L'idée
apparaît comme la représentation d'une chose dans l'esprit, la
notion quintessenciée des images extérieures, ou la fixation plus
ou moins épurée de nos créations imaginatives. Elle comporte donc,
en général, que ce travail nous appartienne en propre ou que nous
en apportions l'acquis héréditaire, la transposition, dans le
domaine du subjectif, par le canal relatif des aperceptions humaines,
de réalités saisies, hors de nous, en leur figure essentielle, ou
la « naturalisation » de fictions vivifiées par le truchement de
l'esprit. Avant d'aborder, philosophiquement, l'étude de l'idée,
rappelons, en bref, quelques acceptions fréquentes de ce mot. Les
idées, dans tout système déiste, ont, dans le sein même de Dieu,
leur étalon immuable : « L'Etre suprême abrite le « type éternel
» des idées de toutes choses »… « Se faire telle idée d'un
peuple ou d'une contrée » exprime couramment le bloc plus ou moins
coordonné des documents rassemblés à leur endroit ou
l'extériorisation de l'hypothèse que nous en échafaudons… D'un
projet caressé, ou seulement entrevu, on tracera, en esquisse,
l'idée… Et c'est en donner une idée que d'en dessiner les traits
caractéristiques, réserves faites ou non sur leur véracité… Les
régions où s'élabore le travail de l'esprit sont aussi les sphères
de l'idée… Dans le sens étendu d'opinion, de croyance ou de
système, on parlera de l'instabilité, ou de la logique, des idées
de quelqu'un. D'un autre on dira qu’il défend âprement ses idées,
ou qu'il leur témoigne une indéfectible fidélité. L'idée
anarchiste, - autre exemple, - comme toutes les forces idéalistes, a
suscité des sacrifices d'ordre mystique. Combien des nôtres, en
martyrs, sont morts pour l'idée, qu'ils voyaient prochaine et
positive, comme en un flamboiement... L'idée est un levier puissant.
L'idée saint-simonienne a ébranlé tout le dix-neuvième siècle…
D'artistes ou d'écrivains, les œuvres qui manquent de profondeur ou
d'assise intellectuelle, voire de coordination, seront regardées,
malgré leur vêture séduisante, l'apparat de leur présentation,
comme faibles d'idée… On évoque, dans le souvenir, une idée
chère, précieuse ou familière… Dans la zone incontrariée du
rêve, on goûtera les joies sans heurt de l'idée, forme sûre du
bonheur… On y caressera aussi la chimère, autre idée, etc., etc…
Rappeler que, dans l'activité intellectuelle, tout le mouvement de
la pensée humaine est compris dans ces trois opérations, savoir :
concevoir des idées, lier ces idées (ou juger), lier ces jugements
(ou raisonner), c'est dire l'importance primordiale de l'idée.
L'idée est un fait intellectuel simple, par suite indéfinissable.
L'idée exprime « quoi que ce puisse être (fantôme, notion,
espèce) qui occupe notre esprit lorsqu'il pense » (Locke). Elle se
présente comme « la pensée représentative d'un objet par un mot
ou un signe équivalent » ne sont-elles pas - des choses distinctes
de l'esprit, lesquelles existent en lui et auxquelles il s'applique
pour connaître les objets, dont ces idées sont les représentations,
les images ou les types? » De l'idéalisme au matérialisme purs,
pôles extrêmes, les écoles philosophiques, selon les bases de leur
système général, en envisagent différemment la nature.
Echelonnées entre ces absolus et leur empruntant peu ou prou de
leurs données constitutives, oscillent de multiples conceptions
intermédiaires, plus ou moins préoccupées d'unité ou élargies de
relativisme… L'idée nous paraît être la représentation des
objets extérieurs, mais certains philosophes prétendent que l'objet
lui donne naissance par la sensation, tandis que d'autres, s'appuyant
sur cette affirmation que la pensée est naturellement objectivante,
soutiennent que l'idée seule existe et qu'elle pose en dehors d'elle
la réalité d'un objet dont l'existence est toute subjective.
Admettre que certaines idées nous sont fournies a priori par la
raison et que nous en acquérons d'autres par l'expérience, répond
aux diversités apparentes de nos idées et en souligne l'aspect sans
en découvrir l'essence. Quoique le problème de celles-ci demeure
pendant, nous pouvons néanmoins, d'après leur caractère, leur
objet, leurs qualités, leur valeur logique, en discerner des
variétés suffisamment distinctes pour établir une classification
provisoire propre à en faciliter l'étude. Ainsi sériés leur type
conventionnel, leur rôle et leurs répercussions réciproques
devient possible le maniement de ces joyaux premiers de la pensée.
L'idée est un élément constitutif de la connaissance. Il n'y a pas
de savoir sans l'idée correspondante, quel que soit l'acheminement
de la chose connue. « C'est improprement qu'on dit d'une chose :
j'en ai bien l'idée, mais je ne puis la rendre ; car ce qui manque
est véritablement l'idée. Il est, au contraire, exact de dire : je
sens mieux cela que je ne puis l'exprimer. Car on peut avoir le
sentiment d'un objet sans connaître le mot et, par conséquent,
l'idée qui le représente » (Delarivière.). L'idée est présente
également dans nos sentiments : elle détient les principaux traits
de l'objet et en fixe, pour ainsi dire, le raccourci mental. Elle est
à l'aboutissant de nos perceptions, assure le fondement de nos
opérations intellectuelles, accompagne les manifestations actives de
toutes nos facultés. Elle constitue, en ce sens, une manière d'être
commune à tous nos modes d'existence sans être, à chacune,
indissolublement mêlée. Elle a souvent, en tait, dans l'esprit et
cela ne préjuge en rien de son essence, ni de ses sources - comme
une réalité propre. Et nous l’utilisons, dans sa forme distincte,
abstraite, oublieux de ses attaches, exactes ou supposées, avec la
substance et les modalités environnantes. Simple appréhension, pure
représentation, effectivité spirituelle ou synthèse épurée,
schéma caractéristique, principal de nos échanges, de nos
réceptions, de nos interprétations, elle évolue dans notre vie
pensante comme une personne émancipée dont les actes ne rappellent
pas nécessairement l'ascendance ni n'évoquent la filiation… Selon
l'angle sous lequel nous les examinons varie le caractère des idées.
Si nous considérons leur état en l'esprit, ou en elles-mêmes,
elles sont ou « obscures-confuses » - et cette qualité peut
appartenir à « toutes les idées spontanées et primitives » - ou
« claires-distinctes », s'il s'agit d'idées « réfléchies et
développées ». Elles sont aussi actuelles ou habituelles selon
qu'on envisage l'acte même qui produit l'idée ou dans la faculté
de la produire à toute occasion. Etudiées dans leur objet elles
sont ou « contingentes » ou « nécessaires» (l'infini, l'espace,
le temps étant admis parmi ces dernières). Et les premières se
subdivisent en « spirituelles » (beauté, vertu, etc., etc.), «
sensibles » (solide, son, couleur) et « intellectuelles »
(rapports, lois, substances), puis, en « simples » (indécomposables
: idée de solidité) et « complexes » (idée de corps ou de
substance) ; en « abstraites » (sans correspondant dans le monde
réel : idée de triangle) ou « concrètes » (non séparées des
objets auxquels nous les voyons liées couramment : idée d'objets
triangulaires) - autre exemple : on dira que « l'idée de substance
et de solidité sont abstraites et que celle de substance solide est
concrète » (G.-Ar.) - en « individuelles » (ou particulières :
Paris, la Seine) et « générales » (étendues à un plus ou moins
grand nombre d'individus, idée de ville, de fleuve). Examinées dans
leur rapport avec leur objet, les idées se divisent en «
réelles-vraies-complètes » et en «
chimériques-fausses-incomplètes »… Quant à la question si
controversée de leur nature, nous l'aborderons tout à l'heure à
propos des idées générales. Disons seulement que, des conditions
et du processus de leur formation, de la prédominance accordée aux
facultés correspondantes, certains philosophes en ont inféré une
essence adéquate, faisant participer leur substance du milieu
évolutif ou originel. Les idées, pour les uns, se ramènent à des
images. Pour d'autres elles se confondent avec les mots.
Matérialisées ou non, elles sont, dans un système, regardées
comme d'ordre sensible. Elles seront par ailleurs spécifiquement
intellectuelles ou (plus ou moins apparentées au divin, ou issues de
lui) uniquement d'ordre spirituel. De leur subjectivité - attribut
circonstancié - on conclura à leur éternité dans la
substantialité indivise de l'âme et de Dieu, et l'humanité n'en
sera plus que le réceptacle accidentel, et peut-être apparent. A
nos corps elles prendront seulement leurs modes et leurs qualités
fugitives et se serviront d'eux comme de voies d'échange et de
pénétration. Ici elles se réfugieront vers les stériles
théologies, là elles se tiendront en contact vivant avec les
recherches fécondes de la science. Toute une gamme de théories
emprunte aux généralisations hâtives, aux assimilations abusives
et aux oppositions parfois logomachiques de leurs parcelles de
possibilités, quelques faces de vraisemblance. Et nos « vérités
», avec elles encore, demeurent chancelantes… En ce qui concerne
leur acquisition, nos idées sont usuelles (ou expérimentales) ou
philosophiques (scientifiques). Les premières - les plus fréquentes
- sont celles que nous devons aux usages de la vie, aux
circonstances. Ce sont celles que chacun, en plus ou moins grand
nombre, est en mesure de se procurer. Les autres, fixées par des
caractères précis qui les élèvent au rang de principes, sont le
résultat d'un enseignement théorique. Telles les idées d'être, de
substance, l'idée collective, les idées de substance fictive (idées
d'espace et de lieu, de durée et de temps), les idées de mode, de
fini et d'infini, de nombre, de rapport, etc… D'autre part, les
idées, quant à leur réciproque subordination, peuvent être
envisagées sous le rapport de la compréhension ou de l'extension
(étendue) : idées générales et particulières, idées simples ou
composées. Les idées de « genre, espèce, différence, propre et
accident » étaient jadis célèbres sous le nom de cinq universaux.
La définition, qui analyse et groupe les éléments de la
compréhension de l'idée comporte deux séries d'opérations : la
première consiste en leur énumération, la seconde les ordonne et
les classe. La définition est soumise à ces deux règles qui en
sont les conditions : 1° elle doit « convenir à tout le défini et
au seul défini » ; 2° elle se fait « par le genre prochain et la
différence spécifique ». Ces règles traduisent par leurs termes
mêmes l'impossibilité où nous sommes de définir « les idées
simples, les genres suprêmes, les idées des êtres et des
événements individuels ». Peuvent l'être seulement celles « qui
ont une compréhension multiple et fixe ». Là où nous est
interdite la définition, faute d'essence propre à l'être à
définir, nous avons recours à la description, qui en est la
représentation par le discours. Par détermination des idées on
entend les attributs distinctifs qui constituent sa personnalité et
en assurent la précision. Elle s'applique davantage à l'objet de
l'idée qu'à l'idée elle-même et, par l'énoncé, relève plus de
la logique que de la métaphysique. Les qualités de l'idée peuvent
se réduire à trois qui sont : vérité, clarté, distinction. Elles
portent à la fois sur sa valeur intrinsèque (psychologie,
métaphysique) et son extériorisation (aspect et terminologie :
logique) … La liaison de chaque idée avec ses composantes est
toujours ce qui la distingue des idées usuelles. Il faut donc
spécifier, dès qu'il s'agit d'expliquer une idée, s'il est
question de « la valeur qu'elle a dans le commerce ordinaire de la
vie ou de la place qu'elle tient dans un système de science ». En
effet, dans le premier cas, « l'idée représente immédiatement son
objet, indépendamment de tout autre » et ne se préoccupe pas des
caractères communs qui peuvent l'apparenter aux choses de l'environ.
Dans le second cas, « ce n'est point un objet que l'idée
représente, mais deux autres idées dont la dernière est souvent
composée ». Ainsi l'idée de l'or, en son acception usuelle, nous
apparaît indépendamment de toute comparaison et de toute analyse.
Mais en histoire naturelle, elle s'accompagne d'attributs essentiels.
L'idée de l'or est celle « d'un métal, brillant, jaune, dur,
sonore, etc. Le métal est un minéral fusible, etc. Le minéral est
un corps solide, etc. Le corps est une matière douée de forme. La
matière est une substance susceptible de tomber sous le sens. La
substance est un être capable d'une existence distincte de toute
autre » (Delarivière). Par origine d'une idée, on entend « les
circonstances dans lesquelles on l'a eue d'abord, primitive,
spontanée ; et celles dans lesquelles on l'a eue ensuite :
développée, réfléchie » (Gat.-Arn.). On réserve parfois, pour
la première catégorie l'appellation d'origine, donnant à la
seconde le nom de formation. A sa naissance, toute idée est plus ou
moins confuse-obscure. Et l'attention est l'atmosphère indispensable
à son passage - accompagné, à quelque degré, de conscience - à
l'état de claire-distincte. Intégrée d'abord dans la connaissance
dont plus tard l'esprit la tire (abstraction) elle n'a pas un autre
milieu originel. Ainsi « les idées du beau et du laid » (seconde
classe des idées spirituelles) ont la même origine que la
perception esthétique, etc. Quant aux connaissances elles-mêmes,
elles empruntent leur origine à la fois à leur nature propre et à
nos voies d'acquisition. « Toute perception extérieure, par
exemple, a son origine dans une sensation ; ainsi la perception de
solidité n'a pas d'autre origine que la sensation du toucher ; or,
cette perception renfermant l'idée de cette solidité, on a par là
même l'origine de l'idée » (Gat.-Arn.). Mais si l'on entend
autrement l'origine et qu'on y cherche « la cause efficiente » des
idées, leur berceau primitif, le moment et le moyen de leur entrée
dans l'esprit, celui-ci devient arbitrairement un magasin d'images ou
de mots et les systèmes préposés à son ameublement s'enferment
dans deux réponses exclusives. L'une comporte des idées acquises
par les sens, au cours de l'existence, l'autre des idées innées
(déposées en nous, par Dieu, avec la vie). Mais du fameux adage «
Nihil est in intellectu ; quod non prius guerit in sensu » (il n'y a
rien dans l'intelligence qui n'ait été au préalable porté dans
les sens) l'interprétation varie avec les siècles. Epicure
identifie l'idée au réel à travers la sensation, fait des sens le
premier critère de la vérité. Locke, à côté de la primordiale
sensation, accepte des produits de la réflexion. Condillac voit dans
l'idée une sensation transformée… Les Cartésiens, d'autre part,
et les écoles dérivées admettent non tant les idées a priori,
préexistantes à la naissance des hommes, que la faculté originelle
- et toute interne de les produire sans le secours du monde
extérieur. Les idées d'être, d'infini, de parfait auraient été
ainsi déposées, en germe ou en puissance, dans la raison humaine,
par Dieu. Leibnitz voit aussi l'âme en possession, dès l'aube, de «
toutes ses représentations ultérieures ». Les modernes se sont
essayés à rendre raisonnables ces privilèges de l'âme et de la
raison. Les uns y ont vu le produit de l'habitude (tel Stuart Mill,
reprenant le principe de Hume). Spencer, s'appuyant sur
l'évolutionnisme, fait intervenir « antérieurement à l'expérience
individuelle, un pouvoir organisateur de l'expérience qui s'exerce
conformément à certaines lois innées, résultant des expériences
accumulées par les générations »… Kant, à un autre point de
vue et par un autre chemin, établissant les modalités de la pensée,
en avait déduit la « nécessité et l'universalité des formes de
la sensibilité » (espace et temps) et proclamé l'apriorisme des «
catégories de l'entendement », affirmant ainsi l'existence de
certaines lois préalables qui, « conditions de l'expérience, ne
pouvaient en provenir »… Et les théories, après eux tous, n'ont
rien résolu en définitive qui posent l'innéité de « lois
formelles » (sinon des notions, des représentations) résultant, «
soit de notre nature intellectuelle, soit de notre structure
cérébrale », et qui seraient indispensables à la connaissance,
mais demeureraient neutres, improductives « sans le secours des sens
»… Les signes - considérés spécialement dans le langage humain
- jouent dans la vie des idées un rôle considérable. Ils donnent
comme un corps à ces vapeurs, rendant fixables - et maniables - ces
ombres flottantes. Leur influence s'exerce sur leur formation, leur
conservation, leur échange… La parole est un organe à la fois
analytique et synthétique qui ouvre aux individus les chemins de la
connaissance. De la perfection du langage dépendent ainsi la netteté
et la pureté initiales de nos idées. Et une langue nourrie et bien
équilibrée en facilite l'assimilation et en accroît la richesse.
Les termes - ou mots - qui sont l'expression verbale des idées et
correspondent aux idées dont ils sont les signes, en constituent
justement les limites. Ils en circonscrivent le champ et en précisent
les propriétés. Et la mémoire retient avec plus de force les idées
bien amenées et nettement situées. Le langage, d'autre part, unit
dans un hymen presque indissoluble les mots et les idées, consolide
par ceux-là la durée de celles-ci. Dans le jeu actif des rapports
humains où les mots se frôlent et s'accompagnent incessamment, les
idées se trouvent avec eux rappelées et s'en renforce, ainsi
ravivée, leur conservation. Enfin rien ne donne aux idées leur
dynamisme effectif et n'en élargit la portée comme l'aisance
assurée à leur communication par le secours du langage. Véhicule
infatigable de la pensée, le langage, malgré ses obscurités, ses
réticences, ses artifices, jette entre les cerveaux ce pont
merveilleux sans lequel balbutierait dans l'impuissance leur mutuelle
compréhension. Par les voies d'accès du langage, qui opère
d'individu à individu puis de peuple à peuple - les mutations et
les apports, les idées s'affrontent et se pénètrent, et de leur
entrechoquement jaillissent des clartés imprévues, se détachent,
paillettes insoupçonnées et parfois lumineuses, des idées
nouvelles… Aide plus particulièrement précieuse à la formation
des idées est le langage parlé ; admirable instrument d'expansion
est pour elles le langage d'action, le langage écrit… Dans la
pratique, nous opérons sur les noms comme sur les idées
elles-mêmes. Nous assimilons mentalement, nous identifions
l'expression à l'objet, la forme à l'être, le terme à l'idée.
Nous tenons le signe pour adéquat au concept et jugeons et
raisonnons avec lui, en logique, comme s'il était son incarnation.
C'est ainsi que les termes ont les qualités et les attributs des
idées et sont ou abstraits ou concrets, positifs ou négatifs,
contraires, contradictoires, particuliers, généraux, etc., et
enferment, entre les mêmes bornes, leur extension et leur
compréhension. Nous avons vu que l'idée générale est celle qui
est capable de s'appliquer à une multiplicité indéfinie de choses.
Soit, par exemple, l'idée de rose. Elle ne désigne pas seulement
une rose particulière, déjà vue, et dont la couleur, la forme, la
beauté me sont encore présentes à la mémoire. Elle s'étend à
toutes les roses possibles, à toutes les roses passées que je n'ai
pas vues, à toutes celles qui fleuriront après ma mort et que je ne
verrai pas ... L'expérience me montre une pluralité d'objets, tous
différents, distincts les uns des autres. L'esprit les examine,
établit entre eux une comparaison, sépare par l'abstraction les
différences particulières à chacune d'elles et ne retient plus que
leurs ressemblances, leurs caractères communs. Cette représentation
spéciale est un concept. Il suffit d'une nouvelle démarche de la
pensée qui affirme que ce type conçu représente non seulement les
objets que j'ai devant les yeux, mais un nombre infini d'objets
semblables, pour que le concept devienne une idée générale. Un
double problème est impliqué dans la théorie des idées générales
: celui de leur nature psychologique et celui de leur valeur
métaphysique. Qu'y a-t-il dans notre esprit quand nous pensons une
idée générale? Qu'y a-t-il dans la réalité qui corresponde à
nos idées générales? C'est cette question : « Les genres et les
espèces existent-ils en soi ou seulement dans l'intelligence? Et,
dans le premier cas, sont-ils corporels ou incorporels? Existent-ils
à part des choses sensibles ou confondues avec elles? » qui fut
appelée, au Moyen-âge, le problème des universaux et que Porphyre
posait, ainsi, devant la scolastique. Le nominalisme prétend ramener
les idées générales à des images ou à des mots, le réalisme
leur attribue une existence objective… On aperçoit, dans
Antisthène le Cynique, répondant à Platon « qu'il voit bien le
cheval, non la chevalité » les prémices du nominalisme. On le
retrouve chez les stoïciens et les épicuriens. Mais il eut au
Moyen-âge son essor véritable. Professé par Roscelin (XIème
siècle) et repris par G. d'Okkam (XIIIème siècle) puis, de nos
jours, par Hobbes, Berkeley, Hume, Condillac, et enfin Stuart Mill,
Taine et Spencer (toute théorie empirique de la connaissance
implique la fictivité et la postériorité de l'universel), le
nominalisme soutient que, la diversité étant partout, il ne peut y
avoir de réel dans la pensée que les sensations particulières,
hétérogènes, correspondant aux individus particuliers donnés par
l'expérience. Toute idée est ainsi nécessairement particulière,
individuelle et n'est que l'image de tel objet particulier dont les
qualités sont arbitrairement étendues. Les « universaux » sont
des « êtres de raison ». L'idée générale n'est qu'un nom, un
souffle de voix (flatus vocis) capable d'évoquer la représentation
de tel ou tel individu. Bien plus, le nom seul est général, parce
que l'esprit peut l'appliquer indifféremment à tous les individus
d'une même classe. Les idées peuvent-elles se ramener à des images
ou à une série indéfinie d'images ?... Sensations et images ne
sont que la matière de la pensée. Penser, c'est saisir les rapports
des choses, transformer les images en idées, en concepts. Sans
doute, quand nous pensons une idée (triangle, cheval), cette idée
est accompagnée d'une image : celle-ci la soutient, mais ne se
confond pas avec elle. Ce qui constitue l'idée, c'est avant tout un
cadre mental, une sorte de mouvement de l'esprit, en corrélation
avec une activité circonstanciée du cerveau. L'idée est un fait
intellectuel, l'image un fait sensible : l'écho de la sensation. Il
y a, d'ailleurs, des idées qui ne sont accompagnées d'aucune image…
En fait, l'idée générale se réalise chaque fois dans notre esprit
par le moyen d'images particulières, plus ou moins différentes, et
cependant nous avons le droit de la penser comme étant la même,
parce que dans toutes ces images se retrouvent des caractères
communs qui en réalisent l'identité. Notre esprit fixe
exclusivement son attention sur certains éléments des images et
pense ces éléments comme toujours identiques à eux-mêmes dans
quelque combinaison qu'ils puissent entrer. Cette affirmation de
l'identité avec l'abstraction qui en est la génératrice, voilà
l'essence même du concept. Et il suffit que nous la pensions dans
son invariabilité caractéristique - en dépit de la divergence de
ses multiples aspects accidentels, ou de l'écart de ses
correspondants sensibles l'esprit, devient indépendante de l'image.
Une fois établie, elle y persiste sans que nous ayons besoin de
recommencer le travail de la comparaison et l'affirmation de
généralité. Perduration qui n'implique d'ailleurs ni apriorisme,
ni réalité en soi et n'appelle point d'immortalité conséquente.
Présence originale qui ne participe en rien d'un dualisme de nos
forces psychiques ou mentales et de la prédominance d'un immuable
étranger au-dessous duquel évoluerait, asservie, notre vitalité
pensante. D'autre part, malgré le rôle important joué par le
langage artificiel (ou articulé, parlé : par opposition au langage
naturel fait surtout de mouvements, de toucher et de cris
grossièrement modulés) dans la préparation, le développement et
la communication des idées, et quoique l'idée épouse souvent le
mot comme l'eau épouse le vase, et qu'elle lui doive à la fois son
état civil et sa configuration, et la possibilité de ses
confrontations, on ne peut davantage réduire les idées à des mots.
L'idée peut exister sans qu'il y ait de mot pour la représenter.
Exprimant les rapports d'une pluralité d'objets, le concept pourrait
bien sans doute subsister tant que les images particulières seraient
présentes à la pensée, mais s'évanouirait dès qu'en serait
détournée l'attention de l'esprit. Son existence serait ainsi
précaire, mal assurée. L'intelligence devrait recommencer sans
cesse le même travail et sans plus de succès : tous ses progrès,
faute de points de repère évocables, seraient enrayés. Grâce à
la dénomination, elle évite ce grave inconvénient. Après avoir
dégagé les conformités, les analogies, elle les associe à un mot,
les y incorpore, et il suffit de conserver ce mot dans la mémoire
pour que, par association, il rappelle les ressemblances extraites
par la pensée. Le mot est donc le signe, l’étiquette de l'idée,
il lui sert d'attache. L'esprit l'ayant créé à l'occasion de
l'idée, il n'a d'existence que par et pour elle. L'idée
disparaissant, il n'a plus de raison d'être : c'est un assemblage de
lettres, inutile et sans valeur. Supprimer l'idée, c'est donc
supprimer le mot… On ne peut pas dire non plus que nous ne pensons
que des mots. Les mots n'ayant aucune qualité propre, aucune
signification intrinsèque, ce serait introduire le psittacisme dans
la pensée, et par suite anéantir la pensée elle-même. S'il nous
arrive de penser avec des mots, comme en arithmétique ou en algèbre,
c'est là une acquisition révocable de l'habitude et la
transposition, dans l'usage, d'une convention de praticabilité. Si
les mots peuvent ainsi - à des fins de célérité - se substituer
aux idées, c'est qu'ils leur ont été primitivement associés. Le
mot n'est donc pas l'idée, puisque celle-ci lui est antérieure. Il
en est comme le complément ; c'est l'enveloppe indispensable dont
elle se vêt pour demeurer reconnaissable. Et il assure - avec la
possibilité des opérations de l'esprit et de leur extériorisation
- la constitution de la science et la continuité de ses étapes…
Le nom implique donc l'idée qui en fait le sens et cette idée ne
consiste pas dans une simple image ou énumération d'images, mais
dans l'affirmation nécessaire de certains éléments de l'image,
distingués et isolés par l'abstraction. De plus, en prétendant que
le nom seul est général, le nominalisme se contredit lui-même, car
le nom est, lui aussi, chaque fois qu'il est prononcé, entendu,
écrit ou lu, une sensation nouvelle et singulière, une
représentation particulière au même titre que toutes les autres
représentations. Il ne peut donc être général sans devenir
lui-même une idée générale, un concept. La doctrine du réalisme,
que l'on pourrait appeler le fatalisme des idées générales, assez
spécieusement dérivée de Platon, et soutenue au Moyen-âge par
saint Anselme (1033-1109) et Guillaume de Champeaux (fin du XIème
siècle) enseigne que les universaux (les idées générales)
correspondent à des réalités, des types intelligibles, des
archétypes éternels, distincts des individus et plus réels que ces
individus même auxquels ils communiquent l'existence intellectuelle
et les caractères essentiels. Ils sont « les modèles des choses,
la parole intérieure de Dieu ». Le réalisme place la présence
continue séjour supérieur que Platon appelle « le Paradis des
Idées ». Ainsi l'idée générale d'homme, représentant « l'homme
en soi », subsiste à part de tous les hommes particuliers, qui sont
morts ou qui naîtront… La preuve, dite « ontologique », de
l'existence de Dieu, invoquée par Anselme, est une conséquence
naturelle de sa théorie : l'idée - réalité élargissant la
doctrine vers le panthéisme, va jusqu'à accorder aux universaux une
présence essentielle à tous les individus, lesquels ne se
différencient plus que par des accidents. Après lui, Duns Scot
reconnaît aux individus une existence propre et, à la quiddité
(essence générale) ajoute l'eccéité (caractère particulier)…
Le réalisme est manifestement impossible. D'abord, il n'existe
aucune preuve de l'existence de ces types : ce n'est qu'une
réalisation, une « animation » d'abstraction. Bien plus, cette
existence est contradictoire. Toute existence est nécessairement
particulière ; un être général, indéterminé, est une
monstruosité. Entre ces deux théories se place le conceptualisme,
qui rappelle certains traits de la doctrine d'Aristote et semble
avoir été inventé au Moyen-âge par Abélard pour concilier les
deux précédentes. Pour lui, l'universel est une « conception de
l'esprit » qui exprime la nature essentielle de la pensée. Il ne
constitue ni une réalité suffisante, ni le simple reflet dépendant
des choses, ni leur intégration nominale. Ni abstraction vivante, ni
image, ni mot. Comme le prétend le nominalisme, il n'y a dans la
réalité que des individus et il n'est pas dans le monde deux objets
absolument identiques, mais il n'est pas non plus deux choses
absolument différentes. Deux êtres entièrement hétérogènes,
sans aucune relation entre eux, ne pourraient faire partie du même
univers ni être pensés par la même conscience. Il faut donc
reconnaître qu'il y a dans ces objets, dans ces individus, des
caractères partagés, des essences communes, et que ce n'est pas
arbitrairement que notre pensée les rapproche et les range dans une
même catégorie, les embrasse dans un même concept. Les universaux
sont ainsi des formes de la pensée humaine qui correspondent à
cette parenté, à ce rapport des êtres. Ces rapports sont même, en
un sens, plus réels que les individus: ce sont des lois à un
certain point de vue antérieures et supérieures aux termes
particuliers auxquels elles s'appliquent et, quoique inséparables
des choses dont elles établissent les relations, elles subsistent,
alors que celles-ci passent… Système juste-milieu, théorie
d’attente qui fait à l'innéisme sa part et ne méconnaît pas le
formidable rôle de l'univers sensible dans la gestation et le jeu
des éléments de la pensée, mais n'éclaire encore que d'un jour
blafard d'hypothèse la nature des matériaux premiers de
l'intelligence... Nonobstant l'ingéniosité du conceptualisme, la
philosophie moderne retourne à la négation de toute existence
propre de l'idée générale en qui elle ne voit qu' « un mot ou une
combinaison de sons articulés, associée d'une façon artificielle
avec les attributs communs à un groupe d’objets ». Elle serre
plus étroitement, par-delà leur visage accessible, les réalités,
dont elle tente assidûment le contrôle, ramène aux faits et aux
objets particuliers la pensée dont le réalisme, par le détachement,
préparait l'évasion, renoue l'être aux palpitations ambiantes,
poursuit l'intellection des multiples forces cosmiques et de leur
possible unité hors du domaine étroit de la théocratie. - Stephen
MAC SAY
DOCUMENTS. –
Reid : Facultés intellectuelles ; Locke : Essai sur l'entendement
humain ; Condillac : Gram. Logique, et Traité des sensations ;
Descartes: Principes, Méditations, Stuart Mill : Système de
Logique, Philos. de Hamilton ; H. Spencer : Premiers principes,
Principes de psychologie ; Kant : Critique de la raison pure ; Taine
: De l'intelligence ; A. Fouillée : La Philos. de Platon ; Renouvier
: Logique ; Bain: Les sens et l'intelligence ; Th. Ribot :
L'évolution des idées générales ; Leibnitz: Nouveaux essais ; A.
Lefèvre : La Philosophie ; Gatien-Arnoult : Logique ; Em. Chauvet :
les théories de l'entendement humain dans l’antiquité ; J.
Gottlieb Buhle : Hist. de la Philos. ; Delarivière : Nouvelle
logique classique ; V. Cousin : Hist. de la Philosophie ; Darmesteter
: La vie et les mots ; Schopenhauer : Principe de la raison
suffisante.
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