mercredi 14 août 2019

L'homme unidimentionnel Par Herbert Marcuse

"Refuser l'état de bien-être en invoquant des idées abstraites de liberté est une attitude peu convaincante. La perte des libertés économiques et politiques qui constituaient l'aboutissement des deux siècles précédents peut sembler un dommage négligeable dans un état capable de rendre la vie administrée, sûre et confortable. Si les individus sont satisfaits, s'ils sont heureux grâce aux marchandises et aux services que l'administration met à leur disposition , pourquoi chercheraient-ils à obtenir des institutions différentes, une production différente de marchandises et de services? Et si les individus qui sont au préalable conditionnés dans ce sens s'attendent à trouver, parmi les marchandises satisfaisantes, des pensées, des sentiments et des aspirations, pourquoi désireraient-ils penser, sentir et imaginer par eux-mêmes? Bien entendu, ces marchandises matérielles et culturelles qu'on leur offre peuvent être mauvaises, vides et sans intérêt - mais le geist et la connaissance ne fournissent aucun argument contre la satisfaction des besoins."

"Le pluralisme a une réalité idéologique décevante. Il semble u'il ne réduise pas la manipulation et la coordination, il les généralise; il n'empêche pas l'inéluctable intégration, il la facilite. Les institutions libres rivalisent avec les institutions autoritaires pour faire de l'ennemi une force mortelle à l'intérieur du système. Et si cette force mortelle stimule la productivité et les initiatives, ce n'est pas seulement parce que le "secteur" de la défense acquiert une importance et une influence économiques décisives, c'est parce que la société dans son ensemble devient une société de défense. Car l'ennemi est là en permanence. Il n’apparaît pas incidemment dans des moments de crise, il est présent dans l'état normal des affaires. Il est aussi menaçant en temps de paix qu'en temps de guerre ( il est aussi peut-être plus menaçant en temps de paix) ; il a ainsi une place dans le système, c'est un élément de cohésion."

"L'ennemi est le dénominateur de tout ce qui se fait et de tout ce qui ne se fait pas. On ne peut pas dire que l'Ennemi c'est le communisme actuel ou c'est le capitalisme actuel: dans les deux l'Ennemi c'est vraiment le spectre de la libération."

"Pour ce marché enrégimenté, est-ce que la compétition ralentit ou est-ce qu'au contraire elle intensifie la course vers un  écoulement de marchandises toujours plus grand et plus rapide et vers des formes de plus en plus réactionnaires? Les partis politiques rivalisent-ils pour aboutir à la paix ou pour rendre l'industrie de l'armement de plus en plus puissante et de plus en plus coûteuse? Est-ce que la production de l'"abondance" travaille pour la satisfaction des besoins encore insatisfaits ou est-ce qu'au contraire elle la retarde? Si les premières hypothèses sont exactes, la forme actuelle du pluralisme a une grande influence sur le blocage du changement qualitatif et prévient la "catastrophe" de l'autodétermination, elle ne la déclenchera pas. S'il en est ainsi, la démocratie est le système de domination le plus efficace."

"Les grands mots de liberté et de plénitude que prononcent les leaders et les politiciens au cours de leurs campagnes, sur les écrans, les ondes et dans les tribunes, n'ont de signification que dans le contexte de la propagande, des affaires, de la discipline, du délassement, en dehors de ce contexte ils deviennent des sons sans signification. Cette assimilation de l'idéal avec la réalité montre à quel point l'idéal a été dépassé. Arraché au domaine sublime de l'âme, de l'esprit et de l'intégrité, il est traduit en termes et en problèmes opérationnels. Voilà les éléments progressifs de la culture de masse. Si elle est pervertie c'est que la société industrielle avancée a maintenant la possibilité de matérialiser ses idéaux. Cette société est capable de réduire progressivement le domaine sublimé qui a représenté, réalisé et mis en accusation la condition de l'homme. La culture supérieure devient partie intégrante de la culture matérielle. Elle perd, en se transmuant ainsi, beaucoup de sa vérité."

"Ces caractères , il est vrai, n'ont pas disparu de la littérature de la société industrielle avancée, mais ils survivent essentiellement transformés: la vamp, le héros national, le beatnik, la ménagère névrosée, le gangster, la star, le grand patron, la grande figure charismatique; leur fonction, très différente, est contraire à celle de leurs prédécesseurs culturels. Ce ne sont plus les images d'une autre manière de vivre mais plutôt des variantes ou des formes de la même vie, elles ne servent plus à nier l'ordre établi, elles servent à l'affirmer."

"On a toujours vu dans la littérature et l'art ( quand on voulait y voir quelque chose ) la vérité d'un ordre "supérieur" qui ne devait pas troubler et qui, en fait, ne troublait pas le monde des affaires. Dans la période contemporaine, la différence entre ces deux domaines, leurs vérités, ont changé. La société avec sa faculté d'absorption épuise les contenus antagoniques de l'art en les assimilant. dans le domaine de la culture, le système totalitaire nouveau se manifeste précisément sous la forme d'un pluralisme harmonieux; les œuvres et les vérités les plus contradictoires coexistent paisiblement, dans l'indifférence".


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