V. — « L'affaire clandestine »
Les mois de janvier et de février furent pour Lénine des mois de travail intense. Pendant cette période son état de santé connut des hauts et des bas qui se succédaient sans cesse. Tantôt il était d'excellente humeur, travaillait aisément, plaisantait, se sentait mieux ; les médecins lui accordaient du temps supplémentaire pour dicter et lui donnaient la permission de lire et, lorsqu'ils constatèrent que la paralysie de la main droite s'atténuait, parlèrent même de permettre à Lénine de recevoir journaux et visites. Lénine crut un jour que sa maladie était purement nerveuse, tant il se sentait souvent en bonne santé1. Mais de temps à autre, il traversait des périodes de grande fatigue ; sa mémoire vacillait, sa parole s'embrouillait, les douleurs s'accroissaient. L'entourage de Lénine suivait avec attention les hauts et les bas de la maladie ; les membres du Bureau politique ne les observaient pas avec moins de vigilance. L'avenir du pouvoir et des dirigeants se jouait au cours de ces quelques semaines, — à un point qu'ils ne soupçonnaient même pas — , et dépendait de la réponse qui serait donnée à la question : Lénine se relèvera-t-il ? Pourra-t-il participer au Congrès du Parti ? Qu'y dira-t-il ? Au cours de ces deux mois, les projets de Lénine se transformèrent en un vaste programme politique à travers cinq articles qui développèrent les idées exprimées dans ses notes. Lénine préparait un certain nombre de projets en vue du prochain Congrès du Parti, mais il se demandait s'il pourrait y participer et se rendait compte tout à la fois que ses projets concernaient des problèmes urgents et que leur réalisation serait difficile. Trois affaires l'occupèrent avant tout au cours de sa maladie. Il voulait consulter les résultats du recensement des fonctionnaires dans les grandes villes, qui venait d'être effectué sous son initiative ; sa hantise profonde de la bureaucratie, le besoin urgent, selon lui, de rationaliser, de simplifier et d'améliorer la machine de l'État le poussaient à lutter pour obtenir ces résultats. Finalement, sa secrétaire dut admettre ouvertement que ce matériel ne pouvait lui être fourni sans l'autorisation de Staline. Lénine ne le savait pas. Trois jours plus tard, le io janvier, selon le récit de Fotieva dans ses mémoires2, cette affaire provoqua une forte irritation et, un mois plus tard, le 12 février — comme le montre le Journal à cette date — , une véritable crise. Un de ses médecins, Fôrster, qui s'apprêtait déjà à lui permettre journaux et visites, mit soudain fin à ses espoirs et lui interdit « l'information politique ». Lénine lui demandant ce qu'il entendait par « information politique », le médecin répondit : « Eh bien, par exemple, en ce moment vous vous intéressez au problème du recensement des fonctionnaires soviétiques. » Lénine fut atterré par cette remarque à un tel point que « ses lèvres tremblaient ». Le fait que les médecins étaient au courant de tels détails et motivaient ainsi leurs interdits le confirma dans ses soupçons. Fotieva note prudemment dans le Journal : « Visiblement, en outre, Vladimir IFič eut l'impression que ce n'étaient pas les médecins qui donnaient des instructions au Comité Central mais que c'était le Comité Central qui donnait des instructions aux médecins. » L'innocent « visiblement » de Fotieva ne doit pas tromper. Elle devait déjà savoir que le pressentiment de Lénine était fondé1. Un deuxième sujet de préoccupation et de réflexion pour Lénine était son projet de fusion du Commissariat de l'Inspection ouvrière et paysanne avec la Commission centrale de Contrôle, pièce-maîtresse de son plan de réorganisation du Comité Central et de tout le fonctionnement de la Direction du Parti. On peut suivre son travail à ce sujet dans le Journal : il s'enquiert constamment de l'opinion de ses adjoints, de Cjurupa et des membres du Commissariat de l'Inspection à qui ses projets avaient été communiqués. Il les pousse à agir, à entreprendre ces changements « d'importance pour l'État » et finalement décide de porter ce problème devant le Congrès. Mais le problème central pour Lénine à cette époque, celui qui le bouleversait plus que jamais, c'était l'affaire géorgienne, et, lié à elle, le problème de la création de l'U.R.S.S. Une fois qu'il eut défini son opinion de principe et dans son mémorandum de fin décembre son jugement sur les individus responsables, il lui fallut agir vite pour disposer, avant l'ouverture du Congrès, des documents nécessaires sur les fautes commises dans l'affaire géorgienne et sur le rôle exact des coupables, contre lesquels il s'apprêtait à demander des mesures radicales. Le Journal et d'autres pièces éparpillées dans la cinquième édition des Œuvres nous permettent de reconstituer, en grande partie au moins, la « grande conspiration » de Lénine à ce sujet. « Notre affaire clandestine », c'était le mot de Lénine lui-même et ce n'était qu'un mot. Le 24 janvier, après avoir terminé et remis à la Pravda son article sur l'Inspection ouvrière et paysanne, Lénine appela Fotieva et demanda que Dzeržinskij ou Staline remissent le dossier de la commission de Dzeržinskij sur son enquête en Géorgie. Il ne savait pas que le Bureau politique devait discuter sous peu de cette question. Le lendemain il demanda si le dossier avait été transmis. Le Bureau politique, cependant, délibérait de ce problème et approuva les conclusions de la commission. Il justifiait ainsi Ordžonikidze et la politique de Staline en Géorgie, et condamnait une fois de plus l'attitude des Géorgiens. Il approuva le rappel à Moscou de Mdivani, Maharadze, Cincadze et autres dirigeants géorgiens, décidé par la commission, rappel qui, d'après Pipes, leur avait été notifié dès avant la réunion du Bureau politique.
La fidèle Fotieva réussit à se tenir au courant de ce qui se passait dans les « sommets » et trouva l'occasion d'en informer Lénine le 3 février « par maladresse ». Mais la demande de communication du dossier se heurta à forte opposition. Dzeržinskij la renvoie à Staline, absent de Moscou. Finalement Staline annonce à Fotieva qu'il ne peut communiquer le dossier sans l'accord du Bureau politique. La demande de Lénine ne peut que l'inquiéter et c'est pourquoi il demande à Fotieva si elle ne parle pas trop à Lénine, et lui rappelle qu'il est formellement interdit d'informer des affaires courantes. Fotieva nie, bien entendu, mais elle signale cette interdiction à Lénine qui remarque alors : « II s'agit donc là d'une affaire courante ? » L'insistance de Lénine ne permit pas à Staline de différer la remise du dossier sans la couverture du Bureau politique1. Il ne s'agissait pas là, en effet, d'une affaire courante. Sans indiquer sa source, Fotieva rapporte un échange de notes entre Kamenev et Staline au cours d'une réunion du Bureau politique. Kamenev : « Je crois, puisque Vladimir Il'ic insiste, qu'il serait pire de s'opposer à lui ?» Staline : « Je n'en sais rien. Qu'il fasse comme bon lui semble. » Mais il ne voulait pas, évidemment, que Lénine fasse vraiment « comme bon lui semblait », car il demande à être libéré de la responsabilité du régime médical de Lénine. Le Bureau politique ne lui donna pas satisfaction — Staline n'en doutait d'ailleurs pas — et décida de communiquer à Lénine le dossier2 sans comprendre exactement ce qu'il comptait en faire. Or, Lénine comptait, tout bonnement, vérifier les faits par ses propres soins. Il constitua à cet effet une commission d'enquête privée, composée de Gorbunov, son chargé d'affaires au SNK, et de ses secrétaires, Fotieva et Glasser, en leur ordonnant d'étudier en secret le dossier. Les premières questions que cette commission devait éclaircir — d'autres questions suivront au fur et à mesure que les travaux de la commission avançaient — étaient les suivantes : « i) Pourquoi l'ancien Comité Central géorgien est-il accusé de déviationnisme ? 2)Que lui reproche-t-on comme infraction à la discipline ? 3)Pourquoi le Zakkrajkom est-il accusé de répression à l'égard du Comité Central géorgien ? 4)Quelles ont été les méthodes physiques de l'oppression (la ' biomécanique ') ? 5)Quelle est la ligne du Comité Central du PCR en l'absence de Vladimir Il'ic et en sa présence ? 6)Le rapport de la commission est-il le résultat d'une enquête sur les seules accusations portées contre le Comité Central géorgien ou contre le Zakkrajkom également ? 7)Quelle est la situation présente : la campagne électorale, les mencheviks, l'oppression, la querelle nationale ? »l Munis de ces indications et constamment pressés par Lénine, les trois secrétaires se mirent au travail en espérant finir en trois semaines. Lénine interrogeait Fotieva sur la marche de ce travail, et ses questions devenaient de plus en plus pressantes, car son inquiétude s'avérait de plus en plus fondée ; la responsabilité des personnes impliquées se révélait plus grave et Lénine était résolu à aller jusqu'au fond de l'affaire. Le 14 février, des indications supplémentaires furent données à la commission, qui montrent l'état d'esprit de Lénine et sa résolution grandissante : « Trois éléments : 1) II est interdit de frapper. 2) Des concessions sont indispensables. 3) On ne peut pas comparer un petit État avec un grand. Staline était-il au courant de l'acte de brutalité physique ? Pourquoi n'a-t-il pas réagi ? » La faute personnelle prenait les proportions d'une faute politique d'une extrême gravité, car nous lisons plus loin : « l'appellation de ' déviationnistes ' pour déviation chauvine et menchevique révèle la même déviation chez les velikoderžavniki ». Ici l'accusation de déviation menchevique, nationaliste, etc. (qui conduira plus tard des milliers de personnes à la mort) se trouve retournée contre les accusateurs, et sous une forme qui ne prête pas à équivoque. Les hommes que Lénine critique ont maintenant une dénomination politique commune, celle de velikoderžavniki, terme difficile à traduire mais qui désigne une attitude intermédiaire entre le chauvinisme de grande puissance et l'impérialisme. Lénine se préparait à partir en guerre contre ce qu'il définissait maintenant comme une tendance erronée dans le Parti, qui devait être liquidée. Il passait même immédiatement à l'action, car il donnait les ordres suivants : « Directive de Vladimir Il'ic : faire comprendre à Sole qu'il [Lénine] est du côté du plus faible. Faire comprendre à quelqu'un des offensés qu'il prend leur parti »2. Lénine ne voulait donc plus garder le secret. Au contraire, il cherchait visiblement à avertir certains intéressés et à lancer un coup de semonce à d'autres. Sole, mis au courant de la prise de position de Lénine, en informa sans doute les membres du Bureau politique et probablement Staline lui-même. Les Géorgiens, de leur côté, ont dû eux aussi communiquer à quelque protecteur la nouvelle attitude de Lénine. La nouvelle a donc dû atteindre un cercle, très restreint pour le moment, mais suffisant pour accroître certaines vigilances. Déjà auparavant, peut-être dès le moment où Lénine exigea le dossier de la commission Dzeržinskij, des mesures furent prises pour effacer le plus de traces possible. Fotieva, en quête de documents supplémentaires, communiquant à Sole le vœu de Lénine, entendit de sa bouche, avec quelque surprise, un témoignage qu'elle reproduit ainsi : « Hier le camarade Sole m'a dit que des camarades du Comité Central géorgien lui ont fait remettre des documents concernant toutes sortes de vexations commises envers les Géorgiens (partisans de l'ancien Comité Central du PCG). En ce qui concerne l'incident (il s'agit des coups donnés par le camarade Ordžo- nikidze à Kabanidze), la Commission centrale de Contrôle était en possession d'une déclaration de la victime, mais elle a disparu. A ma question : ' Comment, disparue ? ', le camarade Sole a répondu : ' Comme ça, disparue. ' Mais cela revient au même, car le Comité Central dispose d'une description objective faite par Rykov qui assistait à l'incident w1. Or l'objectivité de Rykov dans cette affaire peut être mise en cause : il n'a pas soufflé mot de cet incident à Lénine dans son rapport fait au cours de leur entrevue du 9 décembre. Ce n'est que de la bouche de Dzeržinskij que Lénine apprit les éléments de l'affaire qui l'alar- mèrent. Lénine entre-temps aiguillonnait sa commission. Le Congrès approchait et il voulait, à tout prix, être prêt à lui adresser un mémorandum sur la question nationale, d'après un dossier aussi complet que possible. Or l'enquête, prévoyait-il, pouvait encore avoir des développements, nécessitant peut-être un voyage en Géorgie qui prendrait beaucoup de temps. Toute tergiversation de la part de la commission, disait-il le 14 février à Fotieva, risquait de « ruiner toute l'affaire » et de susciter son mécontentement. Entre le 14 février et le 5 mars, le Journal ne comporte pas de notes. Lénine n'a probablement rien écrit au cours de cette période et les rédacteurs des Œuvres ne fournissent eux non plus aucune donnée sur ces trois semaines. Les secrétaires sont fort occupés par leur travail de commission et cela explique, peut-être, que rien ne soit signalé dans le Journal2. Un fait, pourtant, nous est connu et non des moindres : la commission privée de Lénine lui remit ses conclusions le 3 mars 19233. Cette pièce manque toujours à notre dossier. Pourquoi l'Institut Marx- Engels-Lénine ne Га-t-il pas encore rendue publique ? Aurait-elle disparu, comme la plainte de Kabanidze ? Nous n'en savons rien, pour le moment. En tout cas les résultats du travail de la commission déclenchèrent de la part de Lénine une offensive en règle qui remplit les deux dernières journées de son activité politique. Les conclusions de la commission portèrent sans doute à leur comble l'amertume et la colère de Lénine contre ses coéquipiers. Elles ne pouvaient que renforcer en lui la conviction que ce n'était que l'indice d'un mal beaucoup plus profond touchant le fond même du régime : la crise intellectuelle et morale qu'il traversait au cours de cette période de lucidité et d'impuissance, son inquiétude touchant le sort de la révolution atteignirent leur paroxysme. Mais la santé de Lénine était trop chancelante, et ses forces trop faibles pour qu'il pût supporter une telle tension morale et nerveuse qui aggrava sa maladie au point de la rendre fatale. Accablé par le drame qu'il vivait et par la progression de la sclérose, Lénine se sentait très mal1. Ce fut sans doute la raison qui le poussa à accélérer l'action qu'il méditait depuis deux mois, sans se soucier qu'elle fût peut-être prématurée. Les journées du 5 et 6 mars marquèrent le point culminant de son activité. Lénine lança alors trois attaques successives contre le même objectif : Staline. En cachant aux médecins la profonde émotion qui s'empara de lui au moment où il prenait ces décisions (il leur disait qu'il ne s'agissait que de quelques lettres d'affaires, explique Fotieva), il appela Volo- dičeva vers midi, le 5 mars, et lui dicta deux lettres. La première était une lettre ultra-secrète et écrite sur un ton affectueux, bien rare chez Lénine. Elle était destinée à Trotski et devait lui être communiquée sur-le-champ, par téléphone. Lénine y disait : « Je vous prie avec insistance de vous charger de la défense de l'affaire géorgienne au Comité Central du Parti. Cette affaire se trouve actuellement en butte à la persécution de Staline et de Dzeržinskij et je ne peux pas me fier à leur impartialité. Bien au contraire. Si vous consentez à entreprendre cette défense, je pourrai alors être rassuré. Si vous n'y consentiez pas, pour une raison quelconque, rendez-moi alors le dossier, j'y verrai le signe de votre désaccord. Avec mon meilleur salut de camarade, Lénine »*. Lénine ne pouvait rien sans un allié, et Trotski était non seulement le seul auquel il pouvait s'adresser pour une action d'une telle envergure, mais c'était aussi un appui sûr. Avec l'appui de Lénine vivant, Trotski était encore imbattable en ce début de l'année 1923. La formule : « avec mon meilleur salut de camarade » était si chaleureuse que Staline, obligé de lire cette lettre au Comité Central, en juillet 1926, alors que sa position n'était pas sérieusement menacée, préféra transformer le salut de Lénine à Trotski en un plus formel : « avec mon salut communiste »3. Cette lettre présageait pour Trotski une grande victoire, la conclusion finale du « pacte contre la bureaucratie » que Lénine lui avait proposé au début de décembre et dont Trotski attendait en vain la réalisation4. Il pouvait aussi voir dans cet appel sa consécration de véritable héritier et en tirer une assurance quant à l'issue finale de la sourde intrigue qui se tramait contre lui depuis la maladie de Lénine. Lénine, entre-temps, poussait plus loin son offensive. Il pouvait se permettre maintenant, une fois les décisions politiques prises, de régler avec Staline un compte personnel ; il s'y préparait depuis que Krup- skaja lui avait rapporté les grossières insultes dont l'avait accablée le Gensek. En attendant la réponse de Trotski à sa première lettre, il se mit à en dicter une autre à Staline ; mais « la tâche lui parut difficile ». La fatigue et aussi des hésitations d'ordre tactique l'incitèrent à remettre au lendemain la rédaction de la fin de ce message. Lénine voulait se donner un temps de réflexion. Il dut se demander si une telle démarche, d'un caractère personnel, n'atténuait pas la portée de ses critiques de principe et si elle était compatible avec son action politique d'ensemble. Mais le lendemain, en prenant connaissance de la réponse de Trotski — qui fut, sans doute, positive1 — , il finit la dictée, relut encore une fois le tout, demanda à Volodičeva de porter la lettre à Staline et d'attendre sa réponse. Ce petit message, écrit sur un ton glacial, indique une volonté bien arrêtée de porter un coup aussi rude que possible : « Au camarade Staline ultra-secret, personnel. Copies aux camarades Kamene v et Zinov'ev. Cher camarade Staline, Vous vous êtes permis la grossièreté d'appeler ma femme par téléphone et de l'injurier. Elle vous a dit qu'elle était d'accord pour oublier ce qui a été dit ; pourtant, cet incident a été communiqué à Zinov'ev et à Kamenev par elle- même. Je n'ai pas l'intention d'oublier ce qui a été fait contre moi, et il va de soi que ce qui est fait contre ma femme, je le considère aussi comme dirigé contre moi. C'est pourquoi je vous demande de considérer si vous acceptez de retirer ce que vous avez dit et de présenter vos excuses, ou bien si vous préférez rompre les relations entre nous. Avec respect,Lénine »■. La traduction atténue le ton de cette lettre : à vrai dire, Lénine ne s'adresse pas exactement au « cher camarade » mais à Yuvažaemyj : respectable, estimable, formule extrêmement officielle. Au cours de cette journée du 6 décembre, Lénine alla de plus en plus mal. Aussi décida-t-il de brûler les étapes. La veille, Fotieva et Glasser, qui faisaient la navette entre Lénine et Trotski (lui-même immobilisé par un lumbago dans un autre appartement du Kremlin), annoncèrent à ce dernier, au nom de Lénine, que Kamenev partait pour le Caucase et qu'il pouvait, s'il le voulait, lui confier quelque commission3. Le but du voyage de Kamenev n'est pas clair, mais Trotski, qui reçut entre-temps le mémorandum du 30 décembre et d'autres papiers de Lénine concernant la Géorgie, proposa de montrer ces textes à Kamenev afin qu'il puisse commencer à prendre certaines mesures sur place. Fotieva partit pour poser cette question à Lénine et revint porteuse d'une réponse catégoriquement négative : « En aucun cas. Vladimir Il'ic dit que Kamenev montrera la lettre à Staline, qui conclura un compromis pourri et le trahira par la suite »*. Ceci se passait probablement le 6 mars au matin. Peu de temps après la première réponse, Fotieva revint avec des instructions nouvelles de Lénine et apporta à Trotski copie d'une autre lettre. Lénine proposait à présent de tout exposer à Kamenev, y compris ce nouveau message adressé aux prétendus « déviationnistes » géorgiens persécutés avec « acharnement » par Staline et ses partisans. Il s'agissait en effet d'un petit mot, plein d'une ardeur combative et d'une animosité extrême : « Rigoureusement secret. Camarades M div ani, Maharadze et autres. Chers camarades ! Je suis votre affaire de tout mon cœur. Écœuré par la grossièreté d'Ordzo- nikidze et les connivences entre Staline et Dzeržinskij . Je prépare pour vous des notes et un discours. Respectueusement,Lénine. Le 6 mars 1923 »*. On était loin de la lettre irritée, écrite contre les Géorgiens le 21 octobre ! Lénine était arrivé à des conclusions diamétralement opposées à celles de l'automne 1922. Trotski, étonné de ce changement d'opinions et de la décision de mettre Kamenev dans le secret, demanda des explications. Fotieva lui indiqua son hypothèse personnelle : c'était « probablement parce que Vladimir Il'ic allait plus mal et qu'il se hâtait de faire tout ce qu'il pouvait ». On peut faire confiance à Trotski, qui cite un des secrétaires de Lénine, probablement Glasser, lui disant : « Vladimir Il'ic prépare une bombe contre Staline »3. Malgré la volonté clairement exprimée de Lénine qui demanda de porter à Staline la lettre le menaçant de rompre les relations, Krupskaja hésita à exécuter la commission. Le Gensek lui faisait peur, visiblement, dès cette époque. Elle demanda aux secrétaires de retarder la livraison du message, mais le lendemain Volodičeva refusa de tergiverser. Elle était tenue d'exécuter les ordres de Lénine qui étaient formels. Krupskaja, avant de se décider, chercha conseil, comme elle le faisait souvent, auprès de Kamenev. C'est à cette occasion qu'elle dut lui révéler que « Vladimir Il'ic se préparait à écraser Staline politiquement w1. Volodičeva porta alors la lettre à Staline qui donna sa réponse sur- le-champ. On saura plus tard grâce au témoignage de la sœur de Lénine que Staline s'excusa auprès de Lénine et de Krupskaja. Volodičeva apporta cette réponse à Lénine. Mais elle ne put la lui remettre. Ce 7 mars une attaque terrassait Lénine ; son état s'aggrava dangereusement. Le 10 mars, la moitié de son corps fut paralysée ; il perdit aussi l'usage de la parole. Ainsi se termina la vie politique de Lénine. Il n'avait alors que cinquante-trois ans. Il mourut onze mois plus tard, le 21 janvier 1924, sans avoir retrouvé la parole.
Paris, 1967. Moshé Lewin.
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