Tout homme
qui possède un certain degré de sensibilité, qui pense et acquiert
ainsi une certaine force de volonté et de raison ne saurait plus se
contenter des idées communément admises, enseignées, souvent même
concrétisées, passées dans le domaine des faits. Il ne veut plus
croire ni accepter, mais il critique, puis émet ses idées
personnelles, fruits de son expérience et de sa réflexion. Il
substitue à la réalité imposée et stagnante son propre idéal.
Cet idéal est relatif à chacun ; il dépend de la nature du sujet,
de son esprit et aussi de l'influence de son époque et de son
milieu. Il ne saurait, chez un penseur, être définitif, fixé, ni
exactement réalisé. L'idée ne saurait s'arrêter, même lors de sa
propre réalisation, mais elle repart constamment en avant. Les
chercheurs, les idéalistes qui préparent, en leurs esprits, la
possibilité de réalités meilleures, rencontrent dans la vie
sociale, dans la lutte pour la satisfaction matérielle de
l'existence, le plus terrible obstacle à l'étude et à l'expansion
de leurs découvertes ou de leurs productions. Et ceci s'applique à
tous : savants, s'occupant plus spécialement des sciences exactes ;
philosophes, qui étudient les questions si complexes de la
psychologie ou tentent de résoudre les insolubles problèmes de la
métaphysique ; artistes, qui, par la plume, le ciseau ou le pinceau,
s'efforcent de fixer, de reproduire et d'interpréter, sous une forme
durable, les fugitives beautés qui se présentent à nos sens ;
propagandistes, qui, par la parole et par l'écrit, expriment et
répandent les idées de mieux-être, de liberté et se dépensent
pour inciter leurs semblables à plus de dignité, à une plus haute
conception de la vie. Mais la vie se venge cruellement parfois de
tous ces penseurs, de tous ces rêveurs, car la vie - notre vie
actuelle - c'est la triste soumission sociale, l'obligation du jeune
âge à la décrépitude de besogner pour satisfaire ses stricts et
naturels besoins, non pas à des travaux auxquels votre aptitude vous
convie, mais aux occupations qui vous seront assignées par le hasard
de votre milieu et de votre condition sociale. Aussi combien de
nobles et belles idées furent ainsi étouffées par l'écœurement,
la fatigue ou l'ennui! Et l'homme dominé par son inactif besoin de
vivre, de satisfaire ses immédiates nécessités matérielles, se
voit, hélas! contraint de taire ses pensées, de laisser inculte son
talent ou parfois même, plus lâche, il met ses capacités, son
savoir au service de sa marâtre : la société, contribuant à
renforcer la hideuse laideur de celle-ci et n'hésitant pas, pour sa
seule satisfaction, à contribuer au maintien de la souffrance et de
la misère humaines. Antagonisme, constant conflit entre la beauté
idéale, la vie intellectuelle d'une part et la triste réalité, la
vie sociale, matérielle. La plupart des recherches scientifiques
réellement utiles demeurent complètement ignorées. Combien de
découvertes furent perdues par suite des difficultés matérielles
qu'éprouvèrent les savants. Nous ne saurons jamais le nombre
d'individus, excellemment doués, qui eussent pu fournir d'utiles
travaux scientifiques, mais qui, par leur situation sociale, se
virent contraints à d'imbéciles ou inutiles occupations qui les
empêchèrent d'œuvrer et de réaliser leur possibilité
scientifique. Mais, par contre, les mécaniciens ou les chimistes qui
mettent leur science au service du meurtre ; qui fournissent aux
dirigeants des engins de destruction plus horriblement efficaces,
sont comblés d'honneur et d'argent! Alors qu'un obscur savant crève
de faim dans son laboratoire en y cherchant un sérum pour sauver les
êtres souffrants, nous voyons, hissé sur un piédestal et admiré
de tous, le triste inventeur du « rayon » destiné à faire mourir
les hommes! N'en est-il pas de même pour les arts? Les théâtres
jouent, les éditeurs lancent et les salons exposent de remarquables
inepties qui s'imposent grâce à la possibilité financière de
leurs auteurs, alors que des œuvres sincères et belles restent
totalement ignorées. Et souvent aussi de jeunes artistes ne purent
jamais produire ce que leur esprit portait en gestation de noble et
de beau, l'imbécile vie sociale les contraignant à d'abrutissants
travaux. Et si quelque artiste parvient à la gloire, se voit
considéré comme un génie, cette officielle reconnaissance
n'étouffera-t-elle pas en lui l'originalité, source de son réel
talent? Trop souvent l'artiste disparaît, remplacé par le bonze
académicien. En ce qui concerne le propagandiste, l'antagonisme est
encore plus réel. Je n'appelle pas propagandistes ceux qui, salariés
d'un pouvoir, en chantent les louanges, ni même ceux qui, valets
d'un parti, travaillent à l'ascension au pouvoir de leurs maîtres,
car, pour les uns et les autres, la réalité est le seul facteur qui
compte, la vie matérielle est assurée ; leur idéal est absent,
leur propre pensée ne compte plus. Mais j'appelle propagandiste
l'écrivain ou l'orateur qui, par sa plume ou sa parole, tente de
sortir de l'ornière ses semblables, veut défricher les esprits, les
inviter à penser pour mieux agir. Celui-là sera en but à la haine
des gens du pouvoir. Il sera le paria parmi les parias, ses frères.
Mais, soutenu par son propre idéal, il luttera, face aux tristes
réalités sociales. Précurseur, il ne saurait vivre de ses idées,
mais préfère en souffrir pour avoir l'ultime joie de les répandre!
- A. B.
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