef celui qui coordonne consciemment, qui exprime clairement ses
désirs subconscients. De cela profitent trop souvent des démagogues : doués
d'un certain flair ils savent reconnaître les aspirations des masses, tant pis
si ces aspirations sont nuisibles au progrès social ; ils savent les exprimer
avec une conviction et un enthousiasme apparent ; leur talent oratoire et leur
adresse à manier les hommes leur permettent de rester dans des généralités
suffisamment imprécises pour qu'elles donnent satisfaction à tout le monde ou à
peu près. Dans La Révolution Prolétarienne de juillet 1926, B. Louzon écrivait
: « La résolution du dernier « Exécutif élargi de l'Internationale communiste »
sur la question française contenait le paragraphe suivant : « 3° Le Parti,
tenant compte de l'état transitoire de la crise politique actuelle, ne doit pas
renoncer aux revendications partielles qui, dépassant les cadres du régime
capitaliste, peuvent devenir le point de départ d'un large mouvement de masse,
parce qu'elles apparaissent aux masses comme susceptibles de réalisation
immédiate, comme par exemple les mots d'ordre suivants : a)Extinction de la
dette antérieure de l'État aux frais des banques et du gros capital ;
b)transfert du poids de tous les impôts sur les riches ; c)mesures impitoyables
contre la fuite des gros capitaux à l'étranger, etc. La plupart de ces mots
d'ordre ne peuvent être contenus dans le programme des mesures révolutionnaires
du gouvernement ouvrier et paysan. Ils lui enlèveraient son vrai contenu
révolutionnaire. Bien qu'ils ne puissent être réalisés par aucun gouvernement
bourgeois, ils apparaissent aux masses comme immédiatement réalisables et par
conséquent sont capables de les mobiliser, de les entraîner et de leur faire
comprendre la nécessité du gouvernement ouvrier et paysan et des mesures
révolutionnaires plus radicales qui sont à son programme. En lançant de tels
mots d'ordre, le P. C. ne doit donc jamais se lasser de démontrer aux masses
qu'aucun gouvernement capitaliste, même s'il est formé de social-démocrates, n'est
capable de les réaliser ». (Cahiers du Bolchevisme, 15 avril 1928). « Ainsi
donc le Parti communiste doit lancer des mots d'ordre que d'une part aucun
gouvernement bourgeois ne saurait réaliser et que, d'autre part, le Parti
communiste ne mettrait pas dans son programme s'il était au pouvoir... Abusons
les masses, en leur présentant comme objectifs des objectifs impossibles, parce
qu'ils apparaissent aux masses à tort comme possibles, telle est la politique
que préconise officiellement dans ce tertio de sa thèse sur la France
l'Internationale communiste... Ce qui résulte de tous les actes comme de toutes
les paroles de la plupart des membres du Parti communiste, c'est que l'idée
essentielle qui domine chez eux, l'idée qui distingue ceux qui sont « dans la
ligne » de ceux qui ne le sont pas, est celle-ci : il y a les « masses », et il
y a l'élite : Les « masses » sont ignares et imbéciles ; comme leur
intervention est cependant indispensable pour l'accomplissement de la
Révolution, il faut leur faire faire la Révolution malgré elles, sans qu'elles
s'en aperçoivent, pour cela l'« élite » c'est-à-dire le Parti communiste et
plus spécialement son appareil doit non point tendre à débarrasser les « masses
» de leurs préjugés, mais à utiliser ces, préjugés ». De tels procédés ont été
employés de tout temps par les Jésuites (voir à ce mot) pour assurer leur
domination ; ils ne sauraient être un moyen d'émancipation sociale. Il y a par
contre une véritable élite qui reste méconnue des masses parce qu'elle ne connaît
pas elle-même les masses et qu'elle les devance dans la voie du Progrès.
Nombreux sont les hommes d'avant-garde auxquels l'humanité n'a rendu justice
que longtemps après leur mort. « Mais il y a aussi, on l'a vu, une élite dont
l'action est efficace : c'est celle qui, sans perdre le contact avec la masse,
la devance juste assez pour voir dans quel sens l'avenir dirige la marche du
progrès social, mais pas assez pour que les sentiments, les besoins, les
connaissances, les moyens d'action de la société contemporaine lui soient
étrangers. » (Ferrière).L'homme de l'élite adapté, par avance, à une société
différente de la société actuelle et s'efforçant d'adapter son milieu à son
idéal trouve des partisans, amis de la nouveauté, des indifférents et des
hostiles ; l'habileté pour lui consiste à pressentir ce qu'il peut obtenir de
la masse et il se concilier un nombre suffisant de partisans mais la fin
immédiate qu'il pense pouvoir atteindre ne doit pas lui faire perdre de vue
l'idéal poursuivi. Il ne s'agit pas de tromper la masse mais seulement de
diviser un progrès global, inaccessible d'un seul coup, en un certain nombre de
progrès partiels. Il y a d'ailleurs des hommes d'élite qui agissent sur le
progrès social d'une façon indirecte et même, en un sens, involontaire :
spécialistes, techniciens, savants, etc. Il y a ainsi de nombreuses façons
d'appartenir à l'élite comme aussi de multiples degrés dans l'élite. Tel qui
est de l'élite dans son village peut n'être que d'une valeur médiocre par
rapport à d'autres individus des alentours ; tel homme d'élite, en sa
spécialité, s'en rapporte à autrui pour d'autres sujets ; tel bon théoricien
d'une profession, capable d'influer utilement sur la pratique de ses confrères,
reste inférieur à ceux-ci dès qu'il s'agit de passer de la théorie à la
pratique ; tel praticien artiste et intuitif est incapable d'exposer et de
justifier clairement sa pratique. Ajoutons encore à ces élites les individus
capables de formuler un idéal lointain ou rapproché, particulier et précis ou
plus vague mais plus général ; les spécialistes et les individus de culture
générale non spécialisée, etc. En résumé, dans la masse et l'élite il y a une
diversité extrême. Ne nous en plaignons pas, cette diversité répond à une
diversité des besoins. Le mal n'est pas dans la différenciation sociale mais
dans ce que chacun n'est pas mis à la place qu'il pourrait occuper le mieux et,
s'il est vrai qu'une organisation sociale convenable est impossible en régime
capitaliste, il est non moins vrai qu'une révolution qui ne pourrait résoudre
ce problème d'organisation serait une révolution manquée. Ayant montré toute la
diversité des individus je puis continuer mesexplications sans que l'on suppose
que je range les hommes en un petit nombre de catégories bien distinctes ni
qu'on attribue aux mots : masse et élite, un sens autre que celui dans lequel
je les emploie. Incontestablement si certains individus n'avaient pas existé «
la collectivité se présenterait autrement qu'elle ne se présente » et nous ne
saurions méconnaître le rôle des élites. La masse a besoin des hommes à qui une
culture philosophique générale permet de dominer les questions, des
techniciens, des administrateurs, des savants. Le prolétariat italien (trompé,
il est vrai, par les chefs effrayés et freinant les audaces révolutionnaires),
devenu maître des usines ne sut que les arrêter. Le prolétariat russe (vite
ressaisi lui aussi par la férule étatiste du bolchevisme), après avoir chassé
ses techniciens et les avoir, à l'occasion, sortis des usines en brouette, a dû
faire appel à leur compétence ; dire qu'il les a achetés comme cochons en foire
masque mal la déception causée par l'incompétence de la masse. Mais si les
élites sont nécessaires, si la masse ne s'intéresse pas aux réalisations
lointaines, est sentimentale à l'excès et plus capable de détruire que
d'édifier il n'en est pas moins vrai qu'elle ne joue pas un rôle purement
passif dans la marche du progrès. La masse ne se laisse pas imposer le Progrès,
elle choisit ses guides, qui agissent sur elle comme des ferments sociaux.
Ainsi les individus capables d'initiative et de création ne conviennent pas en
tout temps et en tout lieu. « Un Ajax ne connaît pas la gloire à une époque de
fusils à longue portée ; et pour citer en termes différents un exemple cher à
Spencer, qu'aurait fait un Watt chez un peuple auquel aucun génie précurseur
n'aurait appris à fondre le fer ou à manier le tour ? » (W. James.) Les élites
vraiment soucieuses du Progrès social ne doivent donc pas perdre contact avec
les masses, elles doivent s'efforcer de connaitre leurs besoins, leurs désirs
‒et plus particulièrement les besoins et les désirs inexprimés et vaguement
ressentis ‒leurs connaissances, leurs moyens et leurs possibilités d'action,
car tout cela : besoins, désirs, connaissances, etc., c'est le point de départ
et s'il est nécessaire d'avoir une claire vision du but que l'on veut atteindre
il ne l'est pas moins de bien connaître les moyens et les possibilités d'y
parvenir. Les transformations sociales ne sont durables qu'autant qu'elles
répondent à des besoins plus ou moins clairement ressentis par les masses. Ne
méprisons pas le rôle des masses ; il est vrai qu'elles sont parfois victimes
de leur sentimentalité, qu'elles se laissent abuser par le talent oratoire,
l'apparente profondeur des convictions, mais les foules formées par les élites
sont-elles à cet égard bien supérieures aux masses ? Il est vrai aussi que les
plus habiles à manier les hommes n'appartiennent pas toujours à l'élite morale,
ni même à l'élite intellectuelle, mais il y a là encore presque toujours un
phénomène commun aux foules et, pris isolément ou en petits groupes, les hommes
de la masse ne se laissent pas prendre autant qu'on le semble croire, par le
bavardage, le charabia et le bourrage de crâne... Dans les groupements où
chacun se connaît réellement, les masses ne donnent procuration qu'à ceux en
qui elles sentent des chefs pour la lutte, des galvanisateurs d'énergies, des
ouvriers compétents, consciencieux et justes. En résumé le Progrès social
résulte de l'action réciproque de deux facteurs humains : l'individu capable
d'initiative, de création et de suggestion de la masse et d'autre part cette
masse sympathique à l'individu et capable d'imitation. De ce qui précède une
conclusion me semble pouvoir être tirée ‒pour notre temps et notre milieu tout
au moins, car des faits de ce temps et de ce milieu je n'ai pas la prétention
folle de tirer des vérités éternelles et universelles ‒le système fédéraliste
est mieux adapté aux problèmes de la sélection de l'élite, de l'utilisation des
initiatives et de la formation des individus capables d'initiative. L'idée
fondamentale du bolchevisme (voir ce mot p.259) qui aboutit à la centralisation
et à la dictature méconnaît ces faits que nous nous sommes efforcés d'indiquer
au cours de cette étude : il n'y a pas de limite bien nette entre la masse et
l'élite ; les masses actuelles diffèrent des masses primitives et, par le plus
ou moins d'initiative des individus qui les composent, ont des capacités
créatrices dont le centralisme ne peut tirer parti et qu'il risquerait au
contraire d'affaiblir et de faire disparaître ; les élites actuelles, souvent
trop spécialisées, se trouvent placées en face de problèmes de plus en plus
complexes et leurs solutions risquent souvent d'être mauvaises ; il est des cas
où le bon sens et l'intention des masses valent mieux que la science et la
logique des savants. Progrès individuel et progrès social.‒Il s'agit
d'instruire et d'éduquer tous les individus suivant leurs capacités et leurs
aptitudes, puis de permettre à chacun d'occuper la place qui lui convient le
mieux : celle où ses capacités et ses aptitudes lui permettraient de remplir un
rôle social aussi utile que possible. Si notre société était une société juste,
c'est-à-dire sans classes sociales, ce problème général se diviserait seulement
en deux problèmes particuliers : 1° problème d'éducation et d'instruction,
c'est-à-dire problème de développement des capacités et des aptitudes ; 2°
problème d'orientation professionnelle, c'est-à-dire problème de l'utilisation
des capacités et des aptitudes. Mais, d'une part, la société actuelle n'assure
pas également le développement des aptitudes, de nombreux individus de valeur
étant insuffisamment instruits pour pouvoir être pleinement utiles à eux-mêmes
et aux autres ; et, d'autre part, celte société ne se préoccupe du problème de
l'utilisation des capacités et des aptitudes que dans la mesure où il ne peut
gêner la classe possédante et dirigeante. Il en résulte pour le prolétariat
l'existence d'un troisième problème : le choix de son élite. Comme nous avons
déjà traité le premier des trois problèmes que nous venons d'indiquer
(Éducation, Enfant, Instruction, etc.), et comme nous aurons l'occasion de
parler du deuxième (Orientation professionnelle) nous allons nous borner à
quelques réflexions à propos du dernier. Théoriquement, il paraît insoluble ;
l'incompétence ne peut juger la compétence, la masse ne peut choisir l'élite et
ainsi la sélection ne peut venir que par en haut. Mais qui désignera les
sélectionneurs, ceux qui seront chargés du choix de l'élite ? Si des bas-fonds
de la masse on distingue mal les sommets de l'élite, si les spécialistes ne
sont-pas capables de bien juger de l'élite en dehors de leur spécialité, nous
avons déjà fait remarquer que la masse d'un petit groupement sait fort bien, la
plupart du temps, désigner l'élite de ce groupe. L'élite ‒toute relative ‒d'un
certain nombre de petits groupes pouvant, à son tour, procéder à une nouvelle
sélection sans trop de chances d'erreurs, de sélection en sélection, on peut
ainsi parvenir à solutionner de façon assez satisfaisante le problème du choix
des élites. Il y a il est vrai, des individus qui. dépassent trop leur groupe
et risqueraient d'être méconnus si la sélection s'opérait sur un seul plan et
uniquement par en bas. Actuellement l'organisation syndicale permet,
quoiqu'imparfaitement, une sélection sur deux plans : d'une part, plan de la
spécialité avec les Fédérations ; d'autre part, plan de la culture générale
avec les Unions. Je dis imparfaitement parce que les besoins de la lutte
syndicale font négliger le souci du métier et qu'ainsi le travail
d'organisation de la lutte prime le travail d'organisation du métier ; ainsi
les groupements syndicaux sont-ils bien plutôt constitués en vue de l'attaque
de la classe capitaliste et de la défense des intérêts des syndiqués qu'en
prévision de l'organisation du travail. Ceci n'est point un défaut de
l'organisation syndicale ; tant que les travailleurs vivront misérablement et
ne pourront obtenir qu'avec peine les moyens de satisfaire imparfaitement leurs
besoins primordiaux, on ne peut espérer qu'ils puissent vraiment s'attacher à
une besogne constructive désintéressée. J'en reviens au problème du choix des
élites. Il me semble que la sélection par en bas doit être corrigée par une
sélection par en haut, les sélectionnés par en bas repêchant ceux que
l'incompétence de la masse a tenus écartés. Ici encore il s'agit d'une
difficulté pratique, il faut choisir une juste mesure entre un système
démocratique qui fatalement laisse dans l'ombre une partie de l'élite et une
méthode de sélection par en haut qui ne peut mener qu'à une autocratie qui,
elle aussi, barrerait plus tard la route à certains individus d'élite. À ma
solution quelque peu compliquée ‒mais pas plus que la vie cependant ‒certains
préfèrent une solution plus simple ‒simple comme la théorie ‒: le parti
communiste groupe les élites qui doivent diriger le prolétariat. Le parti
communiste ! Mais c'est Staline, Trotsky, Zinovief, Boukarine, etc... Lesquels
d'entre eux seront nos guides parmi lesquels se heurtent les points de vue
hostiles et qui ont recours à l'excommunication ? Comment voulez-vous que j'aie
confiance dans les capacités dirigeantes des uns ou des autres alors que les
uns et les autres n'arrivent pas à se mettre d'accord à ce sujet. Puis,
pourquoi repousserais[1]je
les prétentions des autres partis, pourquoi ne demanderais-je pas aux
anarchistes de guider le mouvement syndical ? Parce que, me répondra-t-on, le
parti communiste a fait une révolution. Mais, diront les anarchistes, cette
révolution prouve la justesse de nos prévisions, les communistes russes ont
montré comment il ne fallait pas faire une révolution ; ils ont supprimé puis
rétabli l'héritage, le salaire aux pièces, les examens, la vente de l'alcool,
etc... , les mercantis, les bureaucrates, les enfants abandonnés par centaine
de mille, etc... , prouvant qu'ils ne peuvent prétendre avoir créé une
organisation sociale modèle. En résumé, c'est encore la solution fédéraliste,
qui fait appel à l'initiative d'en bas, qui nous paraît la plus sûre. Et
maintenant : comment l'élite doit-elle agir pour guider et élever la masse ?
Poser le problème nous paraît insuffisant. C'est dans toute l'Encyclopédie
Anarchiste, dans maints ouvrages et maintes revues que les militants doivent
chercher une partie des éléments de la solution. Nous disons une partie, car la
lecture des ouvrages et des journaux n'est pas tout, l'essentiel est de vivre
intensément en observant la vie tout autour de soi. ‒
E. DELAUNAY
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