dimanche 21 novembre 2021

MATIÈRE encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 


(n. f. du latin materia) Suffit-il d'ouvrir les yeux, d'étendre la main, d'user des sens en général pour percevoir la substance des objets qui nous entourent ? L'immense majorité des ignorants, plus quelques pseudo-philosophes, singes d'Aristote, le supposent volontiers. Pour eux, l'esprit est un miroir fidèle du monde extérieur : les choses sont bien telles que nous les voyons, telles que nous les palpons ; pourtant, nous savons aujourd'hui, de science certaine, qu'il n'en est rien ; les couleurs, déclare la physique, se réduisent à de simples vibrations dans la réalité objective, et les sensations tactiles proviennent de modifications mécaniques ou chimiques des terminaisons nerveuses. Les sons résultent d'ondulations acoustiques parfaitement étudiées ; l'odorat, le goût présentent un caractère subjectif indiscutable. Or la couleur, le son ressemblent si peu à des vibrations, qu'il a fallu des siècles de recherche avant d'aboutir aux connaissances actuelles ; nous ignorons encore le mécanisme secret des sensations tactiles dans leur rapport avec l'excitant externe. Notre esprit n'est point un miroir fidèle ; en lui l'univers observable ne se reflète pas sans modification ; tel une glace déformante, il impose aux données sensibles un enchaînement et des aspects qui résultent de la nature intime des organismes récepteurs. Le daltonien perçoit vert ce que l'œil normal perçoit rouge ; de nombreux troubles nerveux prouvent à l'évidence qu'un excitant demeuré identique provoque des sensations différentes lorsqu'une modification survient dans les organes périphériques ou dans le cerveau. Résultat d'un compromis entre les vibrations extérieures et l'appareil nerveux impressionné, la sensation nous révèle l'existence d'une cause excitatrice, elle reste muette sur la nature profonde de cette cause. Un objet particulier n'est pour nous que la somme des sensations diverses qu'il provoque ; l'orange, par exemple, se réduit à un ensemble d'impressions visuelles, tactiles, gustatives, olfactives coexistantes. Mais quel substratum se cache sous la couleur, détermine goût et parfum, se révèle sphérique à la palpation des doigts ? Et ce que je dis de l'orange je puis le dire, avec quelques variantes concernant surtout les sensations gustatives et olfactives, d'un meuble, d'une pierre, d'un morceau de fer, de n'importe quel objet. Ainsi se trouve posé le problème de l'existence de la matière ; problème insoluble pour le métaphysicien mais que le savant arrive déjà à rendre moins obscur. L'existence de la matière fut niée par certains idéalistes ; Berkeley, évêque anglican de Cloyne mérite de retenir particulièrement l'attention. Ému de l'impiété grandissante au XVIIIème siècle, il voulut extirper la croyance en la réalité d'un substratum matériel des qualités sensibles. Les choses, à son avis, n'ont pas d'existence hors des esprits qui les perçoivent ; elles sont seulement en tant que connues. « Pour une idée, exister en une chose non percevante, c'est une contradiction manifeste, car, avoir une idée et la percevoir, c'est tout un ; cela donc en quoi la couleur, les figures, etc., existent, doit les percevoir. Il suit de là clairement qu'il ne peut y avoir de substrat non pensant de ces idées ». Et Berkeley rend sa doctrine plus compréhensible par l'exemple suivant : « Je vois cette cerise, je la sens, je la goûte : or je suis sûr que rien ne peut être vu, ni goûté, ni touché ; donc elle est réelle. Supprimez les sensations de douceur, d'humidité, de rougeur, d'acidité, et vous supprimez la cerise. Puisqu'elle n'a pas une existence distincte des sensations, je dis qu'une cerise n'est rien de plus qu'un agrégat d'impressions sensibles, ou d'idées perçues par des sens différents : idées qui sont unifiées en une seule chose par l'intelligence ; et cela, parce qu'on a observé qu'elles s'accompagnent l'une l'autre. Quand j'ai certaines impressions déterminées de la vue, du tact, du goût, je suis sûr que la cerise existe ou qu'elle est réelle ; sa réalité, d'après moi, n'étant rien si on l'abstrait de ces sensations. Mais si, par le mot cerise, vous entendez une matière inconnue, distincte de toutes ces qualités sensibles, et par son existence quelque chose de distinct de la perception qu'on en a, je l'avoue ni vous, ni moi, ni personne au monde ne peut être assuré qu'elle existe ». Et le philosophe accumule les arguments pour démontrer que les qualités premières comme les qualités secondes restent subjectives et que la notion de matière est contradictoire. Mais tous ses raisonnements échouent devant une double constatation ; celle de la simultanéité constante et invariable des diverses impressions visuelles, tactiles, etc., se rapportant au même objet, et celle de l'accord de tous les hommes normaux sur les sensations perçues dans un même endroit de l'espace, au même moment du temps. Rougeur, humidité, douceur de la cerise sont toujours données ensemble ; et ce fruit n'est point perçu par un individu seulement, il l'est par tous les individus présents. En manière d'explication Berkeley invoque l'action de Dieu, ce pantin métaphysique qui permet aux philosophes de concilier en apparence les plus évidentes contradictions. Cette carence est la meilleure preuve de l'existence, hors de nous, d'une substance productrice des sensations. Mais, sur la nature de ce substrat, les opinions ont varié extrêmement. Pour les premiers penseurs grecs, matière inanimée, matière vivante, principe spirituel résultent d'un élément unique ou de plusieurs éléments qui engendrent toutes les formes animées. Avec les Eléastes l'être s'oppose au devenir, l'un au multiple ; ce qui change n'a pas d'existence propre, ce qui demeure identique à soi constitue la vraie substance. Peut-être Anaxagore distingua-t-il le premier la matière, force inerte et passive, de l'esprit, principe organisateur et actif. Leur séparation est nette dans la philosophie socratique. De l'Idée provient toute existence, d'après Platon ; la matière en dérive mais ne la manifeste qu'à l'état de reflet confus. Selon Aristote, les corps se ressemblent par la matière, principe commun, indéterminé, source de l'étendue, mais ils diffèrent par la forme, principe simple, actif, déterminé et déterminant ; la matière explique la différence individuelle, la forme rend compte de la différence essentielle. Les stoïciens adopteront une conception qui n'est pas sans parenté avec celle d'Aristote ; alors que les Alexandrins s'inspireront de celle de Platon. La théorie atomique de Démocrite, acceptée par Épicure, se rapproche singulièrement des idées scientifiques modernes sur la constitution de la matière. Au XVIIème siècle, Descartes préconisa le mécanisme géométrique ; il n'y aurait point d'atomes, point de vide, l'essence des corps serait l'étendue et l'étendue deviendrait ainsi identique à la matière. Le mouvement rectiligne, qui suppose le vide, serait impossible, tout mouvement serait circulaire ; d'où la théorie cartésienne des tourbillons. À Leibnitz, par contre, la matière apparaît comme un aspect inférieur de l'esprit. Le monde est réductible à un ensemble de forces que nous devons concevoir sur le modèle de celle que nous connaissons le mieux, la pensée. Dans chaque centre de force ou monade il faut voir une conscience inétendue, douée de perceptions plus ou moins claires, d'appétitions plus ou moins développées. La matière n'est que le système de perceptions obscures qui se déroulent dans les monades ; et un accord préalable fait subsister entre ces dernières une harmonie parfaite. Les savants du XIXème siècle ont accepté la théorie atomistique de Démocrite et d'Épicure : théorie transformée et précisée à la suite des nombreuses expériences qu'ils effectuèrent. Aujourd'hui physiciens et chimistes considèrent l'atome lui-même comme décomposable en un système d'électrons : un électron positif servirait de noyau central et des électrons négatifs, animés d'une prodigieuse vitesse, tourneraient autour à la manière de planètes. Convenons qu'il s'agit là d'hypothèses dont la démonstration reste à faire. Indiquons néanmoins, quelques[1]uns des faits qui leur donnèrent naissance. À la suite des expériences de Crookes en 1886, reprises et continuées par d'autres physiciens, on admit le transport d'électricité négative, rayonnant de la cathode, dans un tube où le vide était poussé jusqu'au millionième d'atmosphère et que traversait un courant. Et l'on déclara, après d'autres recherches, qu'il ne s'agissait pas d'ondulations, mais de véritables corpuscules arrachés aux atomes des corps matériels, les électrons négatifs, vrais constituants matériels de diamètre infime. L'ampoule de Crookes montre d'ailleurs, dans une direction opposée au rayonnement cathodique, un autre rayonnement beaucoup plus lent : les rayons-canaux de Goldstein, formés d'ions positifs. Dépassant les données expérimentales, certains savants concluent de ces faits à l'origine électromagnétique de toute matière pondérable. Les atomes différeraient entre eux, tant par leur complexité que par le nombre de leurs éléments : celui d'hydrogène étant le plus simple, ceux du radium, du thorium, de l'uranium étant les plus lourds. Mais tous seraient réductibles, dans leurs éléments infimes, à des charges électriques positives et négatives qui se neutraliseraient dans l'atome complet. Au dire des mêmes, les découvertes radio-actives confirmeraient cette théorie, puisqu'elles révèlent une véritable désintégration de la matière, une décomposition de l'atome chimique en éléments moins complexes : électrons et noyaux d'hélium. Aussi la transmutation des corps simples, entendue il est vrai d'une manière qui n'était pas celle des alchimistes, apparaît-elle passible. L'explication des raies du spectre semble également facilitée par la croyance aux électrons, qui rempliraient le rôle de vibrateurs et, par leurs mouvements, produiraient les couleurs caractéristiques des corps. Bien franchement nous reconnaissons que la théorie électromagnétique de la matière soulève de très grosses difficultés. Qu'en penseront physiciens et chimistes, d'ici un demi-siècle ? N'en préjugeons pas. Mais constatons que, contrairement aux affirmations des positivistes d'accord en cela avec les métaphysiciens, il est possible à la science expérimentale de nous renseigner sur la substance constitutive de l'univers. Remarquons encore que le peu connu, jusqu'à présent, suffit à condamner, sans rémission, le dualisme chrétien qui oppose la matière inerte à l'esprit actif. Dualisme que les scolastiques, infidèles à la pensée d'Aristote, mais soucieux de rendre service à la religion, avaient déjà poussé très loin et que Descartes exagérera encore, dans le dessein de maintenir l'existence de l'âme hors de toute contestation. La matière est passive, répétait-on sous mille formes, seul l'esprit est animé ; donc impossibilité absolue de les confondre. Nous savons aujourd'hui combien relative l'inertie prétendue de la matière, et que rien ne permet de la distinguer substantiellement de l'esprit. Entre la matière inorganique, la matière vivante et la pensée, le savant constate qu'il n'existe aucun saut brusque, aucune coupure véritable. Point de fait vital spécifique ; tous les phénomènes qui s'accomplissent dans l'organisme sont d'ordre physique, chimique ou mécanique. Le protoplasma, base de la vie, est infiniment plus complexe que la matière inorganique mais il reste de la matière ; nous pouvons déjà en faire l'analyse, nos descendants en obtiendront la synthèse. Substance gélatineuse de la nature des colloïdes, il doit ses propriétés spéciales à l'incessante mobilité de granulations, caractéristiques de l'état colloïdal. Celles que l'on dénomme zymases, et qui rentrent dans la catégorie des agents catalytiques, semblent l'ultime refuge des propriétés vitales. Or, ces zymases sont isolées sans cesser d'être actives ; on peut les remplacer par des agents artificiels ; et les réactions digestives, respiratoires, etc., obtenues par les granulations zymasiques, isolées de la substance vivante, sont également obtenues avec les colloïdes du platine, de l'or, etc., résultat de la fixation d'eau sur ces métaux par l'électricité. Le cristal, d'apparence inerte, provient de granulations, véritables cellules munies de noyau, qui présentent les caractères de la vie ; et sans aboutir encore à la synthèse d'une cellule vivante, de courageux chercheurs en font entrevoir la possibilité. Donc aucun abîme entre la matière organique et la matière brute ; de nombreux contemporains l'admettent d'ailleurs. Mais il faut pousser plus loin et reconnaître qu'il n'y a pas davantage coupure entre la matière et l'esprit. S'il est un fait essentiel à la pensée vivante, c'est le souvenir. Or, la matière se souvient. Un fil d'acier, traversé par un courant et mis en rapport avec un microphone, enregistrera les vibrations acoustiques. Le son, en modifiant la structure moléculaire, sera incorporé au métal, et non plus seulement inscrit comme sur un disque de phonographe. Et le fil impressionné reproduira le son, si on le déroule devant un appareil construit à cet effet. Attraction et répulsion des atomes ou des électrons ne sont-elles pas l'équivalent des désirs et des répugnances manifestées par tout vivant ? Entre la matière et l'esprit les savants découvrent, chaque jour, des analogies qui rendent leur parenté de plus en plus certaine. Si le matérialisme d'un Büchner est dépassé, on peut dire du spiritualisme chrétien qu'il est mort définitivement. Le corps brut contient en puissance la vie et la pensée ; de l'inorganique sortent par évolution la plante et l'animal ; quant à l'esprit qui aime et connaît, il est encore le résultat de millénaires transformations. Rien ne permet de supposer le monde organisé du dehors par un artisan divin ; pas davantage nous ne pouvons l'imaginer, à l'instar de certains modernes, comme un vivant supérieur, doué d'une conscience et d'une personnalité. C'est en lui-même que l'univers détient ses propres lois ; le germe de son devenir éternel n'eut besoin d'être déposé par personne, il a sa source dernière dans l'impérissable substance dont matière, vie et pensée sont les aspects successifs. ‒

L. BARBEDETTE

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