mardi 6 août 2019

Le cri du peuple N°1 22 février 1871

Edito du premier numéro écrit par Jules Vallès, écrivain, journaliste, homme politique et communard. Il a écrit "l'enfant",  "le bachelier" et "l'insurgé"

"Paris Vendu!

Il fait pitié ce Paris vaincu!
Les rats peuvent courir dans nos canons comme dans la bouche des égouts, les mulets ramènent au trot dans les casernes les affûts vides qui ressemblent à des crucifix sans cadavre, les caissons qui portaient la pâtée de poudre et de fer pour les bouches de bronze, sonnent creux et vides sur le pavé.
Les soldats déharnachés flânent sur les places ou ronflent comme des mendiants sur les trottoirs. Ils n'ont gardé de leur attirail de guerre qu'une cuiller et un bidon.
Ils n'écoutent pas si le tambour bat, si le combat reprend; ils attendent que le boucher arrive, et quand la viande est là, ils se battent autour de l'étal ou du baril, les pantalons rouges. On se dispute un morceau de lard comme un drapeau et un cervelas comme une croix d'honneur.
A la débandade roulent par les roues , comme les grains d'un chapelet qui est tombé dans la boue, les échappés des régiments qu'à rongés la défaite ou que l'inaction a pourri : en culottes de velours percés, chapeaux à plumes de coqs déteintes - avec des bonnets de police en bonnets d'ânes et des peaux de moutons en camisole.
On a laissé à des lignards leurs chassepots pour qu'ils visent le peuple , s'il bouge et ils r^dent sous les fenêtres des prisons où gèlent les vaincus du 31 octobre et du 22 janvier ; ils crient passez au large aux gens en blouse.
Les gardes nationaux ont encore leurs fusils , mais la giberne est vide; la baïonnette pend muette dans le fourreau; la baïonnette, cette langue de fer qui allait si bon train jadis dans les batailles et aimait à lécher le museau de l'ennemi!
C'est la honte, le deuil, l'agonie.

Et bien non!

Vous souvient-il qu'il a passé une fois déjà un de ses brouillards sur notre soleil?

C'était en juin : les mêmes hommes qui viennent de déshonorer Paris, les Jules Favres, les Pagès, tous les traitres trottaient à travers les rues dépavées et fumantes derrière la jument de Cavaignac, et ils crachaient en chemin sur les blessures des vaincus.

Au fond du caveau des tuileries , sous les casernes , au Panthéon, les prisonniers nageaient dans les excréments et le sang. On demandait quelques fois par une lucarne :"qui veut du pain? et quand une tête pale venait , on la faisait sauter d'un coup de fusil.  Le désespoir était chez tous!

Il y en avait un cependant - je l'ai connu - qui ne désespérait pas; il chantait!
On l'appela à la lucarne ; la balle le manqua , il cracha au visage de l'assassin.
Ils plongèrent à quatre ou cinq dans le caveau , reconnurent l'homme et l'emmenèrent .

"Ton nom?
-Je m'appelle le Peuple."

Il était taillé en colosse et il embaumait la poudre.
Ceux qui l'entouraient s'écartèrent: l'homme se trouva seul ; il aperçut devant lui l'espace libre et se mit à courir.
Une décharge l'abattit; il roula à terre mais il put se relever et essaya de courir encore et il retomba foudroyé. On le vit se redresser, et, la chair en lambeaux, le visage qui n'avait reçu qu'un grêlon de fer au front: cela faisait à la tempe une cocarde rouge.

Il se tourna et avec un orgueil d'Hercule, un rire le ....., secouant son corps plein de ....dit:
"je ne suis pas encore mort, allez!

Le peuple -dont ce héros prenait le nom devant les fusils en joue - ne fut pas détruit par le canon de juin , et le socialisme sortit menaçant de ce nid de boulets.
Cette fois encore et toujours, il survivra à la défaite , et tout mutilé et saignant qu'il soit, il peut dire comme le fusillé de juin: "Je ne suis pas encore mort, allez!"

A travers les derniers malheurs , le Peuple a fait gravement son devoir.
Dès qu'il vit la nation en péril, l'honneur en jeu, il accourut demandant des armes , la levée en masse, le combat sans fin.


Amour sacré de la Patrie.

Et qu'était-elle pour eux, cette patrie? Elle ne s'ouvre sous leurs pieds que pour recevoir leur sueur , leurs larmes  et les engloutir avant l'âge , tués de travail, morts à la peine ! Ils n'en possèdent pas un lambeau ! On les arrête comme vagabonds quand ils veulent se coucher sur elle , les nuits où le logis manque. Elle est toute hérissée d'usine où on les exploite , de prisons où on les enferme, de casernes où on les retient, ou par les fenêtres desquelles on les tue.

Ils vinrent défendre cela, offrir leur sang, réclamer la bataille , et ce sont eux qui ont pleuré , quand Favre a signé la paix sans que sa main se soit desséchée sur le papier.
L'honneur est sauf.

La responsabilité des hontes passées et des malheurs futurs doit tomber sur d'autres.

C'est monsieur Thiers qui devint le Cavaignac en robe de chambre de la troisième république ; il prend pour échasses, ce nain, les béquilles de la patrie, et il a abaissé Favre jusqu'à lui deviser et marmoter contre la révolution.

Tout est possible! On rajeunira les supplices , on traquera de nouveau les hommes, on égorgera les libertés, on radoubera les pontons et l'on chargera les les vaisseaux pour Cayenne! - il faudra d'abord enlever aux citoyens leurs armes et à Belleville son drapeau.

Que fera le peuple alors? On n'a rien à lui conseiller ni à lui défendre , chacun, sous la redingote ou le bourgeron, s'inspirera de son devoir, en ces heures suprêmes.

D'ici là il n' qu'à laisser faire ! Quand il se débattait contre la honte, on a sauté sur ses épaules comme sur celles d'un pendu, pour qu'il perdit connaissance plus vite, que la nuque fût plus tôt cassée, et Paris, tirant la langue , a été livré, les poignets liés et le ventre creux.

Mais, pour nous avoir déshonoré et mis sous le feu des canons prussiens, ils n'échapperont pas au châtiment.
Dans tout ce tas de députés, il y en aura bien quelques uns , je pense, qui sauront nous venger. Ces ouvriers qu'on a nommés ne mettront pas de gants pour parler , j'espère. Pyal est là, Tridon aussi, un ancien! un jeune! Il y a Malon, Tolain,. C'est assez de quatre pour faire un tribunal.

Mais étoufferait- on leur voix, le corbeau bat des ailes au dessus de la France ruinée, au dessus des fermes sans charrue, des f^rets sans arbres, et des champs sans semences. Ce sont eux qui ont préparé ces ruines, Lyon demandait le drapeau rouge, ils ont eu le drapeau noir.
Soit!
Bismark fait apporter la balance et fait peser la rançon et il y jette son épée pour...Breanus. Il peut encore en aiguiser la pointe, en épaissir la lame , cela ne fera pas venir de l'or dans le plateau, ils n'arracheront pas à la France ce qu'elle saurait donner. De ses entrailles hachées, il ne sortira rien avant longtemps: elle leur appartient comme une fille qu'on a vendue, mais que le viol a estropiée.

Voilà, où ils en sont , Bismark et Guillaume , Thiers et Favre, vainqueurs et vaincus, conquérants de Berlin, capitulards de Paris!

Qu'ils passent bras dessus, bras dessous, sous l'Arc de triomphe demain! Mais avant deux  - c'est peu dans l'histoire du monde- la famine et la banqueroute nous auront vengés : elles viendront gronder à leurs oreilles plus haut que le vieux Krupp.

La Sociale arrive, entendez vous! elle arrive à pas de géant , apportant, non la mort, mais le salut. Elle enjambe par dessus les ruines, et elle crie: Malheur aux traîtres! malheur aux vainqueurs!"
Vous espérez l'assassiner. Essayez!

Debout entre l'arme et l'outil , prêt au travail ou à la lutte, le peuple attend.

Jules Vallès.





Aucun commentaire: