Faire peur, faire pire, faire taire par Jacques Brou
"C'est pour longtemps que nous nous accrochons tout péteux à ce monde comme au dernier dans lequel nous pouvons vivre, quand bien même il pue, quand bien même on en doute, quand bien même c'est dans ses chiottes et ses soutes. Quand bien même nous n'en serions que les soutiers et les monsieurs ou les dames pipi. Mais c'est depuis quelque temps déjà qu'on nous demande malgré tout si nous voulons continuer dans ce monde ou si nous ne préférerions pas plutôt basculer dans pire. Si pire nous fait peur ou envie? Si pire nous attire? Nous excite? Qu'on nous demande de nous déterminer, non pas "autoritairement" entre ce monde ou rien, mais "démocratiquement" entre ce monde ou pire que lui. C'est depuis peu qu'on sait que nous n'avons plus le choix ou que nous ne l'avons que dans la date. Et que nous levons le doigt poli. Qu'on nous donne du ronron comme à la chatte. Qu'on s'amuse à nous faire choisir. A nous faire entériner notre choix. A nous enfoncer loin l'humiliation. A nous la faire aimer, a nous la faire signer et chanter. C'est depuis peu qu'on nous fait chanter: ce monde ou pire encore? Le pire tout de suite ou plus tard? Qu'on ne peut plus espérer changer ce monde mais seulement le sauver. Et que nous le voyons s'aggraver. Et qu'on ne nous laisse espérer qu'une organisation des aggravations; Et qu'on veut nous faire collaborer au grand oui, au grand pli. Qu'on nous enrôle dans le travail obligatoire du grand vouloir. Ça fait quelque temps déjà, c'est peut-être depuis toujours qu'on mène les hommes comme on mène les bœufs, comme on mène les bêtes, comme on mène à la mort, comme on les abandonne à la merde. C'est régulièrement désormais qu'on nous demande d'acquiescer au monde tel qu'il est sous prétexte que rien de mieux ne pourrait le remplacer. Que les maîtres servent la soupe et nous demandent si elle est bonne. Si elle est tiède? Si ça passe encore? Si on nous prend pas pour des cons? Si on nous tend pas des pièges? C'est très régulièrement qu'on nous touille et nous sonde le fond, qu'on nous tourmente aux élections pour qu'on coche la bonne case et qu'on cache la plus moche. Cette fois encore , c'est pour n'avoir pas voulu tomber d'un coup dans le pire que nous promettait "la blonde" qu'on a suivi le " jeune premier venu". C'est parce qu'il ne restait plus personne en piste hors "cette pire-là" et "ce pitre-ci" qu'on a eu moins peur de lui que du reste - qui était pire ( du reste, dont on savait que rien n'est pire, que c'est le pire assuré, que c'est le pire sûr). C'est parce qu'on n'a pas pensé sur le coup qu'il put faire peur aussi - aussi peur que le pire. C'est parce que à vue d’œil il faisait moins peur, que l'assurance de pire a été son aubaine. Il est passé au bénéfice du doute et parce que tout paraissait pire. ( Mais il aurait tiré bénéfice de tout et de n’importe quoi; c'est là tout son savoir). Ce n'est parce qu'on le voulait qu'on l'a eu. Pas parce qu’on l'aurait jamais voulu. Mais parce que d'autres l'ont voulu pour nous. D'autres nous l'ont mis là, au milieu désert. Ayant peu à peu bouché toutes les autres issues. C'était la seule option. (Si ça avait été lui ou "rien", assurément on aurait choisi "rien". Mais c'était lui ou pire encore, et il fallait choisir.) Il fallait faire taire tous nos doutes pour se rallier à lui et à son extrême minorité, à sa pensée minuscule, à son programme féroce."
"Tout un grand jeté, tout un saut, tout un tonneau et une roulade latérale. On se demande qui nous a foutu la danse. Et on ne sait plus très bien ce qu'on a voulu éviter et ce dans quoi on s'est mis;On sait que n'importe qui aurait fait l'affaire. On aurait dit oui à tout. On aurait élu une huître, j'aurais voté pour ma mère plutôt que pour "la vache". a croire que la politique désormais est l'art d’apparaître d'un coup, au moment le plus sombre et d’apparaître moins grave, moins mortel et honteux que tous les autres. Plus bénin que le mal. C'est la technique du passage hâtif entre le moments où plus rien ne semble pouvoir nous sauver, hors un dieu. C'est cet air d'Olympe - quitte par la suite à faire tirer dans la foule, à crever des yeux, à arracher des mains et des mâchoires, à déchiqueter des joues et à emporter des visages entiers, sans jamais toutefois se départir de cette allure d'homme si doux, de ces airs de "gentleman trader", sans quitter le sourire de ceux qui savent. C'est l'arnaque érigée en discipline olympique. C'est l'art de compter sur un peuple pour qu'il se retienne au bord du vide, pour qu'il n'en vienne pas aux toutes dernières extrémités. C'est l'art d'introduire une périphérie de plus avant l'irréversible. Un détour avant la fin. Un dernier crochet avant la chute. C'est l'art de gagner au centre pour l'occuper ensuite comme un extrême. C'est l'art de se placer au centre de tout, sans doute pour laisser entendre que c'est au milieu de tous qu'on prend place. Mais bien vite c'est pour puvoir user de la force sur quiconque s'agite et fait mine de vouloir changer les choses de place, c'est pour mieux pouvoir taper sur tout le monde. C'est pour tenir à sa portée le maximum de gens. C'est l'art d'occuper le centre comme on n'avait jamais occuper jusque là que les extrêmes. Pour n'y faire régner que l'ordre le plus strict et qui nous coûte les yeux de la tête. Pour faire du maintien de l'ordre tout un projet de société. Et de tout ce qui le menace une ordure; C'est l'art de se placer à "l'extrême centre" comme seul espace possible hors du pire - et pourtant de lui faire concurrence. C'est l'art de faire du centre le pire endroit. De faire du centre l'espace politique où toutes les extrémités sont possibles, le lieu le plus proche des extrêmes. C'est l'art de préparer la venue de l'extrême tout en restant au centre du terrain. C'est imaginer un c entre totalitaire. Et en définitive, c'est l'art de faire peur pour pouvoir faire toujours pire. De faire la peur la plus glaçante, la plus paralysante: celle de perdre la vue ou le visage. C'est le projet d'aveugler tous ceux qui s'avancent hors du rang pour se faire entendre. D'en faire des "factieux", "des séditieux" et pourquoi pas des déviants, des pervers, des terroristes? C'est l'art de terroriser ceux que la peur déjà atterre. D'assourdir qui a quelque chose à redire à la parole officielle. De disperser qui s'assemble pour la contester. C'est n'aller au contact du peuple que comme on s'approche d'une bête répugnante, d'un animal dangereux pour le dresser, avec les précautions d'usage. C'est faire du peuple un gros mot et une honte."
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