L’idolâtrie
remonte à la plus haute antiquité. Dès que l’être humain, se
dégageant de l’animalité pure, vit naître en lui la Pensée
(sous une forme vague, il est vrai), il accorda une importance plus
grande aux faits qui se déroulaient autour de lui.
La moindre
chose qui se produisait anormalement, par exemple : un rocher se
détachant de la montagne, avait pour résultat de le jeter dans un
profond étonnement. Son cerveau inculte ne lui permettant pas de se
livrer à des investigations méthodiques sur les causes de
l’événement, il en vint tout naturellement à diviser les faits
en deux catégories : les faits heureux ou favorables, et les faits
malheureux ou nuisibles.
C’est
ainsi qu’il classa dans la première catégorie : le jour, le
soleil qui amène le beau temps propice aux cultures, etc., et dans
la deuxième catégorie : la nuit (qui permettait aux bêtes féroces
de rôder près de son habitat sans qu’il puisse les voir), la
pluie abondante qui cause les inondations, etc.
Seulement il
remarqua que, si le soleil était utile pour les cultures, il
devenait un véritable cataclysme dans les années de sécheresse. Il
fit aussi la remarque que si la pluie abondante était nuisible, elle
était un véritable bienfait sous forme d’ondées pour la vitalité
des plantes.
Alors il
imagina que le soleil était un être surnaturel qui était son ami
dans les années d’abondances, son ennemi dans les années de
sécheresse. Aussi rendit-il un véritable culte à ce Dieu. Il lui
faisait des présents, il lui adressait des prières afin que le
soleil voulut bien lui être toujours favorable. Puis il eut l’idée
de représenter son dieu par des images. Ce furent des bouts de bois
taillés grossièrement, des images tracées maladroitement sur les
parois des cavernes, sur les arbres, etc. De là naquit l’idolâtrie
(ou adoration des images).
Il n’entre
pas, dans cet article, de décrire le processus de l’idolâtrie en
général. Naturellement, l’être humain en vint à avoir d’autres
idoles que le soleil : la lune, les étoiles, le vent, la pluie, des
arbres, et autres objets ayant joué un rôle dans sa vie ou dans
celle de ses proches, - mais cela entre plutôt dans le cadre d’un
article sur l’origine des religions. Un philosophe, mort hélas !
trop jeune : Marc Guyau, donne sur le culte et l’origine des idoles
des explications vraiment intéressantes dans son ouvrage
L’Irréligion de l’avenir, que nos amis consulteront avec grand
profit.
Au fur et à
mesure que la culture intellectuelle se développa chez l’être
humain, l’idolâtrie, loin de perdre du terrain, se développa
parallèlement. Seulement elle prit des formes plus artistiques. La
sculpture, la peinture, l’architecture, la littérature et la
poésie virent, dans les grands courants de renaissance, leurs
meilleures manifestations se dérouler en faveur de l’idolâtrie.
Cependant,
vers le XVè siècle, alors que les arts, patronnés par les papes et
les monarques., voient leur essor prendre une magnifique envolée
dans le domaine idolâtre, la science et la philosophie commencent à
paraître sur leur véritable terrain : l’investigation. Et, petit
à petit, des idées se font jour qui, une à une, viennent ronger
les fondements sur lesquels les religions établissent leurs cultes
idolâtres. Si bien que si au début du XVIIIè siècle on se
prosterne encore devant les crucifix, les loges de saints, les
statues de rois, on ne le fait plus qu’ostensiblement, publiquement
- de manière à ne pas donner au vulgum pecus l’exemple de
l’impiété et du « sacrilège ». Mais tous les feux éclairés
ont, en fait, éteint l’idolâtrie de leur cerveau.
Quand, en
1792, le coup décisif est porté contre la royauté et contre les
cultes religieux, il semble que l’idolâtrie va être
définitivement ruinée dans l’esprit populaire.
Hélas ! il
n’en était rien. Ceux qui renièrent les dieux et les monarques,
qui se refusèrent à célébrer les cultes, - ceux-là furent en
prise à une autre idolâtrie : l’idolâtrie humaine.
Le besoin
d’adorer, de magnifier quelqu’un ou quelque chose fit que le
peuple se détacha des dieux pour s’en créer de nouveaux - plus
près d’eux, ceux-là : les chefs de partis, les grands tribuns,
les hommes d’opposition, les généraux, etc., etc.
Les
Mirabeau, les Danton, les Marat, les Robespierre, les Saint-Just,
etc., se virent en butte à un véritable culte du temps de leur
puissance.
Mais cette
idolâtrie devait atteindre son point culminant, tourner au véritable
délire mystique collectif en faveur d’un homme qui se signala à
l’attention publique par quelques victoires remportées en Italie :
Napoléon Bonaparte.
Durant
quinze ans, pour la presque totalité du peuple français, cet homme
fut un véritable Dieu. Adoré jusque dans ses crimes, jusque dans
son despotisme, ce tyran qui fut un général ambitieux et cruel, qui
rêvait de dominer le Monde, qui amoncela des monceaux de cadavres,
qui saigna à blanc le meilleur de la jeunesse du début du XIXe
siècle, vit encore l’idolâtrie dont il était l’objet grandir
en acuité lors de son transfert à Sainte-Hélène.
Une fois
abattu, l’être que l’on commençait à appeler l’Ogre de Corse
en 1814, regagna toute la popularité perdue, devint un martyr. Les
poètes chantaient sa gloire (même Béranger !), les littérateurs
d’opposition célébraient son génie, les peintres vendaient très
cher des tableaux le représentant.
Mais où
cette idolâtrie devait atteindre son point culminant, ce fut en
1840, quand Louis-Philippe demanda à l’Angleterre le retour des
cendres de Napoléon en terre française.
Alors,
l’enthousiasme populaire ne connut plus de bornes. Victor Hugo
lança l’Ode à la Colonne, les bourgeois portaient des cannes dont
la poignée sculptée représentait l’empereur ; la presse en
général, la littérature et le théâtre, même, célébrèrent la
« Grande ( ?) Epopée ».
On oubliait
les cadavres, les mutilés, les ruines, - on ne pensait plus qu’à
l’Empereur, le « Petit Caporal ». Et il ne fallut rien moins que
le règne de 1a loque qui se disait son neveu : Napoléon III ; il ne
fallut rien moins que ce personnage falot et ridicule, dénommé
Badinguet par la foule, pour que l’idolâtrie napoléonienne
s’atténuât.
Mais encore,
combien, parmi le peuple, admirent le grand empereur ? - Les livres
d’histoire distribués à l’école ne vantent-ils pas tous, ou
presque, le génie du Corse ?...
La politique
amena pas mal d’idoles : Hugo, Louis Blanc, Lamartine, Gambetta,
Jules Favre, Thiers, Ranc, Clemenceau, Ferry, Millerand, Briand,
Jaurès, etc., etc., et chose singulière (à part Hugo qui
s’orientait de plus en plus vers le peuple à la fin de ses jours,
à part aussi Jaurès - que la mort a peut-être sauvé de la triste
fin de Guesde) tous ces politiciens idolâtrés par le peuple l’ont
trahi, bafoué et même tyrannisé, et ont fait couler son sang dans
la répression.
Les milieux
ouvriers ne se sont pas, hélas ! débarrassés de l’idolâtrie.
Même dans les groupements révolutionnaires l’idolâtrie exerce
ses démoralisants ravages. Ne voit-on pas des pantins comme Cachin,
Vaillant-Couturier et autres être l’objet de l’acclamation d’une
foule en délire quand ils parlent dans un meeting communiste ?
Ne voit-on
pas Karl Marx et, surtout Lénine, monopolisés par une nouvelle
Église, idolâtrés comme, des dieux, reproduits de toutes les
façons et par toutes les manières (images, statues, médailles,
etc.), encensés par toute une littérature ? Le mausolée de Lénine
à Moscou n’est-il pas l’objet d’un véritable pèlerinage
accompli en grande pompe par les délégués mondiaux du parti
bolcheviste ou de ses annexes ?
* * *
Les
anarchistes s’élèvent de toutes leurs forces, combattent par tous
les moyens en leur pouvoir toutes les idoles : religieuses ou
politiques. Ils disent au peuple : « Guéris-toi des individus !
Méfie-toi de ceux qui sont candidats à ton adoration ! N’écoute
pas ceux-là qui voudraient faire de toi des croyants d’une église
quelconque, - qui t’endorment pour mieux te gruger.
Méfie-toi
surtout de toi-même ! L’être humain est, hélas ! ainsi fait
qu’il lui faut meubler son cerveau de multiples adorations et
laisser aller son esprit à la remorque d’un homme ou d’une
catégorie d’hommes qui pensent pour lui. La pensée humaine se
reporte constamment sur l’œuvre du passé, non pas tant, pour y
puiser des enseignements que pour y prendre, sans les passer au
crible de l’analyse, des idées toutes faites dont elle fait son
credo. »
En effet,
quand on commence à adopter une conception d’un homme qui, lui,
fouilla et bouleversa tout le domaine des déductions philosophiques
pour arriver à mettre au point son système idéologique - lorsque
l’on adopte ses conceptions, on ne le fait jamais sans qu’aussitôt
le penseur prenne à nos yeux le rang de surhomme.
Tous ceux
qui ont laissé des travaux, soit dans la branche des spéculations
métaphysiques, soit dans les hypothèses scientifiques, soit dans
n’importe quelle catégorie de ce qui forme l’ensemble des
connaissances humaines ; tous ceux-là ont vu aussitôt se former
autour d’eux une petite secte de partisans qui ne tardèrent pas à
se muer en disciples ou en adorateurs. Ce n’est plus le savant, ce
n’est plus le guide moral que l’on admire ; c’est alors l’homme
entier ; l’homme, c’est-à-dire l’être empli de qualités mais
aussi de défauts et de tares de faiblesses et d’erreurs.
Non
seulement, les disciples vantent l’oeuvre du penseur, mais ils en
arrivent à encenser jusqu’aux plus pitoyables abdications de
l’individu.
Oh ! ces
choses douloureuses auxquelles nous assistons depuis deux siècles -
ces multiples trahisons d’hommes d’élite qui firent commettre
tant et tant de crimes collectifs. La foule moutonnière, quand celui
dont elle avait fait son pasteur change son fusil d’épaule, cette
foule suit les « rectifications de tir » et accomplit les actes les
plus stupides.
II n’y a
pas là de quoi s’étonner outre mesure, non plus qu’à
s’indigner de la veulerie avec laquelle les adulateurs persistent
dans leur magnification des hommes inconstants envers leurs principes
- il n’y a là, au contraire, rien qui ne soit strictement naturel
: des hommes adorent d’autres hommes, au détriment des idées
représentées par ces derniers. Les adorateurs se créent des Dieux
parce qu’il faut à toute force qu’ils aient des objets
d’adoration.
Suivre les
données philosophiques ou scientifiques d’un homme lorsque, par
comparaison avec un autre système, on découvre la véracité d’une
doctrine, c’est là chose obligatoire. Mais transposer l’adoption
dans le domaine personnel et, au lieu par exemple d’être un
disciple de Proudhon, devenir un Proudhonien, -voici ce que nous
devons nous attacher à éviter.
Habituons-nous
à ne plus adorer les hommes ; accoutumons-nous à dépeupler notre
esprit de toute idée magnificatrice ; adoptons une méthode de
raisonnement qui ne nous fasse regarder dans un système que le
système lui-même et ignorer l’individu qui en est l’auteur.
Démeublons notre cerveau non seulement des dieux du Ciel, mais
encore de ceux de la Terre.
L’homme
doit s’habituer à penser par lui-même, - il doit prendre chez
autrui les rudiments de sa doctrine, mais seulement cela. Habituons
notre cerveau à penser tout seul et à se former d’une manière
originale. Evitons de copier la pensée d’autrui et ne faisons pas
de nous-même une contrefaçon intellectuelle, - car ce ne sera
jamais qu’une contrefaçon.
Le vieil
apophtegme de Pythagore est toujours vrai : « Sois toi-même ton
propre Dieu ! » Mettons-le en pratique.
Et alors,
malgré toutes les turpitudes et faiblesses, nonobstant toutes les
abdications et apostasies, nous échapperons à cette vague d’erreurs
qui fait que des foules entières, prosternées devant les hommes
qu’elles classent en génies, suivent et commettent les mêmes
inconséquences que ces pseudo-guides.
Combattons
l’idolâtrie sous toutes ses formes et faisons comprendre au gueux
que son bonheur ne peut venir que de lui-même. C’est la tâche la
plus urgente à accomplir.
Louis Loréal
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