Document issue du site "Persée " dans la catégorie "Histoire" tirée de la revue "Cahier du monde Russe et Soviétique".
II. —
Staline, Trotski et les Géorgiens
Au cours des années 1920 et
192 1 les relations entre les six républiques nationales — Ukraine,
Biélorussie, Géorgie, Azerbaïdjan, Arménie et Fédération russe (R.S.F.S.R.) —
sans être définies clairement, étaient réglées par une série de traités
bilatéraux avec la Fédération russe. Selon ces traités, les républiques
collaboraient dans les domaines économiques, militaire, de politique étrangère,
et disposaient de gouvernements républicains ayant chacun une structure
parallèle à celle du Gouvernement de la Russie. La direction centralisée de
l'État était en pratique assurée partout par l'intermédiaire des Comités
Centraux des partis républicains qui dirigeaient les machines gouvernementales
locales tout en étant soumis au Comité Central et au Bureau politique de Moscou
par les liens de la discipline inter-parti. L'armée, elle aussi centralisée,
constituait un deuxième facteur de cohésion et de sécurité du régime, quoique
les républiques fussent implicitement autorisées à disposer d'unités militaires
distinctes.
Les trois républiques
caucasiennes qui nous intéressent ici particulièrement n'étaient devenues
soviétiques qu'au cours de 1920 (début de 1921 pour la Géorgie) après leur
conquête par l'Armée rouge, avec une certaine complicité des communistes locaux
et de la population ouvrière russe, prépondérante dans les centres industriels
de ces pays. Il est intéressant de souligner en passant que le responsable
politique et le chef militaire du front caucasien pendant la guerre civile,
celui qui dirigea la conquête militaire des républiques caucasiennes, était
Ordjonikidze. Après la guerre, Ordjonikidze resta sur place et représenta
Moscou dans la région en tant que chef du Bureau caucasien du Parti (Kavbjuro).
Dès 1921, pour des raisons
d'efficacité économique, Lénine pressa le Kavbjuro de procéder à l'unification
économique des trois républiques (surtout pour les communications, les postes,
le commerce extérieur), dans le cadre d'une Fédération transcaucasienne, dont
la direction régionale du Parti sera rebaptisée Zakkrajkom.
Ordžonikidze s'y mit avec
zèle, utilisant toute son expérience (et certaines méthodes) acquise au cours
de la guerre civile et de ses conquêtes. Or, Géorgien lui-même, il se heurta surtout
à l'opposition du Comité Central des communistes de Géorgie qui, tout en
approuvant les liens avec la Russie et le système soviétique, veillaient à ce
que fussent sauvegardées les formes d'indépendance nationale. Soucieux de
trouver un appui populaire dans ce pays où les sentiments nationaux et
nationalistes tenaces avaient été réveillés sous un Gouvernement menchevik
récemment renversé par la force, les communistes géorgiens, dirigés par une
équipe expérimentée, soutenaient, plus que toute autre section nationale du
Parti, le principe de l'indépendance dans le cadre du système soviétique. Leur
popularité dans ce pays où l'influence des mencheviks était encore très grande,
la possibilité d'assurer des assises populaires au système soviétique dépendaient,
ici plus qu'ailleurs, de la prudence et du respect des sentiments nationaux
dans la définition des relations avec la Russie.
Par ailleurs, l'opposition des
Géorgiens à Ordžonikidze fut particulièrement exaspérée par ses manières de
proconsul ; il faisait peu de cas des opinions des communistes locaux, et le
Comité Central géorgien en était ulcéré. L'opposition de ce Comité au projet de
Fédération transcaucasienne était si vive que Lénine admit, vers la fin de
1921, que le projet était prématuré et qu'il fallait d'abord préparer le
terrain par une campagne de propagande auprès de la population.
La trêve, si trêve il y eut,
entre le représentant du Comité Central de Moscou, vigoureusement soutenu par
Staline, à qui sa fonction de Gensek donna un poids supplémentaire, et les
membres du Comité Central géorgien ne dura guère. Ces derniers reçurent
l'adhésion de Maharadze, jusqu'alors partisan du Zakkrajkom. Ce ralliement
était fort important, car Maharadze était connu par son internationalisme qui
l'avait poussé jadis à s'opposer au principe de l'autodétermination des nations
défendu par Lénine. On pouvait difficilement accuser Maharadze de « déviation
nationaliste », accusation désormais employée constamment par Staline et
Ordžonikidze contre les Géorgiens rétifs.
Ces derniers s'employaient à
saboter les mesures prises par Ordžonikidze pour réaliser l'intégration
économique des trois républiques ; ils installèrent des cordons de troupes sur
les frontières de la République, exigèrent le droit de délivrer des permis de
séjour et ripostèrent par d'autres moyens encore. Pendant qu'Ordzonikidze se
préparait à revenir à l'attaque, les Géorgiens firent adopter par leur Comité
Militaire Révolutionnaire, puis par le Congrès des Soviets de la République,
des décisions solennelles sur l'inviolabilité de leur indépendance nationale
dont le caractère anti-fédérationniste n'était même pas voilé.
Mais au mois de mars,
Ordžonikidze passa outre à l'opposition des Géorgiens et, avec l'aide des
dirigeants plus dociles de l'Arménie et de l'Azerbaïdjan, proclama le projet de
constitution de la Fédération : ce projet, tout en promettant la sauvegarde de
la souveraineté des républiques, annonçait la création d'un Gouvernement
fédéral central.
Les Géorgiens durcirent leur
opposition. Staline et Ordžonikidze répondirent en accusant leurs adversaires
de « déviation nationaliste » et en affirmant que les tendances nationalistes
du Comité Central géorgien et de ses partisans devaient être « brûlées au fer
rouge ». Cette lutte obstinée, parsemée d'incidents et d'intrigues,
d'accusations et de contre-accusations, dont les échos parvenaient constamment
à Moscou, remplit toute l'année 1922, alors que Lénine, rongé par la maladie,
suivait et dirigeait de moins en moins les affaires. Il va de soi que les
agissements d'Ordzonikidze et les contre-mesures des Géorgiens ne pouvaient
pas, dans un pays comme la Géorgie, ne pas exacerber les sentiments
nationalistes de part et d'autre. Cette affaire, plus âpre que d'autres, mais
nullement exceptionnelle dans le domaine des relations entre les républiques,
et qui survenait dans une période où l'État soviétique commençait à se
manifester sur le plan international, incita les dirigeants à normaliser et à
clarifier l'ensemble du système politico-national du pays.
Le 10 août 1922, le Bureau
politique enjoignit à YOrgbjuro de constituer une commission dont le but serait
de préparer pour la prochaine session du Comité Central un projet concernant
les relations entre la R.S.F.S.R. et les autres républiques.
On se pressait visiblement, et
peut-être les instigateurs avaient-ils déjà une idée claire de la façon dont
ils voulaient procéder et des résultats qu'ils voulaient obtenir, car la
commission était sur pied dès le lendemain. Sa composition n'est pas sans intérêt.
Pour le Gouvernement central : Staline, Kujbyšev, Ordžonikidze, Rakovskij,
Sokol'nikov, sans doute aussi Molotov qui présida une des sessions ; pour les
républiques : Agamali-Ogly (Azerbaïdjan), Mjasnikov (Arménie), Mdivani
(Géorgie), Petrovskij (Ukraine) et Červjakov (Biélorussie). Notre source ajoute
: « et quelques autres ».
La commission fut
naturellement présidée par Staline, Commissaire aux Nationalités (il gardera ce
poste encore une année environ) qui, fort de ses fonctions de Gensek, avait à
présent le pouvoir d'influer sur la composition des commissions constituées par
le Bureau politique. Il n'est pas difficile, en effet, de discerner au sein de
la commission en question la prépondérance des hommes proches de Staline. C'est
lui-même aussi qui rédigea la résolution de cette commission sur « les
relations réciproques entre la R.S.F.S.R. et les républiques indépendantes ».
Ce fut son projet « d'autonomisation » qui prévoyait l'inclusion pure et simple
des « républiques indépendantes » dans la Fédération russe en tant que «
républiques autonomes ». Le deuxième paragraphe de ce projet stipulait que le
Gouvernement de la République russe — son VCIK (Comité Exécutif Central) — et
le Sovnarkom deviendraient désormais le Gouvernement de l'ensemble.
Le texte de Staline fut envoyé
pour avis aux Comités Centraux des partis républicains. Il recueillit
l'approbation de l'Azerbaïdjan et de l'Arménie, dirigés par des hommes « sûrs
», mais d'autres regimbaient. Le Comité Central de Biélorussie répondit qu'il
préférait des relations fondées comme précédemment sur des traités bilatéraux.
L'Ukraine, dit notre source, ne prit pas position2, sans que l'on sache
pourquoi.
La réponse des Géorgiens était
nette. Elle était hostile. La session de leur Comité Central, réunie le 15
septembre, émit cet avis :
«
L'unification proposée sur la base des thèses du camarade Staline, sous forme
d'autonomisation des républiques indépendantes, doit être considérée comme
prématurée, [tandis que] l'unification des efforts économiques et de la
politique commune doit être considérée comme indispensable, mais en
sauvegardant tous les attributs de l'indépendance »
Cette décision des Géorgiens,
prise à l'unanimité des voix sauf une, suscita une réplique immédiate
d'Ordzonikidze, qui fit adopter par son Zakkrajkom une résolution favorable au
projet de Staline et, usant de sa supériorité dans la hiérarchie du Parti,
ordonna au Comité Central géorgien de se conformer aux ordres de Staline et de
ne pas rendre publiques ses divergences avec Moscou. Selon la même source, ce
n'était pas la première fois que l'on essayait de mettre les Géorgiens devant
le fait accompli. Ce fut déjà le cas quand Moscou décida d'envahir la Géorgie
et d'en finir avec le gouvernement menchevik local sans prévenir les communistes
géorgiens. Avant même la discussion de ses projets d'autonomisation, Staline
aurait télégraphié à Mdivani, le 29 août 1922, pour lui annoncer que désormais
les décisions des instances gouvernementales supérieures de la R.S.F.S.R. —
VCIK, Sovnarkom et STO (le Conseil de Travail et de Défense) — avaient force
exécutoire dans toutes les républiques. Cela ne pouvait que rendre encore plus
sensible le non des Géorgiens à l'ensemble du projet.
Une fois que les réponses des
Comités Centraux républicains furent parvenues à Moscou, la commission se
réunit à nouveau, les 24 et 25 septembre. La proposition de Staline fut adoptée
; seul le délégué de Géorgie, Mdivani, s'abstint. Une délibération paragraphe
par paragraphe ne donna pas plus de difficultés à Staline et à Molotov,
présidents successifs des sessions. Seul le deuxième paragraphe, qui stipulait
la transformation du Gouvernement de la Fédération russe en Gouvernement de
l'Union, suscita des difficultés. Mdivani vota contre, Petro vskij, le délégué de
l'Ukraine, s'abstint. Mais la victoire de Staline ne fut facile qu'en
apparence. Les sentiments véritables des délégués éclatèrent à l'occasion de
problèmes apparemment secondaires. Personne ne voulait, sans doute, heurter de
front les représentants du Bureau politique et de VOrgbpiro, mais quand
Petrovskij proposa que le projet fût soumis encore une fois à la discussion des
obkomy (Comités régionaux du Parti) dans les républiques — effort mal camouflé
pour ajourner la décision et, peut-être, l'enterrer — , il recueillit 4 voix
contre 5. La participation dans ce vote d'un « inconditionnel», Agamali-Ogly, à
côté de Petrovskij, Mdivani et Červjakov, montre la véritable ampleur de
l'opposition des républiques à l'autonomisation. Quatre au moins des six républiques
y étaient hostiles ou essayait de la freiner.
Après que sa motion eut été
battue, Petro vskij exigea que fût enregistrée dans le procès- verbal la
précision que l'Ukraine n'avait pas encore pris position sur l'ensemble du
projet. Ainsi le jeu des Ukrainiens apparaissait clairement : ils n'osaient pas
ou ne voulaient pas encore attaquer directement le projet — peut-être
voulaient-ils sonder le terrain ou connaître d'abord la position de Lénine et
le rapport des forces au Bureau politique et au Comité Central — et ils tergiversaient,
mais leur position était claire. Selon Pipes, quelques jours après les réunions
de la commission, le 3 octobre, leur Comité Central ukrainien vota pour le
maintien des relations avec la R.S.F.S.R. sur la base des propositions de la
commission de Frunze, c'est-à-dire pour la sauvegarde de leur indépendance dans
le cadre du statu quo.
Lénine, entre-temps, encore en
convalescence mais vivement intéressé par le problème, demanda à Staline des
informations sur la marche des travaux de la commission. Le 25 septembre,
Staline lui transmit tout le dossier.
La réaction de Lénine vint
très vite. La lettre qu'il adressa le lendemain à Kamenev, donc à son second au
Sovnarkom, et à Staline directement, attira l'attention de ce dernier sur
l'importance de l'affaire et la nécessité de lui consacrer une réflexion
approfondie. Ce texte montre toutefois qu'il n'est pas alarmé ; le conflit
géorgien ne l'intéresse pas encore et malgré ses entretiens fréquents avec tous
les protagonistes de cette affaire, l'impression prévaut qu'il se fie aux
informations de Staline et de son ami Ordžonikidze. On en aura des preuves
supplémentaires le mois suivant. Mais son attitude comporte pourtant une
réserve. Dans sa lettre il rappelle que Mdivani « est accusé d'être un
nezavisimec », c'est-à-dire un partisan de l'indépendance (dans un sens
péjoratif), mais il ne l'en accuse pas personnellement. Staline d'autre part
témoigne, dit-il, « d'une tendance à se hâter un peu »
Les considérations de Lénine
sont dictées par une attitude de principe, qui l'amène à rejeter le projet
d'autonomisation et à proposer une solution différente. Au lieu de
l'autonomisation il fallait, selon lui, aboutir à une « fédération de
républiques jouissant d'une égalité de droits ». Pour mieux assurer cette égalité
il raya du projet de Staline le paragraphe sur « l'adhésion » des républiques à
la R.S.F.S.R. et préconisa « une unification formelle conjointement avec la
R.S.F.S.R. dans une Union des Républiques Soviétiques d'Europe et d'Asie ». Par
conséquent, le paragraphe 2, au lieu de désigner le Gouvernement russe comme
chef de l'Union, propose la création d'un « Comité exécutif fédéral de l'Union
des Républiques Soviétiques de l'Europe et de l'Asie » ainsi que d'un
Sovnarkom, ces deux organes coiffant les organes parallèles de la Russie.
Ainsi naquit le projet qui
donnera bientôt naissance à l'U.R.S.S. Après avoir envoyé ce texte à Kamenev, à
l'intention d'ailleurs des autres membres du Bureau politique, Lénine, de sa
retraite campagnarde à Gorki, suit maintenant de près le déroulement de
l'affaire. Le 29 septembre il reçoit Ordžonikidze et le lendemain les membres
du Comité Central géorgien, Okudžava, Dumbadze et Minadze, émissaires dépêchés
par les Géorgiens à Moscou pour mettre des bâtons dans les roues de Staline et
Ordžonikidze. Lénine les déçut sans doute, mais il écouta attentivement. En
même temps, Staline « se hâta ». Sans attendre l'avis de Lénine, il communiqua
les résultats des travaux de sa commission à tous les membres du Comité Central
pour en discuter à la prochaine session du 6 octobre : sûr de la justesse de
son point de vue il voulait mettre ses partenaires devant le fait accompli. Le
projet de Lénine d'une « Union des Républiques de l'Europe et de l'Asie » était
à ses yeux une incursion inutile du « vieux » dans un domaine où Staline
s'était fait une renommée et dans lequel seuls les Géorgiens mettaient le
trouble.
L'intervention de Lénine
l'irrita mais ne l'impressionna pas. Au cours d'une des sessions (du Bureau
politique probablement) Staline et Kamenev échangèrent deux petites notes à
propos du mémorandum de Lénine :
Kamenev : « Il'ic part en
guerre pour défendre l'indépendance. »
Staline : « Selon moi, il faut
se montrer ferme à l'égard de Lénine. »
Cette fermeté, il la déployait maintenant sans
la prudence qui caractérisait auparavant ses rapports avec Lénine. En envoyant
la lettre de Lénine aux membres du Bureau politique il y joignit une autre
lettre, datée du 27 septembre, où il ne cachait pas son opinion sur le projet
de Lénine qu'il taxait de « libéralisme national », susceptible d'encourager
les séparatistes — il rendit à Lénine coup pour coup, non sans un brin de
démagogie.
«
La modification de Lénine dans le paragraphe 2 sur la création d'un Comité
Exécutif Central de la Fédération à côté de celui de la R.S.F.S.R. est, à mon
avis, inacceptable. La coexistence de deux Comités Exécutifs Centraux à Moscou,
dont l'un sera sans doute la ' Chambre haute ' et l'autre la ' Chambre basse ',
engendrera des froissements et des conflits.
Dans
le paragraphe 4, le camarade Lénine s'est, à mon avis, trop hâté en réclamant
la fusion des Commissariats des Finances, du Ravitaillement, du Travail et de
l'Économie publique avec les Commissariats fédératifs. Il n'est guère douteux
que cette ' hâte ' serve les ' indépendants ' au détriment du libéralisme
national de Lénine. Dans
le paragraphe 5, la modification de Lénine est, à mon avis, superflue.
I.
Staline »
Staline renvoie donc à la tête
de Lénine l'accusation de hâte excessive, mais il le qualifie en outre de «
libéral national », ce qui est une condamnation de principe. Enfin, pour
répondre d'avance aux contre-attaques de Lénine, il lui reproche un centralisme
hâtif qui contredit l'accusation de libéralisme.
On trouve dans cette lettre
tout Staline, sa manière d'argumenter, sa tactique, sa griffe. Non moins
caractéristique de cet homme pour lequel les considérations tactiques passaient
avant toutes les autres, est le fait qu'il ne crut pas nécessaire de défendre
plus de vingt-quatre heures ses arguments, présentés pourtant sur un ton si
tranchant. S'apercevant qu'il allait être mis en minorité au Comité Central, il
céda sur toute la ligne et transforma lui-même son projet d'autonomisation en
un projet d'Union dans le sens des amendements de Lénine. Le nouveau texte
signé de Staline, Molotov, Ordžonikidze et Mjasnikov fut envoyé aux membres du
Comité Central sans signaler qu'il s'agissait d'un projet différent du
précédent. Ce changement, selon les rédacteurs du volume 45 des Œuvres de
Lénine, « fut escamoté », et l'introduction au nouveau projet prétendait en
toute sérénité qu'il ne s'agissait que d'une formulation « légèrement modifiée,
plus précise » que celle de YOrgbjuro, qui était « correcte en principe, et
pleinement acceptable ».
Nous ne savons pas si Lénine
vit la lettre critique de Staline ou le préambule du projet reformulé de la
main du Gensek. Il n'a pas non plus participé à la session du Comité Central
qui, le 6 octobre, entérina la nouvelle version. Mais, curieusement mû par une
impulsion dont nous ne connaissons pas la raison directe, il envoya, le jour de
la session, une petite note à Kamenev qui ne devait être rendue publique que
quinze ans plus tard. Lénine s'y exclame, non sans une pointe d'humour :
«
Camarade Kamenev ! Je déclare une guerre non pas à la vie mais à la mort au
chauvinisme grand-russe. Dès que je me serai débarrassé de ma maudite dent, je
le dévorerai de toutes mes dents saines. Il faut insister absolument pour que
dans le CIK de l'Union président à tour de rôle : Un Russe, un Ukrainien, un
Géorgien, etc. Votre Lénine »•.
La session du Comité Central,
sensible à l'autorité de Lénine dont les conceptions semblaient être acceptées
par tout le monde, adopta l'ensemble du projet en confiant à une nouvelle
commission le soin d'établir un texte plus détaillé pour la prochaine session.
Mdivani, présent, ne s'opposa
pas au projet, mais exigea que la Géorgie, à l'instar de l'Ukraine et de la
Biélorussie, fût admise dans l'Union en tant que membre à part entière, et non
pas par l'intermédiaire de la Fédération transcaucasienne, toujours chère à
Ordžonikidze et à Staline. Le Comité Central passa outre à l'objection d'un
homme suspect de « déviation nationaliste », sans se demander pourquoi on
s'obstinait à maintenir cette Fédération, vu le caractère du nouveau projet. Il
s'agissait là d'une vindicte personnelle de Staline et d'Ordzonikidze qui
mettaient en jeu leur prestige. Géorgiens, ils voulaient donner une leçon à
leurs compatriotes rétifs. Cela leur était d'autant plus facile que Lénine
avait gardé le silence sur ce sujet.
Les décisions du plenum ne
calmèrent pas les esprits en Géorgie, mais redonnèrent des forces à
Ordžonikidze. Les Géorgiens protestèrent une fois encore à Moscou contre la
Fédération caucasienne, mais Staline leur répondit que le Comité Central avait
rejeté leur protestation à l'unanimité.
Cette réponse déchaîna une
vague de protestations qui jaillirent dans des réunions clandestines, ou même
publiques, au cours desquelles l'indépendance de la Géorgie était réclamée et
réaffirmée avec vigueur. Ordžonikidze ne tarda pas à réagir violemment : il
éloigna de Géorgie les partisans du Comité Central géorgien en leur ordonnant
par voie disciplinaire, avec le soutien permanent du Secrétariat de Moscou, de
quitter la Géorgie et de « se mettre à la disposition » du Comité Central à
Moscou2.
Quand les trois émissaires
géorgiens rentrèrent de Moscou où ils avaient suivi le déroulement de l'affaire
pour le compte du Comité Central géorgien et firent leur rapport, la grande
majorité de ce Comité confirma son exigence d'adhérer à l'Union directement. En
même temps Maharadze et Cincadze dépêchèrent des lettres personnelles à Buharin
et à Kamenev, espérant contourner ainsi le protecteur notoire d'Ordzonikidze.
Ils découvrirent pourtant assez vite que ces deux personnages parlaient le même
langage que le Secrétaire du Parti. Car Buharin et Kamenev répondirent par des
accusations de nationalisme et exigèrent la soumission à la discipline et à la
Fédération. Mais une déception plus amère attendait encore les Géorgiens, car
Buharin transmit la plainte des Géorgiens à Lénine. Lénine ne voyait pas encore
de contradiction entre ses principes « unionistes », sa résolution de combattre
le chauvinisme grand-russe, et le cas de la Géorgie. Il répondit sur-le-champ
par un télégramme glacial et irrité :
«
21/10, 22 chiffré Tbilissi, CC PCG Cincadze et Kavtaradze Copies aux membres du
CC Ordžonikidze et au secrétaire du Zakkrajkom Orahelašvili. Étonné du ton
indécent de la note par fil téléphonique direct signée Cincadze et autres qui
m'a été transmise, on ne sait pourquoi, par Buharin et non pas par l'un des
secrétaires du Comité Central. J'étais persuadé que toutes les divergences
étaient effacées par les résolutions du plenum du Comité Central avec ma
participation indirecte et la participation directe de Mdivani. C'est pourquoi
je condamne résolument les invectives contre Ordžonikidze et insiste sur le
transfert de votre conflit, dans un ton décent et loyal, pour le règlement par
le Secrétariat du Comité Central du PCR auquel je transmets votre déclaration
par fil directe. Lénine »*.
Lénine avait donc une telle
confiance dans ses informateurs du Bureau politique qu'il remit la plainte
contre Ordžonikidze et Staline entre les mains... de Staline.
A bout de patience, désespérés
de ne pouvoir trouver justice à Moscou et exaspérés par les « déportations »
d'Ordzonikidze, les membres du Comité Central géorgien réagirent par une
démarche sans précédent : ils donnèrent, le 22 octobre, leur démission collective2.
Ordžonikidze n'attendait
probablement que cela. Son Zakkrajkom nomma immédiatement un nouveau Comité
Central composé de jeunes, incompétents et dociles, qui acceptèrent sans
sourciller la Fédération, tandis que le Secrétariat de Moscou s'empressa d'accepter
la démission des anciens et les nouvelles nominations.
Mais l'abcès n'était pas
encore vidé. Les membres du Comité Central démissionnaire, à qui leur lutte
contre le Zakkrajkom et contre Moscou dut valoir une grande popularité dans le
pays, ne songeaient pas à arrêter leur combat contre la Fédération caucasienne.
La docilité de la nouvelle équipe ne faisait que souligner l'impopularité
d'Ordzonikidze dans son pays natal. Il en éprouvait la plus vive irritation,
d'autant que les mesures concrètes pour mettre en œuvre la Fédération
progressaient trop lentement à son gré à cause du constant sabotage des
partisans de l'indépendance géorgienne. L'influence de l'ancien Comité Central
et l'efficacité de son opposition exacerbèrent au plus haut degré les relations
entre les parties en présence ; conflit incessant, escarmouches, incidents,
plaintes à Moscou et intrigues se multipliaient. Les nerfs d'Ordzonikidze
lâchèrent, et au cours d'une des confrontations il frappa un des partisans de
Mdivani, lui aussi membre du Parti. Cela se produisit au cours d'une rencontre
dans l'appartement d'Ordzonikidze, en présence de Rykov, membre du Bureau
politique.
Cette fois, la plainte contre
Ordžonikidze et la demande d'enquête, parvenues à Moscou sous la signature de
Maharadze et d'autres personnalités4, ne pouvaient plus être ignorées, vu
l'ampleur qu'avait prise le conflit. Les rédacteurs des Œuvres de Lénine
(cinquième édition), qui s'obstinent à défendre « la ligne juste en principe du
Zakkrajkom » et fustigent toujours « les positions essentiellement incorrectes
» du Comité Central géorgien — qu'ils appellent dans leurs commentaires « le
groupe de Mdivani » — , énumèrent pourtant une série impressionnante ď «
erreurs commises par Ordžonikidze », malgré la justesse de principe de sa ligne
:
«
II n'a pas montré la souplesse et la prudence nécessaires dans la conduite de
la politique nationale du Parti en Géorgie ; il a utilisé des méthodes
administratives et pris des mesures hâtives, il n'a pas toujours tenu compte de
l'opinion et des droits du Comité Central du PC géorgien. Il n'a pas non plus
su garder un sang-froid suffisant dans ses rapports avec le groupe de Mdivani ».
Ces rédacteurs, en rapportant
en plus le fait qu'Ordzonikidze frappa un membre du Parti, ne se demandent pas
ce qu'il restait encore de la « ligne juste ».
Mais Lénine, cette fois,
commença à s'inquiéter. Selon une source2, une lettre du Géorgien Okudžava,
membre démissionnaire du Comité Central, qui accusait Ordžonikidze d'avoir
proféré des menaces contre les communistes géorgiens, l'aurait soudainement
alarmé. Quand le Bureau politique lui fit parvenir pour vote les noms des
membres de la commission d'enquête que le Secrétariat envoyait en Géorgie pour
y ramener la paix au sein du Parti, Lénine — en toutes lettres dans le Journal
(24 novembre) — préféra s'abstenir.
Nous ne savons pas s'il
doutait de l'impartialité de la commission dont les trois membres — Dzeržinskij
, Lozovskij et Kapsukas-Mickevičius — furent nommés sur la suggestion de
Staline, mais il est clair que Lénine se méfiait maintenant de ses informateurs
et cherchait d'autres sources pour se faire une opinion sur ces événements.
Rykov, qui fut dépêché en Géorgie par Lénine, ou s'y rendait pour d'autres
raisons, devait, en tout cas, lui aussi suivre l'affaire et en faire un rapport
à Lénine.
A partir du 25 novembre, jour
du départ de Rykov et de la commission de Dzeržinskij, Lénine attendit de leurs
nouvelles et s'inquiéta de leur retour avec une impatience grandissante. Les
secrétaires de Lénine, qui ne connaissaient pas encore les raisons de son
impatience, notèrent fidèlement ses interrogations constantes sur le voyage de
retour de Rykov et de Dzeržinskij. Lénine lui-même ne se doutait encore ni de
l'ampleur de l'affaire ni du rôle qu'elle devait jouer à la fin de sa vie.
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