Le caractère
anti-légaliste, de l’anarchie devant être traité aux mots loi et
légalité nous n’examinerons ici, sous le vocable « illégalisme
» que l’activité hors loi, le mode d’existence qu’ont choisi
certains anarchistes, lesquels se procurent, en marge du code, les
ressources nécessaires a leur subsistance. Cette attitude - en son
essence - est indépendante des voies secrètes, extra-légales, que
revêtent, à certaines heures et dans certaines conditions, voire en
permanence, la propagande et l’action anarchistes. L’illégalisme
« matériel » [si l’on peut dire) est uniquement un moyen
individuel d’organiser la vie quotidienne. Il ne comporte pas, en
soi, l’affirmation d’une philosophie, tout comme le fait de
travailler a l’usine n’implique pas d’opinion « a priori ».
Le pratiquent d’ailleurs, sans différenciation, des gens
totalement étrangers à l’anarchisme. - S. M. S.
ILLÉGALISME
(Le vol). La propagande pour l’illégalisme et le vol peut avoir
quelque influence sur de jeunes écervelés. Elle expose ceux qui se
laisseraient aller à ce moyen, commode en apparence, de « se
débrouiller » à gâcher lamentablement toute leur existence. Même
à ce point de vue personnel, au point de vue purement égoïste de
se tirer d’affaire, 1e moyen ne vaut rien. Nous l’avons vu, il y
a une douzaine d’années. Sauf exception rarissime, il ne donne
aucun résultat. Le métier de joueur ne vaut pas grand chose. Celui
de voleur est bien pire, car aucun enjeu ne vaut la perte de la
liberté.
Un bourgeois
vivra de ses rentes, c’est-à-dire en parasite. Mais un pauvre
diable d’individualiste qui ne veut pas se prostituer dans le
travail salarié, comment fera-til ? Il sera forcé de vivre
d’expédients, c’est-à-dire que lui aussi vivra en parasite...
J’ai entendu souvent discuter sur la légitimité ou non. de la
reprise individuelle, sur l’utilité de certains gestes. Or, il y a
un critérium très commode et que je n’ai jamais vu énoncer
clairement. Pour juger si un homme vit d’une façon sympathique, il
suffit de savoir s’il vit ou non en parasite : que ce soit un
rentier, comme un bourgeois, ou que ce soit un simple estampeur, un
escroc, un souteneur, etc. Tout être qui vit en parasite ne peut
avoir notre sympathie. Il faut que chacun travaille selon ses forces.
Les enfants, les vieillards, les malades, les convalescents, etc sont
dispensés d’un travail productif. Ce qui froisse notre sentiment
de justice, c’est l’existence du parasitisme social. C’est
contre ce parasitisme que nous nous élevons ; ce n’est donc pas en
ajoutant un parasitisme à un autre qu’on créera une nouvelle
morale. Notre morale, celle que nous opposons à la morale du
parasitisme, est celle du travail. Bien entendu, il s’agit de
travail productif, je veux dire de travail utile au point de vue
social et non au point de vue du profit individuel. C’est ainsi
qu’il ne suffit pas de travailler, il faut encore se rendre compte
de la destination du travail. Un ouvrier qui fabrique des canons, un
maçon qui participe à la construction d’une prison, un gardien de
cette même prison, font du travail nuisible. Les travailleurs utiles
sont exploités, c’est vrai, mais notre libération à tous et la
possibilité d’une nouvelle morale sont justement dans l’effort
des travailleurs contre cette exploitation. Il faut que le travail
utile, le travail nécessaire (dont les humains ne peuvent
s’affranchir, puisque notre vie en dépend) il faut que ce travail
ne soit plus exploité par une classe parasite.
Le vol reste
un moyen précaire et temporaire d’échapper à la faim et à la
mort - il faut bien vivre - et, dans ce cas, la morale chrétienne
absout le vol. A plus forte raison nous, anarchistes, n’avons pas
contre les voleurs la répulsion que professent les honnêtes gens.
Nous savons,
d’ailleurs, que la vie de ces honnêtes gens est fondée sur le vol
et le parasitisme. La seule différence, c’est que le vol des
bourgeois est légal. Un voleur nous semble donc tout aussi «
honorable » qu’un financier, par exemple. Mais quant à faire du
vol (illégal) un système, ce serait reconnaître le parasitisme ce
serait élever à la dignité d’une morale de révolte un moyen
individuel de se tirer d’affaire, sans que le principe de propriété
en souffre la moindre atteinte... Le vol ne s’attaque pas à la
cause de la propriété : il ne s’attaque pas aux conditions du
travail. Le vol s’en prend à la propriété, à la richesse, une
fois constituées, ou du moins à une infime partie de cette
richesse. Mais il ne s’oppose pas à la naissance, au développement
et à la reproduction de cette richesse, au contraire. Les pertes
subies à la suite d’un vol ne font que pousser le patron à
pressurer davantage le travail de ses ouvriers. Le voleur
professionnel n’a même pas intérêt à anéantir la richesse
bourgeoise : il en vit, à peu près comme le larbin de grande maison
vit sur le coulage de l’office... Les voleurs n’ont jamais eu une
action sociale. Ce n’est pas non plus en prenant l’habitude de
faire du tort à autrui, quel qu’il soit, qu’on devient
révolutionnaire....
Une société
humaine, quelle qu’elle soit, ne peut vivre que par le travail,
chacun travaillant à son métier, chacun. solidaire et dépendant du
travail d’autrui. Une société ne peut pas être fondée sur le
vol. Comment vivrait-elle ? Le vol ne produit rien. Les richesses
produites par le travail attirent l’appétit des fainéants et des
voleurs. Dans toute société il y a des voleurs légaux, des
parasites. Nous cherchons à nous en débarrasser. Est-ce pour
admettre d’autres parasites, les illégaux ?
Sous
prétexte que la société est mal faite, quelques voleurs se posent
en champions des opprimés ; ils se vantent de récupérer les
richesses mal acquises (reprise individuelle). Mais ils ne changent
rien à l’ordre social existant. Leur activité (si j’ose dire)
ne supprime pas les causes du parasitisme ; au contraire, ils en
profitent... Le vol entre au compte des profits et pertes dans toute
entreprise capitaliste, mais, en définitive, c’est aux dépens des
travailleurs...
Les
illégalistes ne peuvent pas non plus se vanter de travailler au
progrès moral : la duperie ne peut engendrer que la méfiance. Ils
n’ont pas non plus à se parer d’une auréole héroïque. Pour
vivre, pour réussir (temporairement) ils cherchent naturellement le
moindre risque. Ils n’ont pas l’ambition de cambrioler
Rothschild, c’est impossible ; donc ils cambrioleront les chambres
de bonnes, au 6e, ils refileront de la fausse monnaie à de pauvres
ménagères, ils abuseront de la confiance naïve de leurs propres
camarades. Je n’invente rien. L’expérience du passé est là.
- Pierrot
ILLÉGALISME.
Rien ne sert de le dissimuler, car, qu’on le reconnaisse ou non, il
y a des anarchistes qui résolvent leur question économique de façon
extralégale, c’est-à-dire par des moyens impliquant atteinte à
la propriété, par l’usage constant ou occasionnel de différentes
formes de violence ou de ruse, la pratique de métiers ou professions
que la police ou les tribunaux désavouent.
C’est en
vain que les doctrinaires, anarchistes communistes - et pas tous-
veulent se désolidariser des « illégalistes », tonner contre «
la reprise individuelle », qui remonte cependant aux temps héroïques
de l’anarchisme, à l’époque des Pini, des Schouppe, des Ortiz,
des Jacob. C’est en vain que les doctrinaires de l’anarchisme
individualiste, tels les Tucker, combattront 1’outlawry anarchiste
: il y a eu, il y aura toujours des théoriciens de l’illégalisme
anarchiste, spécialement en pays latins.
Avant de
nous enquérir de ce que disent ces « théoriciens » qui sont
surtout des camarades qui cherchent à expliquer et à s’expliquer
la tournure d’esprit de l’illégaliste annarchiste, il convient
de faire remarquer que la pratique de l’illégalisme n’est ni à
prôner ni à propager ; il offre de redoutables aléas. Il
n’affranchit économiquement à aucun point de vue. Il faut des
circonstances exceptionnelles pour qu’il n’entrave pas
l’épanouissement de la vie individuelle ; il faut un tempérament
exceptionnel pour que l’illégalisme ne se laisse pas entraîner et
finisse par être réduit au rang de déchet social.
Ces réserves
faites et proclamées à son de trompe, s’il le faut, s’ensuit-il
que le camarade qui se procure son pain quotidien en recourant à un
métier stigmatisé par la coutume, interdit par la loi, puni par «
la justice », ne doive pas être traité en « camarade » par celui
qui accepte de se faire exploiter par un patron ?
Somme toute,
tout anarchiste, adapté ou non, est un illégal, parce qu’il nie
la loi. Il est illégal et délinquant toutes les fois qu’il émet
et propage des opinions contraires aux lois du milieu humain où il
évolue. Entre l’illégaliste intellectuel et l’illégaliste
économique, il n’y a qu’une question d’espèce.
L’anarchiste
illégaliste prétend qu’il est tout autant un camarade que le
petit commerçant, le secrétaire de mairie ou le maître de danse
qui ne modifient en rien et pas plus que lui les conditions de vie
économique du milieu social actuel. Un avocat, un médecin, un
instituteur peuvent envoyer de la copie à un journal libertaire et
faire des causeries dans de petits groupes d’éducation
anarchistes, ils n’en restent pas moins les soutiens et les
soutenus du système archiste, qui leur a délivré le monopole leur
permettant d’exercer leur profession et aux réglementations duquel
ils sont obligés de se soumettre s’ils veulent continuer leur
métier.
La loi
protège aussi bien l’exploité que l’exploiteur, le dominé que
le dominateur, dans les rapports sociaux qu’ils entretiennent entre
eux et, dès lors qu’il se soumet, l’anarchiste est aussi bien
protégé dans sa personne et ses biens que l’archiste ; dès lors
qu’ils obtempèrent aux injonctions du « contrat social » la loi
ne fait pas de distinction entre eux. Qu’ils le veuillent ou non,
les anarchistes qui se soumettent, petits artisans, ouvriers,
fonctionnaires, employés, ont de leur côté la force publique, les
tribunaux, les conventions sociales, les éducateurs officiels. C’est
la récompense de leur soumission ; quand elles contraignent
l’employeur archiste à payer demi-salaire au salarié anarchiste
victime d’un accident de travail, les forces de conservation
sociale se soucient peu que le salarié, intérieurement, soit
hostile au système du salariat ; et la victime profite de cette
insouciance.
Au
contraire, l’insoumis, le réfractaire au contrat social,
l’anarchiste illégal a contre lui toute l’organisation sociale,
quand il se met, pour « vivre sa vie », à brûler les étapes. Il
court un risque énorme et il est équitable que ce risque soit
compensé par un résultat immédiat, si résultat il y a.
Tout
anarchiste, soumis ou non, considère comme un camarade, celui
d’entre les siens qui refuse d’accepter la servitude militaire.
On ne s’explique pas que cette attitude change quand il s’agit du
refus de se laisser exploiter.
On conçoit
fort bien qu’il y ait des anarchistes qui ne veuillent pas
contribuer à la vie économique d’un pays qui ne leur accorde pas
la possibilité de s’exprimer par la plume ou par la parole comme
ils le voudraient, qui limite leurs facultés de réalisation ou
d’association dans quelque domaine que ce soit. Tout bien
considéré, les anarchistes qui consentent à participer au
fonctionnement des sociétés où ils ne peuvent vivre à leur gré,
sont des inconséquents. Qu’ils le soient, c’est leur affaire,
mais qu’ils n’objectent pas aux « réfractaires économiques ».
Le
réfractaire à la servitude économique se trouve obligé, par
l’instinct de conservation, par le besoin et la volonté de vivre,
de s’approprier une parcelle de la propriété d’autrui. Non
seulement cet instinct est primordial, mais il est légitime,
affirment les illégalistes, comparé à l’accumulation
capitaliste, accumulation dont le capitaliste, pris personnellement,
n’a pas besoin pour exister, accumulation qui est une superfluité.
Maintenant qui est cet « autrui » auquel s’en prendra
l’illégaliste raisonné, conscient, l’anarchiste qui exerce une
profession illégale ? Ce ne sera pas aux écrasés de l’état de
choses économiques. Ce ne sera pas non plus à ceux qui font valoir
par eux-mêmes, sans recours à l’exploitation d’autrui, leur «
moyen de production ». Cet « autrui », mais ce sont ceux qui
veulent que les majorités dominent ou oppriment les minorités, ce
sont les partisans de la domination ou de la dictature d’une classe
ou d’une caste sur une autre, ce sont les soutiens de l’État,
des monopoles et des privilèges qu’il favorise ou maintient. Cet «
autrui » est en réalité l’ennemi de tout anarchiste - son
irréconciliable adversaire. Au moment où il s’attaque à lui, -
économiquement, - l’anarchiste illégaliste ne voit plus en lui,
ne veut plus voir en lui qu’un instrument du régime archiste.
Ces
explications fournies, on ne saurait donner tort à l’anarchiste
illégaliste qui se considère comme trahi lorsque l’abandonnent ou
s’insoucient d’expliquer son attitude les anarchistes qui ont
préféré suivre un chemin moins périlleux que celui sur lequel
lui-même s’est engagé.
A
l’anarchiste révolutionnaire qui lui reproche de chercher tout de
suite son bienêtre au point de vue économique, l’illégaliste lui
rétorque que lui, révolutionnaire, ne fait pas autre chose. Le
révolutionnaire économique attend de la révolution une
amélioration de sa situation économique personnelle, sinon il ne
serait pas révolutionnaire ; la révolution lui donnera ce qu’il
espérait ou ne le lui donnera pas, comme une opération illégale
fournit ou ne fournit pas à celui qui l’exécute ce qu’il
escomptait. C’est une question de date, tout simplement. Même,
quand la question économique n’entre pas en jeu, on ne fait une
révolution que parce que l’on s’attend personnellement à un
bénéfice, à un avantage religieux, politique, intellectuel,
éthique peut-être. Tout révolutionnaire est un égoïste.
Quant aux
objections de ceux qui font un travail de leur goût, qui exercent
une profession qui leur plaît, il suffira de leur opposer cette
remarque que me fit personnellement Elisée Reclus un jour qu’à
Bruxelles, je discutais la question avec lui : « Je fais un travail
qui me plaît, je ne me reconnais pas le droit de porter un jugement
sur ceux qui ne veulent pas faire un travail qui ne leur plaît pas.
»
L’anarchiste
dont l’illégalisme s’attaque à l’État ou à des exploiteurs
reconnus n’a jamais indisposé « l’ouvrier » à l’égard de
l’anarchisme. Je me trouvais à Amiens lors du procès Jacob qui
s’en prit aux églises, aux châteaux, aux officiers coloniaux ;
grâce aux intelligentes explications de l’hebdomadaire Germinal,
les travailleurs amiénois se montrèrent très sympathiques à
Jacob, récemment libéré du bagne, et aux idées de reprise
individuelle. Même non anarchiste, l’illégal qui s’en prend à
un banquier, à un gros usinier, à un manufacturier, à une
trésorerie, etc., est sympathique aux exploités qui considèrent
quelque peu comme des laquais ou des mouchards les salariés qui
s’obstinent à défendre les écus ou le papier-monnaie de leur
exploiteur, particulier ou État. Des centaines de fois, il m’a été
donné de le constater.
Bien que je
ne possède pas les statistiques voulues, la lecture des journaux
révolutionnaires indique que le chiffre des emprisonnés ou des
tués, à tort ou à raison, pour faits d’agitation révolutionnaire
(dont la « propagande par le fait ») laisse loin derrière lui, le
nombre des tués ou emprisonnés pour faits d’illégalisme. Dans
ces condamnations, les théoriciens de l’anarchisme, du communisme,
du socialisme révolutionnaire ou insurrectionnel ont une large part
de responsabilité, car ils n’ont jamais entouré la propagande en
faveur du geste révolutionnaire des réserves dont les «
explicateurs » sérieux entourent le geste illégaliste.
Dans une.
société où le système de répression revêt le caractère d’une
vindicte, d’une vengeance que poursuivent et exercent les
souteneurs de l’ordre social sur et contre ceux qui les menacent
dans la situation qu’ils occupent - ou poursuit l’abaissement
systématique de la dignité individuelle - il est clair qu’à tout
anarchiste « l’enfermé » inspirera plus de sympathie que celui
qui le prive de sa liberté ou le maintient en prison. Sans compter
que c’est souvent parmi ces « irréguliers », ces mis au ban des
milieux fondés sur l’exploitation et l’oppression des
producteurs, qu’on trouve un courage, un mépris de l’autorité
brutale et de ses représentants, une force de résistance
persévérante à un système de compression et d’abrutissement
individuels qu’on chercherait en vain parmi les réguliers ou ceux
qui s’en tiennent aux métiers tolérés par la police.
Nous
nourrissons la conviction profonde que, dans une humanité ou un
milieu social où les occasions d’utiliser les énergies
individuelles se présenteraient au point de départ de toute
évolution personnelle, où elles abonderaient le long de la route de
la vie, où les plus irréguliers trouveraient faculté d’expériences
multiples et aisance de mouvements, les caractères les plus
indisciplinés, les mentalités les moins souples parviendraient à
se développer pleinement, joyeusement, sans que ce soit au détriment
de n’importe quel autre humain.
E. Armand.
ILLÉGALISME.
« Exercice de métiers hasardeux non inscrits aux registres des
professions tolérées par la police. » - E. Armand.
En principe,
tous les anarchistes sont des illégaux, ou plus exactement, des
alégaux. Négateurs de l’autorité, des lois, ils tendent vers
leur destruction et s’ingénient en attendant l’an-archie, à
échapper à leurs contraintes.
En fait, une
grande partie des anarchistes, tout en préparant la disparition
progressive ou simultanée de tous les articles du Code des Lois,
s’adapte au fait social, le subit. C’est ainsi qu’ils se plient
aux lois sur la propriété, aux lois sur le service militaire, aux
lois sur les mœurs, etc. L’attitude de ces anarchistes : illégaux
par principe et légaux en fait, leur est dictée soit par le
sentiment de leur impuissance devant les foudres de la loi, soit par
préjugés, ou traditions, ou morales, soit par tempérament.
La critique
des bases d’autorité, au service de tempéraments combatifs,
logiques, débarrassés des préjugés courants sur la morale et
l’honnêteté, a donné naissance à une catégorie d’anarchistes,
qui ont affirmé une théorie de vie illégaliste.
A la force
sociale ou gouvernementale, ils opposeront leur audace, leur science
et leur ruse. Ce qu’ils ne peuvent réaliser socialement, ils le
réaliseront individuellement. Face à l’autorité qui fait le Bien
et le Mal, qui commande au nom de sophismes ou de sa force, tout est
Bien, pourvu qu’on soit le plus fort ; il n’y a de Mal que d’être
insuffisamment armé. Si l’exploité voulait, il n’y aurait plus
d’exploitation. Attendre qu’il le comprenne, et ose se refuser à
être exploité, c’est apporter, ou au moins conserver, sa part
d’acceptation à l’édifice autoritaire. Or, eux, ont compris,
ils oseront, ils vivront en dehors de la loi, contre la loi.
Travailler,
c’est consolider l’État ; être soldat, c’est défendre le
Capital. Ils veulent que disparaisse l’État et le Capital : ils ne
seront pas soldats ; ils ne travailleront pas. Personnellement, ils
s’insurgent ; ils n’acceptent pas la loi. Ils n’ont pas
d’instruments de production, pas de matière première sur laquelle
exercer leur activité. Ils prendront leur part de la richesse
sociale, du capital produit, amassé, par les générations disparues
et monopolisé par quelques individus.
Et comme
l’actuel possesseur de ces capitaux ne voudra pas se laisser
exproprier, on emploiera les moyens adéquats : tantôt des moyens
directs : le vol ; tantôt indirects : escroqueries, fabrication de
fausse monnaie, etc., etc. Nul n’est obligé, en droit, de se
soumettre à un contrat unilatéral, qu’il n’a pas été appelé
à discuter, qu’il n’a pas contresigné.
D’autre
part, le minimum de bien-être et de liberté, nécessaire à tout
individu évolué, ne peut être que très rarement acquis par des
procédés légaux. De ce fait, le produit du travail de chacun ne
lui reste pas intégral, et le travail devient une duperie. C’est
ainsi que Guizot a pu dire avec juste raison : « Le travail est une
garantie efficace contre la disposition particulière des classes
pauvres. La nécessité incessante du travail est le côté admirable
de notre société. Le travail est un frein ! »
Fatigué,
exténué, sale souvent, l’ouvrier, le travailleur, rentre dans un
logis dont le loyer n’est pas trop élevé, c’est-à-dire : un
taudis. Pas de place, pas d’air, pas de meubles ; une nourriture
insuffisante ou de mauvaise qualité ; le souci continuel de ne pas
dépenser plus que ce qu’il gagne ; la maladie qui le guette, le
chômage ; enfin la continuelle et terrible insécurité du
lendemain.
Ah !
échapper au salariat ; être propriétaire de son champ, de son
atelier, de sa maison ! Le travail ne pouvant nous libérer, nous
nous débrouillerons en dehors des limites de la loi.
Pour vivre
la vie libre que nous voulons, il nous faut mener une campagne de
tous les instants contre les institutions sociales. I1 nous faut
créer un milieu de « nôtres » considérable ; émanciper le plus
grand nombre possible de cerveaux, afin d’être plus forts pour
résister à l’oppression. Mais notre presse est chlorotique :
faute d’argent ; nos conférenciers ne peuvent se déplacer : faute
d’argent ; nos livres ne peuvent être édités : faute d’argent
; nos écoles ne peuvent subsister : faute d’argent. Faute
d’argent, telle est la litanie ; car le travailleur, qui a déjà
grand peine à se nourrir, se vêtir, se loger avec son salaire, ne
peut distraire pour la propagande que des sommes ridiculement
minimes.
Ah ! si nous
avions de l’argent ; si nous pouvions disposer de ce levier
formidable pour révolutionner les esprits, comme notre vie pourrait
s’épandre. Or, nous voulons vivre, et tout de suite. Il n’y a
pas de Ciel ni d’Enfer pour nous recevoir après notre mort. Il
faut vivre maintenant !
Par le
travail rarement la libération est possible ; nous serons donc :
illégalistes.
Mais ici, il
est bien nécessaire de s’entendre. L’illégaliste ne pose pas
ses actes comme révolutionnaires. Il sait : qu’une escroquerie, un
estampage, un vol, etc., ne modifient en rien les conditions
économiques de la société. Il sait qu’en ne se rendant pas à la
caserne, il n’a pas détruit le militarisme. Non plus,
l’illégaliste, parce qu’échappant à l’usine, à l’atelier,
ou à la ferme, parce que ne « travaillant » pas, n’est un
paresseux.
L’illégaliste-anarchiste
choisit un travail non accepté par les lois, donc dangereux, comme
moyen de vie économique, comme pis-aller. Il est toujours prêt à
faire un travail utile, à condition qu’il puisse jouir du produit
intégral de ce travail.
Aussi, il
est entendu que « en tous cas, jamais la pratique des « gestes
illégaux » ne saurait, à nos yeux, diminuer intellectuellement ou
moralement qui s’y livre.. C’est même le « critérium » qui
permettra de savoir à qui on a affaire. Nul individualiste
n’accordera sa confiance au soi-disant camarade qui se targue «
d’illégalisme », ne pense qu’à bombances et fêtes,
indifférent aux besoins de ses amis, insouciant de la marche du
mouvement des idées qu’il prétend siennes. I1 lui sera plus
sympathique qu’un autre, voilà tout, car le réfractaire,
l’irrégulier, le hors-cadre, même inconscients, même impulsifs,
attireront toujours l’individualiste anarchiste. « Entre
Rockfeller et Cartouche, c’est Cartouche qui a sa sympathie. » (E.
Armand : Initiation individualiste, p. 131.)
Ainsi donc,
il y a deux sortes d’illégalistes : l’Illégaliste anarchiste,
qui lutte illégalement, par raison et par tempérament, qui
accomplit des « actes illégaux » de la même manière que
travaille chez un patron quelconque l’anarchiste non « illégaliste
», c’est-à-dire en s’appliquant à sauvegarder son intégrité
intellectuelle et éthique ; l’Illégaliste bourgeois qui
s’insoucie totalement du milieu social, du bienêtre de ses
compagnons, qui ne lutte pas contre l’Autorité sauf pour son cas
tout spécial, qui « se débrouille » par tempérament sans plus.
Seul le
premier nous intéresse réellement. Ce n’est point la profession,
mais la mentalité, qui fait d’un individu : notre camarade.
La théorie
illégaliste apparaît souriante à l’anarchiste : lutte active
contre les lois ; profits permettant une plus sérieuse propagande ;
évasion de ces enfers abrutisseurs que sont l’usine et l’atelier
; plus de patron. Mais il faut bien comprendre que tout cela ne va
pas sans de sérieux inconvénients. La société est trop bien
organisée, trop anciennement policée pour qu’elle n’ait pas
prévu cette porte de sortie pour les salariés. Aussi est-elle
terriblement armée contre les réfractaires et féroce dans la
répression.
Pour
l’illégaliste, même avec des qualités et un tempérament
extraordinaires, il y a infiniment plus de chances pour qu’il ne
réussisse pas que pour le succès de son entreprise. La conséquence,
c’est l’échafaud parfois ; la balle d’un policier souvent ; en
tout cas c’est l’emprisonnement. Pour vivre plus libre, quatre
murs ; pour bien vivre, du pain et de l’eau. Et la satisfaction
ultime de cracher un dernier « blasphème » à la gueule de la
société, ne vaut pas, certes, toutes les possibilités qui vont
s’éteindre.
Mais
l’illégaliste-anarchiste n’a pas agi à la légère ; il sait
les risques, connaît bien son ennemi, se sent bon lutteur : il va.
Il aura à
terrasser un ennemi bien plus subtil que la police, s’il veut
rester anarchiste. Comme toute fonction sous un régime autoritaire,
l’illégalisme déforme son homme, lui donne des habitudes, des
tendances, et il est évident que le passage de
l’illégalisme-anarchiste à l’illégalisme-bourgeois est des
plus aisés. Nous pensons cependant avec E. Armand, que « se placer
sur le terrain de la « déformation professionnelle » pour
critiquer la pratique de l’illégalisme comme l’entendent les
individualistes, n’est pas non plus ni très adroit, ni très
concluant. L’individualiste qui a choisi comme pis-aller le travail
exploitation subit une déformation professionnelle aussi marquée
que « l’illégal ». Se dissimuler sans cesse et toujours devant
l’exploiteur, accepter, par crainte de perdre son emploi, tous les
caprices, toutes les fantaisies de l’employeur, demeurer silencieux
devant les actes d’arbitraire, de tromperie, de canaillerie dont on
est témoin, de peur d’être mis à la porte de l’atelier ou du
chantier où on travaille, tout cela crée des habitudes dont
l’exploité n’a guère à faire étalage.
L’illégaliste-anarchiste
est donc notre camarade, au même titre que l’anarchisteouvrier,
l’anarchiste-écrivain, l’anarchiste-conférencier, etc. Quand
les anarchistesmoralitéistes auront révolutionné la société, ils
seront tout surpris de trouver au premier rang des producteurs les
illégalistes-anarchistes.
A. Lapeyre
ILLÉGALISME.
(Son aspect, sa pratique et ses aboutissants.) Le vol ? le crime ?...
D’un côté le larcin - illégal, et individuel, et désordonné du
miséreux sans pain, du chômeur sans ressources, du travailleur à
l’index, du misérable aussi que sa naissance y prédestine, le
vol, somme toute, du pauvre volant pour vivre. De l’autre, le rapt
- légal, habile et socialement organisé - des bénéficiaires d’un
régime accumulant le superflu : les riches volant pour emplir des
coffres-forts. D’un côté les hécatombes des antres du dividende,
du taudis, de la guerre qui, par privation, surmenage, consomption,
violence, immolent, sur l’autel du profit, les multitudes abusées
; l’assassinat, méthodique et quotidien, d’une société pour
qui les affaires valent plus que les hommes. De l’autre, le geste
isolé de quelque malheureux que les circonstances entraînent à
l’acte criminel et qui, en petit, renouvelle à la vie d’autrui
des atteintes partout regrettables... Pour les uns - les maîtres -
l’approbation des codes et des mœurs, la considération de
l’opinion. Pour les autres - les esclaves - l’anathème public et
la rigueur des lois. Honneur au vol, au crime d’en-haut : contre
ceux d’en-bas, répression féroce !... Nous laissons aux
hypocrites morales le privilège des réprobations unilatérales ;
nous laissons aux « honnêtetés » officielles les démarcations
qui, comme par hasard, sont des justifications intéressées
d’appétits ; nous laissons aux régimes d’arbitraire une «
justice » qui toujours poursuit dans le faible un délinquant,
absout et encense les puissants ; nous laissons aux professionnels du
jugement le triste courage et la honte du châtiment : leurs
consciences et les nôtres ne connaissent pas les mêmes tourments...
Nul n’a plus que nous, anarchistes, la préoccupation aiguë - et
générale - de la vie humaine. Mais, dans la balance de la justice
véritable - laquelle ne s’asservit ni aux intérêts, ni aux
classes, ni aux haines - combien les vols et les crimes des
déshérités sont légers et menus en définitive - et plus près
des vitales exigences - en regard des vols et des crimes, et des maux
sans nombre, que multiplie la rapacité souveraine des grands...
Il ne s’agit
donc ici, à aucun moment et sous quelque face, d’épouser l’âme
du juge et de faire des dosages de criminalité entre ceux qui, las
d’être écrasés, se retournent contre la société qui les broie,
et rusent et soustraient, frappent parfois, et ceux qui,
quotidiennement, honorés et le sourire aux lèvres, dans la normale
des conditions actuelle, du travail, raflent, volent et font périr
des milliers de leurs semblables. Il est question moins de morale
d’ailleurs que de pratique et moins de responsabilités que de
conséquences. Et nous étudions l’illégalisme systématique bien
plus que l’accidentel et la décision, de celui qui, privé des
richesses amoncelées sous ses yeux et insultant à son droit,
demande aux voies « .délictueuses » des satisfactions qui se
dérobent, plutôt que l’attitude de celui qui ravit par hasard et
sous la poussée impérieuse des nécessités... Situant la voie, à
peine choisie que les forces de « l’ordre » lui reprochent, un
illégaliste déclare : « Je n’ai pas à hésiter, lorsque j’ai
faim, à employer les moyens qui sont à ma disposition, au risque de
faire des victimes ? Les patrons, lorsqu’ils renvoient des
ouvriers, s’inquiètent-ils s’ils vont mourir de faim ?... Que
peut-il faire, celui qui manque du nécessaire en travaillant, s’il
vient à chômer ? Il n’a qu’à se laisser mourir... Alors on
jettera quelques paroles de pitié sur son cadavre. C’est ce que
j’ai voulu laisser à d’autres. J’ai préféré me faire
contrebandier, faux-monnayeur, voleur, etc., etc. J’aurais pu
mendier : c’est dégradant et lâche et c’est même puni par vos
lois, qui font un délit de la misère... J’ai travaillé pour
vivre et faire vivre les miens ; tant que ni moi ni les miens n’avons
pas trop souffert, je suis resté ce que vous appelez honnête. Puis
le travail a manqué et avec le chômage est venue la faim. C’est
alors que cette grande loi de la nature, cette voix impérieuse qui
n’admet pas de réplique, l’instinct de la conservation, me
poussa à commettre certains des crimes et délits que vous me
reprochez... » Et il ajoute : « Si tous les nécessiteux au lieu
d’attendre, prenaient où il y a et par n’importe quel moyen, les
satisfaits comprendraient peut-être plus vite qu’il y a danger à
vouloir consacrer l’état social actuel où l’inquiétude est
permanente et la vie menacée à chaque instant... »
Aux repus et
aux privilégiés du régime, aux ouvriers que la chance - si l’on
peut dire - favorise d’un travail régulier, à tous ceux à qui le
hasard du sort ou les circonstances rendent faciles, ou possibles,
l’existence paisible - sinon heureuse dans la légalité, il
opposait - illégalité involontaire - l’argument de la vitalité
éclairée qui regimbe et qui, « lorsque règne l’abondance, que
les boucheries sont bondées de viande, les boulangeries de pain, que
les vêtements sont entassés dans les magasins, qu’il y a des
logements inoccupés », dresse le droit naturel en face des défenses
monstrueuses qui briment la vie, invoque la légitimité du recours
suprême et passager aux détournements illégaux...
Mais
d’autres vont plus loin. Pour eux, l’illégalisme est aussi
l’argument de l’individualité lésée qui, en face d’un
contrat social qui met à la charge des uns le plus lourd de la
production et ne leur consent que le plus minime de la répartition,
se refuse à contresigner plus longtemps un marché draconien.
Déniant au système en vigueur (qui, sans débat préalable et sans
libre acceptation, le rive à un labeur sans contre-partie
équitable), le caractère de consentement mutuel qui en justifierait
l’observance, ils réclament - et là commence le sophisme - au nom
de l’expansion totale de leur être, sinon le droit de dérober, du
moins l’excuse de puiser - par pratique constante - à même les
biens entreposés. Si elle comporte déjà cette critique de l’état
social, cette dénonciation de son iniquité fondamentale, cet appel
aux droits égaux de tous les humains à jouir, sans contrainte, des
possibilités de la vie, par quoi l’anarchisme s’affirme, cette
argumentation ne vise cependant à élever le vol à la hauteur d’un
principe ou d’une propagande et aux vertus positives d’une
rénovation que dans le domaine individuel. Il demeure un moyen -
amené au niveau évidemment contestable du métier - tendant à
assurer le sort agrandi de son commettant. Il ne prétend qu’à une
résolvation limitée, étroitement particulière, de la « question
sociale ». Et nous verrons tout à l’heure qu’il renferme en
fait une manière d’accommodement, un acquiescement de convenance
aux formes égoïstes de l’appropriation capitaliste et que seuls
l’en séparent le danger et l’absence de consécration sur le
plan de la légalité...
D’autres,
enfin, font du vol une arme de la sociologie. Ils le situent, en fait
comme en revendication, parmi les moyens de transformation collective
et tendent à le placer, comme mode d’affranchissement, sous
l’égide d’une idée et le patronage d’une école. Ils
revendiquent le passage, au nom d’une philosophie, à une attitude
d’illégalisme permanent, et en quelque sorte révolutionnaire, qui
s’étend, plus loin que le manque, à tous les desiderata de
l’élément humain au détriment duquel fut rompue l’harmonie
sociale. C’est la thèse de ceux qui demandent à leurs convictions
idéologiques, non seulement en face d’une infériorité économique
imposée et dont ils sont les victimes personnelles, mais en
recherche de stabilité, en réaction réformatrice contre un
déséquilibre général et organique, la justification de leur
entrée dans les magasins prohibés de la richesse.
Et l’acte
illégal ainsi nous préoccupe, non plus uniquement du point de vue
de son réflexe d’instinctive conservation, ni de par ce sentiment
d’élémentaire solidarité humaine, générateur d’indulgence et
de compréhension envers tout ce qui tend à sauvegarder de la mort
une unité menacée (sentiment qui peut nous être commun avec maints
idéalistes religieux ou sociaux), mais il met, en propre, les
anarchistes en présence d’une double interprétation doctrinaire,
aux fins individuelles et sociales, et d’un problème tactique dont
ils ne peuvent - tant pour son esprit que pour ses aboutissants, tant
pour sa théorie que pour le concret des actes qu’il pose éluder
l’examen...
Un individu,
plutôt que d’être un salarié, privé souvent du nécessaire
d’abord et des éléments équitables de la joie ensuite, plutôt
que de se prêter à une besogne parfois repoussante, ou crispé
d’une révolte impossible à contenir, plutôt que de toucher une
infime partie du produit de sa tâche, cesse tout effort. Il donnait
et récupérait à peine. A présent il refuse sa collaboration, mais
néanmoins s’approprie les fruits du labeur continué d’autrui. A
part une question d’échelle et de mesure et le risque de l’énergie
dépensée (une énergie non moins que productive), et l’excuse
d’avoir été longtemps la victime, en quoi son procédé
diffère-t-il de celui du patron (ou mieux du détenteur de coupons,
de l’actionnaire) qui, pour assurer leur « petite vie »
jouisseuse, puisent en leur coffre-fort l’argent qu’y poussent
les ouvriers ? L’un draine à l’abri de la loi et la
considération l’enveloppe. L’autre s’empare, en marge des
textes, et la vindicte le poursuit... Nous ne pouvons nous rendre à
cette argumentation simpliste - et d’ailleurs évidemment inexacte
- qui nous présenterait comme spécifiquement nôtre tout ce que les
codes réprouvent. La contre-partie des institutions légalistes ne
constitue pas mécaniquement l’édifice de notre idéologie. N’est
pas anarchiste tout ce que dénonce et traque la société
bourgeoise. Et les difficultés, et les brutalités répressives, et
les souffrances démesurées, quoique unilatérales - si elles nous
rapprochent d’un homme - ne modifient pas la valeur intrinsèque
d’une opération. Pour nous, qui observons les situations en dehors
des considérants ordinaires et des prohibitions officielles, en quoi
l’acte qui dépossède le producteur au profit d’un privilégié
et au détriment de la collectivité est-il changé parce que le
second larron a dupé - en soutirant, aux fins d’utilisation
personnelle, l’équivalent monétaire du produit - le premier
ravisseur ? Y a-t-il là autre chose qu’une substitution nominale
qui laisse intacte la nature de la frustration ?...
Le vol
illégal - tout comme le vol-métier que régularise la loi et
qu’encense l’opinion et qui jouit, dans la morale courante, d’un
droit de cité de vertu et d’honnêteté - est en désaccord avec
les dénonciations et les fins de l’anarchisme. Il blesse aussi en
nous le sentiment de la justice. Nous le rencontrons sous notre
critique et il encourt notre réprobation à l’examen des
inégalités, des incompatibilités économiques. Il manque à
l’illégaliste anarchiste - tout comme au patron, au commerçant
anarchistes, entre autres - cette clarté, cette logique et cette
propreté individuelles en lesquelles nous situons l’honnêteté(très
éloignée de celle que prônent les manuels d’une éthique
asservie) indispensable à la droiture des rapports humains, état
presque introuvable aujourd’hui. Et l’illégalisme s’oppose, en
matière de recherche sociale, à cette aspiration fondamentale de
l’anarchisme qui veut que les biens issus de la productivité
générale cessent d’être l’apanage de quelques-uns et, à plus
forte raison, des non-producteurs...
La
jouissance sans production (il n’est nullement question, je le
répète, de contester le droit - imprescriptible - de toute unité
humaine à ne pas périr, et nous ne visons pas ici le vol vital) est
un pis-aller accidentel, un expédient momentané ; chronique, elle
n’est qu’une variante, audacieuse sans doute, mais conservatrice,
de la consommation sans apport. Elle n’introduit avec elle aucun
élément dissociateur, aucun ferment révolutionnaire. Elle tend
plutôt à renforcer la pressuration générale des créateurs
besogneux de la richesse puisque ses tenants attaqués, dépouillés
des biens détenus, n’ont rien de plus pressé que d’en
poursuivre - avec une frénésie accrue - la récupération...
Le mérite
est minime et les peines morales moindres en définitive pour celui
qui peut animer son énergie productrice dans le sens de ses idées.
Mais peu nombreux sont les hommes qui peuvent éviter de laisser
quelque lambeau d’eux-mêmes sous les fourches caudines du
gagne-pain. Que les intermédiaires qui font profession d’échange
et de négoce, que les artisans qui œuvrent, en de multiples
branches, à des productions nocives ou même superflues, que ceux
qui, de quelque manière et à quelque degré, élaborent de
l’a-social ou de l’anti-social soient aussi, à des titres
divers, des agents et complices de l’exploitation, nous le savons
et, étant anarchistes, ils ne l’ignorent point eux-mêmes. Mais,
s’il serait arbitraire le faire entrer dans l’anarchisme le
commerce et le salariat, il ne l’est pas moins d’y incorporer le
« débrouillage » duréfractaire économique plus ou moins
conscient. Il y a la, de part et d’autre, pour chacun, toute une
série de moyens particuliers propres à sauvegarder son existence
d’abord, quelques libertés et quelques possibilités d’action
ensuite dans une société qui tient en réserve, pour tous les
humains, des chaînes à la meule de son esclavagisme. Mais, quand
nous défendons ainsi 1e champ actuel de notre être, il n’y a
qu’en incidence et accessoirement manifestation d’anarchisme et
plus dans les détails et les modalités que dans le fond. Notre
opposition réside non dans la nature de notre activité, mais dans
les mobiles et l’arrière-pensée, aussi dans les abords et le sens
de notre mouvement et ses fins attendues. Mais nous ne nous
insurgeons pas en cela, de par le métier adopté, contre l’état
social : nous le subissons. Et c’est à nous de veiller, au
contraire, à ce que les contraintes subies et les sacrifices, faits
à la force et au milieu sous les injonctions de nos besoins ou la
sollicitation de nos perspectives ultérieures ou simultanées
d’action, ne diminuent pas le potentiel de notre anarchisme. Et
c’est surtout lorsque nous lui aurons rendu par ailleurs, et dans
les mille formes que nous aurons choisies, en manifestations
multipliées de vie anarchiste (en nous et autour de nous, dans nos
rapports avec les nôtres et, plus loin, en réaction et en
propulsion, jusque dans les mœurs, en interventions éducatives et
sociales et en efforts de propagande), l’équivalent de notre
abdication circonstanciée que nous aurons conscience d’avoir -
dans le domaine des relativités - reconquis l’équilibre que nous
ont fait perdre nos adaptations et nos inflexions dépendantes...
Que
l’anarchiste qui demande le soutien de son existence aux artifices
et aux recours illégaux demeure, en principe, autant notre camarade
que ceux des nôtres qui, à leur corps défendant, assoient leur vie
matérielle sur une carrière ou un métier essentiellement
parasitaire, sans doute. Notre jugement, en pareil cas, à l’égard
des uns et des autres, dépend de nombreux cas d’espèces et les
événements, et l’atmosphère et le cadre de leurs actes dictent
notre attitude à l’égard des individus. Mais nous présenter les
pratiquants de l’illégalisme comme d’une qualité anarchiste
supérieure à celle de tout autre adapté social, c’est rompre la
balance des situations. Car - j’y reviens à dessein - la «
reprise », tout comme le patronat ou le commerce, le propriétarisme
de rendement, est une adaptation, et son milieu hors code et ses
dangers, et la répression dont elle est l’objet (toutes formes
extérieures à elle et étrangères à sa nature) ne changent rien à
ce caractère. L’illégaliste est un adapté en ce qu’il
bénéficie des richesses sociales créées par le capitalisme et que
seuls d’avec les appropriateurs légaux, le différencient des
modes de ravissement et d’accaparement. Il jouit, lui aussi, des
biens iniquement répartis ou accumulés, et frustre - quoique par
préhension secondaire - les autres hommes de l’avoir social. Il ne
vise pas au redressement des répartitions disproportionnées d’un
système et au rétablissement de l’harmonie. Il ne concourt
(toujours en tant qu’illégaliste « terreà-terre », bien
entendu) ni à la réduction du désordre ni à l’instauration d’un
ordre nouveau. Il se tire d’affaire, il assure sa subsistance, son
aisance s’il le peut, il fait sa place : il s’adapte. Avec lui,
tout comme avec le négociant ou l’employeur, le propriétaire
loueur, le salarié même, etc. (j’étudie ici en elles-mêmes les
situations et non dans l’emploi que peuvent faire les uns et les
autres des richesses indûment acquises), les bases du régime
demeurent incontestées et inébranlées.
En la
quotidienneté illégaliste de sa vie, sa révolte non plus ne paraît
guère. Sous le couvert se préparent ses approches tactiques et
l’ombre, le coup fait, est le plus sûr garant d’une impunité
qu’il ne peut dédaigner. Il ne mettra pas son geste, ni, à cette
occasion, ses principes à l’étal. I1 n’en revendiquera point
quelque légitimité. Il a tout intérêt à ne pas attirer
l’attention, à s’évanouir, et il ne fera pas le commentaire
public de ses actes. Réflexe de tempérament ou riposte d’idéologie,
adoption de nécessité ou de protestation, engouement irréfléchi
ou préférence délibérée, sa « carrière » demeurera cachée,
inavouée. Ses « réactions spécifiques » contre le milieu et
l’artifice social ne dépasseront pas le cadre fermé de ses
agissements spéciaux et clandestins. Ni le dépouillé, ni
l’entourage, ni quelque portion du corps social, pas même un
cercle un peu étendu de sympathiques n’auront l’éclaircissement
qui tait la propagande. Et il se confondra, dans le même clan tapi
et inquiet, avec les illégaux sans idéal. Son illégalisme, au
mieux, pour durer, sera neutre et discret. L’illégaliste ne
seraanarchiste que sorti du réseau enlaçant de son illégalisme, et
le silence appesanti sur celui-ci. Plus d’une fois même la
prudence (dont dépend la liberté du lendemain) d’un métier qui
ne cesse d’être compromettant par-delà les « heures de travail »
le fera s’écarter de la propagande ouverte. Redoutant le coup de
filet et la reconnaissance, il aura tendance à éviter les groupes,
la part d’imprévu que comportent certaines diffusions, voire
l’identification anarchiste. Et l’indépendance pour l’action,
la vie selon et pour ses convictions sera, comme pour tant d’autres,
un mirage. Partout le risque l’accompagne et, comme tant
d’insoumis, de déserteurs - autres réfractaires, et de
philosophie parfois plus avérée cependant, et de plus sûre base
anarchiste - ils seront perdus pour l’idée. Toutes ces voies (nous
tâchons de garder des superficielles préconisations et des choix
précipités : nous ne condamnons point et chacun reste juge de ses
options), toutes ces voies sont en réalité presque toujours des
impasses sociales et des suicides individuels. Les meilleurs, trop
souvent, s’ils n’y périssent, s’y dessèchent sans
rayonnement. La loi de conservation y paralyse les résolutions,
vient à bout des principes. Et l’homme se referme afin que l’être
se prolonge. Ainsi l’ambiance hostile nous réserve de paradoxales
destinées et nombre qui, au départ, en louvoyant, voulaient vivre,
se sont éteints dans ses bras.
Rares sont
ceux qui pratiquent la « reprise », surtout d’une manière
suivie, par conception et protestation anarchistes. Toutce qu’ils
prélèvent en ce cas fait retour à la propagande ou à la
collectivité. Et l’illégalisme n’est plus un expédient
personnel et étroitement intéressé, mais une arme et un moyen de
lutte, c’est un aliment de l’idée et un aspect du terrorisme. La
« période héroïque » nous a fourni quelques types de cet aspect
exceptionnel de militantisme...
A part ces
cas de mainmise extra-individuelle, la « reprise » qu’exerce
l’illégaliste demeure - avec des méthodes différentes de celles
de l’adapté légal - une exploitation indirecte du producteur et
consolide l’inégalité sociale. Et le fait qu’il opère en
dehors et sous la menace des lois ne doit pas nous abuser sur le
caractère de ses actes. Plus souvent qu’il ne les nourrit ou les
impulse, l’argument philosophique en est l’adjuvant justificatif
ou l’abusif pavillon... Le vol d’ailleurs, même en dehors du
blanc-seing, étendu déjà, de la légalité, est pratiqué sur une
large échelle par le capitalisme normal (les sphères financières
où opèrent des chantages d’envergure sont, sur ce point,
particulièrement significatives). Il n’y a de différence que dans
le traitement subi par les opérants. Contre les uns, le régime
(dont ils sont une force et l’avéré soutien) évite de tourner
les rigueurs de ses lois prohibitives ; mais il n’épargne pas les
autres : le menu fretin et les en-dehors.
Pour donner
le change d’abord (haro sur le baudet !), par logique de puissance
ensuite, pour étouffer toute concurrence aussi et se garder
d’inquiétantes généralisations, pour sauver enfin la façade
d’une morale (tournée vers le peuple, comme la religion) qu’il a
besoin d’entretenir chez autrui pour maintenir libre le jeu de
l’illégalisme princier et assujettir les cadres de ses opérations,
le capitalisme bourgeois, à la faveur d’une feinte garantie de
l’honnêteté, prend parmi les voleurs pauvres ses boucs
émissaires...
Mais si
l’illégalisme d’en bas - qu’anime ou non une philosophie de
révision sociale - porte atteinte, ça et là, aux fondements ou au
prestige de la propriété (ses gestes sont, la plupart du temps,
incompris et honnis), si ses attitudes sont parfois à cet égard
satiriques et génératrices d’irrespect, s’il recueille au
passage quelques confuses et circonspectes sympathies, ce sont celles
qui entourent l’adresse et la ruse triomphantes par hasard des
embûches et des lourdes défenses du pouvoir, c’est cette secrète
revanche des humbles contre les maîtres et les accapareurs que nous
avons connue dès l’enfance du vilain et qu’exaltaient déjà les
fabliaux et le Roman de Renart. Cet illégalisme s’apparente, pour
la masse, à l’éternelle réaction frondeuse contre le règne et
les choses établies et traduit sourdement le fondamental
individualisme de notre race. Mais l’anarchisme de ses commettants
n’y est pour rien et il n’en retire ni bénéfice moral ni
clarté. Il semble y perdre au contraire du fait des similitudes et
des compromissions qu’ébranle l’illégalisme. Et tels qui, déjà,
sont faussement impressionnés par l’attentat politique ou
idéologique, le sont davantage encore par l’illégalisme qui, pour
des fins individuelles, expose la reprise jusqu’aux circonstances
criminelles. Et l’anarchisme traîne après lui - plus ombre que
lumière ! - la paradoxale auréole d’une doctrine de banditisme et
d’assassinat. La portée d’accidents tactiques retentissants
s’avère comme de nature à en troubler l’intellection plus qu’à
en faire aimer les desseins. Et l’anarchie - dressée en
libératrice contre la spoliation et le meurtre permanents,
revendiquant la vie fière et fraternelle - frappe surtout les
esprits comme un faisceau de brutalités vengeresses, agrippeuses et,
sans scrupules...
Je ne dirai
qu’un mot de ce que l’exercice de l’illégalisme comporte,
éducativement, d’énergie, de bravoure, d’initiative, de
tendances irrégularistes, etc. Il a sa contrepartie de mensonge, de
dissimulation, de fourberie et de violence... Ses tares et ses
déformations contre-balancent d’ordinaire la trempe du caractère
et l’indépendance, plus apparente que réelle, de l’allure. La
délivrance de certaines habitudes s’accompagne souvent d’une
mise à la merci d’enchaînements tout aussi déformants. Et
l’illégaliste ne s’affranchit guère de nos dépendances
coutumières que pour s’assujettir aux exigences d’impératifs
insoupçonnés. Reconnaissons toutefois que la pratique de
l’illégalisme, même chez l’illégal fruste et vulgaire
(cambrioleur, contrebandier, etc.) n’annihile pas forcément le
respect du bien légitime d’autrui, ni ne tarit l’élan généreux
et le don désintéressé. Un certain détachement de la propriété
caractérise d’ordinaire les aventuriers et, les tenant à l’écart
de la thésaurisation, les rend plus aptes à l’aide large et
spontanée.
On a cité
souvent des traits de sacrifice et de dévouement qui dénotent que
leur genre de vie ne tue pas nécessairement le sens moral essentiel
de la sociabilité. Si de lâches dénonciations - nombreux sont les
réguliers qui ne leur cèdent rien en laideur policière - ont
amoindri en maintes occasions la couleur romanesque de leurs
campagnes, des fidélités inflexibles et des confiances intrahies
jusque dans la mort ont aussi souvent élevé les bandits à un
niveau de loyauté droite et d’abnégation qui ne fleurissent pas
d’abondance - il s’en faut - chez maints desséchés légalistes,
honorables tenants de rapine et chevaliers d’usure avec garantie de
l’État. Et des reflets de chaude humanité illuminent ainsi d’une
flamme inattendue quelques figures proscrites et méconnues...
Disons, pour conclure cet aperçu, qu’autant qu’à l’anarchiste
illégaliste qui lutte pour conserver à sa personnalité les
caractéristiques qui, pour nous, le retiennent sur un plan de
tolérance ou de sympathie, il faut souvent du courage et de la
ténacité - et sa tâche s’accompagne aussi d’une résistance
morale de tous les instants - à l’anarchiste « régulier » qui
asseoit sa carrière au sein de contingences acharnées à le
reconquérir. Et que, pour être moins éclatantes, les batailles
qu’il livre à l’emprise d’une ambiance insidieuse et
envahissante, et le maintien final de convictions quotidiennement
disputées, n’en sont pas moins valeureuses...
S’il ne
cesse pas de nous intéresser en tant qu’homme et que portion
évolutive du corps social, l’illégaliste (tout comme les
acceptants de certaines fonctions ou situations d’ordre bourgeois,
tout comme les pratiquants plus ou. moins incorporés à diverses
catégories légalistes) n’est pas néanmoins, lui non plus, pour
et à cause de son genre de vie, un anarchiste. S’il conserve, lui
aussi, cette qualité, s’il sauvegarde son potentiel anarchiste,
c’est bien plutôt malgré son illégalisme et par une insurrection
intérieure continuelle de son tempérament et de sa philosophie. Où
sont d’ailleurs ceux dont la vie courante, dans le cadre actuel,
est vraiment une réalisation anarchiste, pure de compromissions ?
Dans quel milieu est-elle dès aujourd’hui possible, puisque tous
sont hostiles à ses desseins et que nous ne pouvons vivre, les uns
et les autres, sans amputer, dans une mesure variable, notre idéal
?... Si un individu ne cesse pas forcément parce qu’illégaliste,
d’être anarchiste, ce n’est pas davantage, lorsqu’il l’est
ou le demeure, à son illégalisme qu’il le doit. Car l’anarchie,
en son essence, est don : elle ne peut être dol et frustration ;
elle est loyauté, au fond des êtres et partout dans leurs approches
: elle ne peut être altération ; elle est solidarité : elle ne
peut être parasitisme. Et tout ce qui s’oppose à ce qu’elle
soit ainsi dans le monde (pratiques légales ou illégales) nous
avons à le vaincre et à le repousser. L’illégalisme de
l’économie quotidienne aussi bien que le légalisme - est dans la
nature et la, vie d’un anarchiste comme un anachronisme : c’est
un étranger, corrupteur d’anarchisme, avec lequel il est obligé
de lutter pour se conserver... Nous ne pouvons, aux uns et aux
autres, d’ailleurs légaux ou illégaux - accorder ce caractère
anarchiste sur la foi d’allégations superficielles et de
confusions nominales et sur la similitude des terminologies. A qui
prétend être des nôtres, nous demandons - au moins pour un minimum
qui est notre critérium et notre garantie morale - dans la mentalité
générale et l’esprit critique, dans le jugement et les contacts
avec l’environ, dans ce qu’il a - en lui et autour de lui -
réduit d’oppressive autorité et animé d’anarchisme, dans son
effort d’élévation intime et de propension généreuse, dans la
dominante de ses mœurs et dans ce qui nous intéresse,
anarchiquement, de son activité, la preuve des sympathies et des
fidélités proclamées... Et si nous demeurons, à quiconque, et
pardelà les tares ou les déformations qui font plus ou moins leur
proie de tous les hommes, ouverts avec indulgence et simplicité,
nous ne gaspillons pas à tout réclamant une appellation qu’à nos
propres yeux nous avons tant de peine à mériter...
Il est un
facteur - un facteur réaliste - qui doit nous rendre circonspects à
l’égard de l’illégalisme et pleins d’une sage défiance pour
les tentations, à certains yeux riantes, de ses abords. A l’encontre
d’affirmations entachées de légèreté et insuffisamment
documentées, l’individu qui s’engage dans la voie pleine de
périls de l’illégalisme, une voie semée de tous les traquenards
et de toutes les coercitions d’un privilège qui, âprement, se
défend, ne le fait presque jamais en pleine connaissance de cause.
Il ne sait, la plupart du temps, à quelles innombrables
perturbations sa décision sans base a livré son avenir et quelle
meute il vient - par un seul parfois, mais irréparable premier acte
- de jeter à ses trousses. Il n’a pas, généralement, soupçonné,
évoqué surtout dans leur fréquente réalité, la trame
d’inquiétudes et d’angoisses, la tension haletante et la fièvre,
et la sécurité révolue, et le final hallali de la bête traquée.
Les jeunes surtout - recrues courantes et faciles - n’en ont vu que
les dehors aisément triomphants et la séduction d’une trompeuse
et hélas ! combien précaire - liberté ! Et quand ils y ont engagé
leurs espérances naïves et qu’ils sentent peser sur eux la chape
écrasante d’une forme seulement diversifiée de l’esclavage,
compliquée d’aléas redoutables, trop tard il est souvent pour
ressaisir leur jeunesse prise dans l’engrenage...
Combien,
pour avoir (dans l’ignorance ou la confiance abusée de leur
adolescence) accordé un choix prompt et irraisonné aux menées
hasardeuses de l’illégalisme, ont vu, irrémédiablement, leurs
espérances abîmées, leurs jours mêmes compromis, s’anéantir
jusqu’aux perspectives du retour à la plus banale des vies
contemporaines. Que de forces gâchées, que de fortes et précieuses
individualités sont tombées pour des peccadilles et furent à
jamais perdues pour notre amitié et la tâche de nos idées chères.
Qui dénombrera les malheureux jeunes gens égarés par des apologies
inconsidérées - parmi lesquels se glissent parfois peut-être
quelques manœuvres canailles de police - et qui, pour quelque rapt «
en bande » (association de malfaiteurs), pour quelques papiers
contrefaits et jetés dans la circulation (émission de fausse
monnaie : « crime contre la sûreté de l’État », le bougre
tient à ses prérogatives !) ont payé par des années de bagne leur
geste terriblement enfantin quand on songe aux conséquences ?
Combien y ont laissé leur pauvre corps, ou leur santé, la fleur de
leur vie et le meilleur d’eux-mêmes ? Les uns ont donné leur tête
au bourreau, d’autres agonisent dans les pénitenciers, se
consument dans les geôles. 0 jeunesse sacrifiée ! Pour un vol de
ciboire - en groupe - dans une église - un ciboire vendu cent sous à
un receleur ! - j’en sais qui sont morts à la Guyane ! Pour
l’écoulement de quelques coupures, d’autres sont allés se
pourrir dans les Centrales et, en fussent-ils revenus, sont morts
aussi, en face d’eux-mêmes et pour nous. Et il n’est pas vrai
qu’ils savaient...
A l’âge
où l’on se précipite dans les bras accueillants de l’illégalisme
(ce sont des enfants encore, la plupart n’ont pas vingt ans) on ne
sait pas, on croît savoir. Et l’on ne soupèse, ni ne mesure : on
s’illusionne. Et c’est avec la foi et l’ardeur juvénile du
bonheur prochain et de la vie totale qu’on s’élance sur les
sentiers perfides où l’illégal, tardivement éveillé, succombe.
On a, devant leurs yeux ouverts encore sans réserve à l’impression,
leurs cerveaux superficiellement ou maladroitement meublés, leurs
volontés aisément désaxées, on a fait miroiter la dorure
unilatérale de la réussite et de l’avenir sans attaches. La
prison et sa dure et déprimante claustration, la « défense »
brusquement posée devant la fuite du cambrioleur, la « précaution
» ou la riposte qui mènent au couperet, c’est pour les autres :
les maladroits, et chacun, s’interrogeant en beau, ne voit jamais
en lui l’incapable, ni le malchanceux. C’est comme à la guerre :
s’il n’en revient qu’un, il sera celui-là... On a aussi répété
devant lui que le travail était un leurre, voire, pour « l’homme
libre », une déchéance. On a représenté le laborieux, l’ouvrier,
comme la brute ignare, l’imbécile et la poire. Et l’on a fait,
de l’herbe dans la main, la culture de la dignité. Et le moindre
effort (car il n’en est pas un qui n’ait vu l’illégalisme
moins fatigant que l’atelier) ; et la paresse même (l’illégalisme
? mais pour beaucoup il va n’être qu’un jeu pimenté d’émotions,
une promenade romanesque, dispensatrice finale de butin) ; et cette
sotte griserie de « supériorité », cet esthétisme dégénéré
du moi faits de fatuité puérile et de chétive vanité, et de faux
intellectualisme - les éducations et les aberrations conjuguées,
servies par un mal social évident, ont fait d’eux les adeptes
inéclairés et sans conscience de l’illégalisme mangeur de
jeunesse et la proie des vindictes aux aguets... Rien n’est plus
traître, d’ailleurs, et ne vous enlace plus perfidement, et ne
vous rend, si chèrement payée, la faculté de vos mouvements que
l’illégalisme. Pas une branche d’activité peut être où le
passé pèse sur vous plus lourdement et s’acharne à votre perte,
pas de rêts qui tiennent mieux « leur homme » et l’empêchent de
se reconquérir... Des nôtres égarés sur les pentes fatales de
l’illégalisme bien peu remontent le courant, nous reviennent. Ou
la chance qui les y retient les « professionnalise », ou la chute
les enfonce : la société, presque toujours, les achève !
Stephen Mac
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