lundi 12 août 2019

Mémoires d'outre-tombes Par Chateaubriand

" Mon admiration pour Bonaparte a toujours été grande et sincère, alors même que j'attaquais Napoléon avec le plus de vivacité.
    La postérité n'est pas aussi équitable dans ses arrêts qu'on le dit ;  il y a des passions, des engouements, des erreurs de distance comme il y a des passions, des erreurs de proximité. Quand la postérité admire sans restriction, elle est scandalisée que les contemporains de l'homme admiré n'eussent pas de cet homme l'idée qu'elle en a. Cela s'explique pourtant :  les choses qui blessaient dans ce personnage sont passées ;  ses infirmités sont mortes avec lui ;  il n'est resté de ce qu'il fut que sa vie impérissable ;  mais le mal qu'il causa n'en est pas moins réel ;  mal en soi−même et dans son essence, mal surtout pour ceux qui l'ont supporté.
    Le train du jour est de magnifier les victoires de Bonaparte :  les patients ont disparu ;  on n'entend plus les imprécations, les cris de douleur et de détresse des victimes. On ne voit plus la France épuisée labourant son sol avec des femmes. On ne voit plus les parents arrêtés en pleige [Ou plège :  Celui qui s'offre pour caution, qui sert de répondant. S'offrir pour plège dans une affaire.] de leurs fils, les habitants des villages frappés solidairement des peines applicables à un réfractaire ;  on ne voit plus ces affiches de conscription collées au coin des rues, les passants attroupés devant ces immenses arrêts de mort et y cherchant, consternés, les noms de leurs enfants, de leurs frères, de leurs amis, de leurs voisins. On oublie que tout le monde se lamentait des triomphes. On oublie que la moindre allusion contre Bonaparte au théâtre, échappée aux censeurs, était saisie avec transport. On oublie que le peuple, la cour, les généraux, les ministres, les proches de Napoléon, étaient las de son oppression et de ses conquêtes, las de cette partie toujours gagnée et jouée toujours, de cette existence remise en question chaque matin par l'impossibilité du repos.
    La réalité de nos souffrances est démontrée par la catastrophe même :  si la France eût été fanatique de Bonaparte, l'eût−elle abandonné deux fois brusquement complètement, sans tenter un dernier effort pour le garder ?  Si la France devait tout à Bonaparte, gloire liberté, ordre, prospérité, industrie, commerce, manufactures, monuments, littérature, beaux−arts ;  si avant lui la nation n'avait rien fait elle−même ;  si la République dépourvue de génie et de courage n'avait ni défendu ni agrandi le sol, la France a donc été bien ingrate, bien lâche, en laissant tomber Napoléon aux mains de ses ennemis, ou du moins en ne protestant pas contre la captivité d'un pareil bienfaiteur ?
    Ce reproche, qu'on serait en droit de nous faire, on ne nous le fait pas cependant, et pourquoi ?  Parce qu'il est évident qu'au moment de sa chute la France n'a pas prétendu défendre Napoléon ;  bien au contraire elle l'a volontairement délaissé ;  dans nos dégoûts amers, nous ne reconnaissions plus en lui que l'auteur et le contempteur de nos misères. Les alliés ne nous ont point vaincus :  c'est nous qui, choisissant entre deux fléaux, avons renoncé à répandre notre sang, qui ne coulait plus pour nos libertés.
    La République avait été bien cruelle, sans doute, mais chacun espérait qu'elle passerait, que tôt ou tard nous recouvrerions nos droits, en gardant les conquêtes préservatrices qu'elle nous avait données sur les Alpes et sur le Rhin. Toutes les victoires qu'elle remportait étaient gagnées en notre nom ;  avec elle il n'était question que de la France ;  c'était toujours la France qui avait triomphé, qui avait vaincu ;  c'étaient nos soldats qui avaient tout fait et pour lesquels on instituait des fêtes triomphales ou funèbres ;  les généraux (et il en était de fort grands) obtenaient une place honorable, mais modeste, dans les souvenirs publics :  tels furent Marceau, Moreau, Hoche, Joubert ;  les deux derniers destinés à tenir lieu de Bonaparte, lequel naissant à la gloire traversa soudain le général Hoche, et illustra de sa jalousie ce guerrier pacificateur mort tout à coup après ses triomphes d'Altenkirken, de Neuwied et de Kleinnister.
    Sous l'empire, nous disparûmes ;  il ne fut plus question de nous, tout appartenait à Bonaparte :  J'ai ordonné, j'ai vaincu, j'ai parlé ;  mes aigles, ma couronne, mon sang, ma famille, mes sujets.
    Qu'arriva−t−il pourtant dans ces deux positions à la fois semblables et opposées ?  Nous n'abandonnâmes point la République dans ses revers ;  elle nous tuait, mais elle nous honorait ;  nous n'avions pas la honte d'être la propriété d'un homme ;  grâce à nos efforts, elle ne fut point envahie ;  les Russes, défaits au delà des monts, vinrent expirer à Zurich.
    Quant à Bonaparte, lui, malgré ses énormes acquisitions, il a succombé, non parce qu'il était vaincu, mais parce que la France n'en voulait plus. Grande leçon !  qu'elle nous fasse à jamais ressouvenir qu'il y a cause de mort dans tout ce qui blesse la dignité de l'homme. "

Aucun commentaire: