Les hommages rendus aux
morts sont parmi les coutumes les plus enracinées, les préjugés les plus
tenaces. L'esprit d'imitation, la superstition, le souci de l'opinion,
l'hypocrisie, l'intérêt et maints autres mobiles assurent aux grimaces
mortuaires une vitalité que le ridicule même n'a pu réduire. La presque
totalité de nos contemporains continue à s'y plier avec une docilité qui ne
fait guère honneur au courage et au jugement humains. Plus encore que «
l'immoralité » qui préside aux accouplements bénis et légalisés, celle qui fait
cortège au trépas s'avère d'une fidélité qui ne souffre que d'infimes
dérogations. Si l'amour s'affranchit parfois des autorisations rituelles, il
est peu de foyers où la mort ne s'entoure d'un appareil carnavalesque. On
connaît, sur le mariage, la satire mordante et colorée de Chaughi. En quelques
pages vigoureuses, claires et délivrées de toute réticence, Girault et Libertad
ont montré à la fois le vide, le grotesque et l'odieux du cérémonial dressé
autour de la dépouille humaine...
C'est chaque jour que de
telles scènes se déroulent sous nos yeux et il n'est guère de personne auprès
de qui nous n'ayons à dénoncer l'emprise de gestes aussi surannés qu'ils sont
faux ou absurdes. Ne manquons pas d'opposer au conventionnel funéraire quelques
arguments sans répliques, arguments de bon sens, de science et de raison. On ne
balaiera jamais assez tôt les miasmes de toute nature qui salissent la
simplicité de ce changement naturel qu'est la mort...
***
« Respect aux morts ! Telle est la formule
universelle clamée à l'envi par les libres-penseurs, les socialistes, voire par
certains anarchistes. Formule religieuse cependant, formule spiritualiste dont
se servent indistinctement les plus rouges et les plus noirs quand ils
s'écrient sur la tombe du défunt: « Repose en paix ! – Emporte en ta dernière
demeure... – si tu nous entends... – Je t'envoie un dernier adieu... – Sois
persuadé, ô regretté Tartempion... – Écoute une dernière fois... », etc., etc.
Qu'y a-t-il de plus ridicule
et de plus grossier que cette mascarade à l'occasion de la désagrégation d'un
être organisé, d'un individu quelconque ? Est-ce que vous promenez en grande
pompe l'enfant qui vient d'apparaitre à la vie ? Il y aurait là plus de
logique, il me semble, car la mort est triste et laide, tandis que de la
naissance jaillissent presque toujours la beauté et la joie.
Qu'est-ce donc qu'un
enterrement ?
Quelque chose d'aussi bête,
d'aussi faux et immoral qu'une communion ou un mariage. La dernière pulsation
vient-elle de s'accomplir qu'aussitôt les simagrées commencent. On place autour
du cadavre une quantité de bougies comme si le nerf optique en histolyse
pouvait encore recevoir les vibrations lumineuses ; les commères, la plupart du
temps, se hâtent aussi de voiler les glaces, s'il y en a, d'étoffes noires.
Tout le monde pleure ou s'y efforce ; les voix chuchotent, on marche sur la
pointe des pieds ; les gens s'agenouillent ; voisins et survivants défilent
devant le mort qu'ils aspergent d'une eau salée (dénommée bénite), et avec une
branche de buis, s'il vous plaît. Sur un registre déposé à l'entrée du logis
viennent écrire leur nom en signe de douleur ou de regret, ceux qui, la veille,
le matin même, traitaient de salaud et de mufle celui qui vient de mourir.
Devant la mort, il faut tout pardonner. Autre hypocrisie ; autre ânerie ; ce
n'est pas devant un cadavre que doivent s'apaiser les haines, mais bien dans un
instant de bon sens et de raison, quand le vivant a besoin de fraternité, de
camaraderie, de solidarité.
La cérémonie continue. C'est
le jour de l'ensevelissement : des parents, des amis, qui, en la circonstance,
peuvent avoir un réel chagrin, reçoivent lettres, cartes, dépêches, contenant
toujours le même cliché, celui qu'on nomme condoléances. Sur vingt, il y en a
peut-être deux de sincères. Si la famille du mort éprouve une peine réelle,
elle désire plutôt qu'on la laisse en paix... Il est vrai qu'elle l'a voulu,
puisque, aussitôt la mort survenue, elle a envoyé de tous côtés, par douzaines
ou par cent, de ces papiers bordés de noir, de ces faire-part dont la rédaction
est, vous ne l'ignorez pas, un poème d'originalité...
Couronnes et fleurs
abondent. Les héritiers ne cessent de pleurer. Évidemment, certains ont une
douleur véritable, mais combien se frottent les yeux pour sauver les apparences
!... La voisine a mis 50 centimes pour la couronne des amis ou des locataires
qui, huit jours auparavant, criait sur chaque pail1asson : y'n' crèvera donc
pas celui-là ! Les parents, brouillés depuis des années viennent, au prix d'une
jolie gerbe de fleurs, faire la paix sur la tombe. Les copains d'atelier,
malgré toutes les méchancetés et les mauvais tours qu'ils ont joué au mort, se
sont faits généreux d'un gros cerceau d'immortelles. Les ouvriers n'oublient
jamais de faire inscrire : « Le personnel de la maison Untel à son regretté
patron » qui les a exploités sa vie durant, et toujours en pareil cas le patron
rend « hommage à son bon serviteur ». L'entrée du logis est drapée de noir.
Celui qui, tout à l'heure, sera descendu dans le trou, fait un stage à l'entrée
du couloir de sa turne, ou devant sa propriété, juché sur un tréteau avec
réédition de cierges allumés et de buis qui fait trempette. Ce spectacle
s'appelle exposition du corps.
Voici venir les Pompes
funèbres, et c'est du comique qui vient s'ajouter à l'hypocrisie. Tout de noir
habillés ; munis de bottes, d'un tricorne les pompiers funèbres conduisent le
noir corbillard, plus ou moins orné selon la classe...
L'enterrement est-il
religieux ? On trimbale le cadavre dans l'église ; le curé y grimace une messe
plus ou moins longue, suivant le prix fait. Pour les purotins, ça ne dure pas
dix minutes. Est-ce un enterrement civil au contraire ? On fait la même chose
encore que s'il était religieux avec cette seule différence qu'on n'entre pas à
l'église ni au temple. Souvent, des femmes comme il faut, bien que faisant
partie d'un cortège d'athées, se signent en passant devant l'édifice du culte,
pendant que des F** et des socialos suivant un enterrement religieux, font les
cent pas devant le porche ou vont sucer un demi-setier, en attendant que le
copain ressorte.
Au cimetière tout le monde
est triste. La bière étant descendue, les cléricaux jettent de l'eau bénite
dessus et les libres-penseurs une poignée de terre ou des immortelles. Parfois,
la gorge obstruée de sanglots, on discourt et, jusqu'à la porte de sortie, on
s'éponge les yeux copieusement. Mais à ce moment, le portail franchi, on se
reprend. La cérémonie est terminée : on a fait son devoir, maintenant on peut
bien chasser un moment le chagrin et la tristesse. Allons en face... Les gens
convenables, eux, ne vont pas chez le bistrot en sortant du cimetière. Ils
retournent généralement chez eux régler leurs affaires. Si cela ne va pas tout
seul, huit jours plus tard, harnachés de noir, ils se retrouvent chez un
magistrat...
Avez-vous bien réfléchi,
vous les malheureux, les travailleurs, les humbles, à ce que vous allez faire
en donnant vos pauvres économies pour ensevelir dignement l'être que vous
aimiez par dessus tout ? Ah ! je comprends fort bien votre douleur ; mais
réfléchissez : est-ce que les tentures, les couronnes, les fleurs, les voitures
feront ressusciter celui qui n'est plus ? – Vanité ! Il faut qu'on lui rende un
« dernier hommage » ! Mais, les petiots, mais ceux qui restent : la veuve, le
vieillard, l'infirme, les hôtes de la chaumière ou de la mansarde endeuillée
n'ont-ils besoin de rien ? Des couronnes, quand les mioches n'ont pas de
souliers pour aller à l'école ! Des crêpes et des voiles, quand demain le pain
manquera à la huche ! De l'argent au prêtre, de l'argent pour une messe, pour
des voitures, pour des écussons, des draperies, quand pendant des semaines,
vous allez pâtir ! Que dis-je, votre imbécilité ira même jusqu'à contracter des
dettes afin d'acquérir un terrain où vous planterez des fleurs que la
pourriture humaine aidera à s'épanouir. Et si les lois permettaient qu'on
gardât chez soi les cadavres, et que les bocaux ad hoc coûtassent des milliers
de francs, c'est votre lit, votre dernière chemise, que vous vendriez pour
pouvoir chaque jour pieusement vous agenouiller devant des viandes en
putréfaction.
Et vous, braves gens dont le
visage se détourne des faméliques, des malfrais, des frugueuses ; vous qui
claquez la porte au nez du chemineau moulu ; vous qui jubilez du malheur
d'autrui, de la faillite du voisin ; qui n'avez jamais donné un verre d'eau au vivant
malheureux ; vous pour qui communisme, solidarité, sont de dangereuses et
niaises utopies ; qui justifiez votre cruelle opulence par le qu'ils fassent
comme nous ; vous qui n'avez jamais frémi de révolte devant des gosses en
haillons, que faites-vous donc là ? – Ah ! Ah ! Vous apportez des fleurs et des
couronnes, hypocrites ! C'est maintenant, devant l'organisme abattu, que vous
manifestez vos sentiments, votre sympathie. Et vous, les honnêtes gens, les
moralistes, qui rédigez les arrêts de l'opinion publique ; vous qui n'avez
jamais manqué de jeter l'anathème sur les criminels et sur les voleurs ; vous
pour la sécurité desquels fonctionnent les tribunaux et grincent les verrous ;
vous, les braves citoyens qui avez besoin de l'ordre ; vous tous qui jamais ne
sûtes ce qu'est le besoin, la misère ; pourquoi cette subite pitié devant la
mort, misérables qui n'eûtes jamais le culte, le respect, la pitié pour la
vie... Et vous, riches gredins et nobles catins, ventres dorés, canailles du
trust et de la haute banque, vous êtes émus de compassion lorsque frôle vos
équipages le cercueil d'un jeune derrière lequel il n'y a qu'une mère qui
sanglote : Pauvre femme ! dites-vous. Vos femelles se signent et vous abaissez
vos gibus. Jésuites, triples jésuites, n'est-ce pas votre œuvre ? N'est-ce donc
pas vous qui faites crever les enfants au berceau, les adolescents à l'usine ?
Cette chair pourrie que vous saluez maintenant, elle est vôtre ; c'est elle que
vous méprisez, que vous insultez, que vous exploitez quand elle vibre, quand
elle vit : c'est la chair à patron.
La mort n'a besoin de culte
; c'est la vie qu'il faut exalter, fêter : c'est elle qui a besoin de fleurs,
c'est pour elle qu'il faut fraterniser, se cotiser ; C'est à la veuve, aux
orphelins, que doivent aller les secours, la solidarité.
Gardez, gardez vos gros sous
pour l'œuvre utile, pour l'œuvre de vie, de bonté et de camaraderie et laissez
les couronnes et les fleurs aller sur la charogne des preux. Prolétaires ne
soyez pas aussi bêtes que les riches : vaniteux et insolents ; ne donnez pas
vos économies à la mort, donnez-les à la vie. Que les corps aillent à la terre
ou au feu. Simplement, naturellement, discrètement si le mort fut un humble, et
en manifestation s'il fut un militant et si sa dépouille doit servir de
prétexte à propagande. Mais pas d'insignes, pas de couronnes, pas de chapeaux,
pas de fleurs, pas de deuil ; tout cela est profondément illogique et bête. Et
puis c'est du culte : culte rouge au lieu de culte noir, et l'un est aussi
dangereux que l'autre. Mêmes superstitions grossières.
Habillez-vous donc comme
d'habitude, ne changez rien à votre mise parce que quelqu'un est mort, et si le
défunt était un être aimé et chéri, que le deuil soit dans votre cœur, dans
votre pensée, et non pas dans vos habits. Avez-vous réfléchi à tout ce qu'il y
a de ridicule et de faux dans le port du noir de circonstance ?
Les sensations pénibles
éprouvées devant la mort sont choses physiologiques et très compréhensibles ;
tout être normalement constitué ne saurait s'y soustraire. Mais la douleur n'a
rien à voir avec les simagrées du culte, avec le deuil, les fleurs, les
couronnes, les panaches, les étoffes écussonnées, et les chevaux caparaçonnés
qui pissent et excrémentent insolemment devant le défunt...
Ne vous agenouillez plus
devant les sépultures, camarades, mais penchezvous sur les berceaux ; les
richesses des tombeaux sont une insulte à la vie. Que vos joies compensent vos
tristesses ; la mort ne doit pas bannir l'amour de votre cœur. Vivez, vivez
fortement, puissamment ; en guerre, en lutte continuelle avec la souffrance, la
douleur et la misère. Les hommes ont bien d'autres choses à accomplir, à
chercher et à connaître que d'aller s'incliner devant les pierres sépulcrales.
N'y a-t-il donc pas des douleurs à diminuer ; des peines à supprimer ; des
misères à faire disparaître, des fléaux à combattre ; des maux à terrasser ;
des erreurs à détruire ; des haines à calmer ?
Vous aimiez ceux qui ne sont
plus ? Eh bien quel plus bel hommage à rendre à leur mémoire, s'ils furent des
êtres utiles, bons, intelligents et justes, que de prolonger leur vie, leur
action, leur puissance, leur savoir, dans le temps et dans l'humanité. Si le
défunt était poète, invoquez sa muse et chantez par le monde ses rêves et ses
espoirs ; si votre ami d'idéal bâtissait une Icarie, d'amour et de fraternité,
répandez au sein des foules, anxieuses de libération, sa généreuse utopie ; si
le camarade était un agitateur, un tribun, clamez son verbe d'espérance
au-dessus des bassesses contemporaines ; s'il était un écrivain, un sociologue,
un historien, un penseur, proclamez ses vérités, répandez ses idées, ses
conceptions, prolongez son œuvre en semant ses écrits à profusion ; le plus
beau piédestal c'est le livre ; s'il était un savant, révélez ses découvertes,
perfectionnez, multipliez ses inventions afin qu'elles contribuent au bonheur
universel. Oui, intensifiez l'œuvre, élevez la pensée, bâtissez une Cité
d'ultime amour et de féconde amitié, où les morts n'auront de postérité et de
gloire que dans le souvenir de leurs actions fraternelles et bonnes et où la
vie sera devenue large et belle pour tous les humains. » – (E. Girault.)
***
Par quelle aberration les
peuples ont-ils depuis des millénaires placé les morts au premier plan,
prodigué pour les ruines funèbres la matière dont manquaient les vivants,
tourné l'art vers les tombeaux ? Terreur des au-delà d'ignorance dont les
humains apeurés jalonnaient de présents le chemin redouté. Dévoiement voulu des
religions de renoncement exaltant la mort pour juguler la vie. Règne de toutes
les forces assez astucieuses pour s'adjoindre le concours des ténèbres, de la
routine et de la peur...
Rendre un culte à la mort, à
l'être mort !
« Le mort n'est pas
seulement un germe de corruption par suite de la désagrégation chimique de son
corps, empoisonnant l'atmosphère. Il l'est davantage par la consécration du
passé, l'immobilisation de l'idée à un stade de l'évolution. Vivant, sa pensée
aurait évolué, aurait été plus avant. Mort, elle se cristallise. Or, c'est ce
moment précis que les vivants choisissent pour l'admirer, pour le sanctifier,
pour le déifier.
Les morts nous dirigent ;
les morts nous commandent, les morts prennent la place des vivants... Toutes
nos fêtes, toutes nos glorifications sont des anniversaires de morts et de
massacres. On fête la Toussaint pour glorifier les saints de l'Église ; la fête
des trépassés pour n'oublier aucun mort. Les morts s'en vont à l'Olympe ou au
Paradis, à la droite de Jupiter ou de Dieu. Ils emplissent l'espace «
immatériel » et ils encombrent l'espace « matériel » par leurs cortèges, leurs
expositions et leurs cimetières. Si la nature ne se chargeait pas elle-même de
désassimiler leurs corps et de disperser leurs cendres, les vivants ne
sauraient maintenant où placer les pieds dans la vaste nécropole que serait la
terre.
La mémoire des morts, de
leurs faits et gestes, obstrue le cerveau des enfants. On ne leur parle que des
morts, on ne doit leur parler que de cela. On les fait vivre dans le domaine de
l'irréel et du passé. Il ne faut pas qu'ils sachent rien du présent. Les
enfants savent la date de la mort de Madame Frédégonde, mais ignorent la
moindre des notions d'hygiène, Telles jeunes filles de quinze ans savent qu'en
Espagne, une madame Isabelle resta pendant tout un long siège avec la même chemise,
mais sont étrangement bouleversées lorsque viennent leurs menstrues... Telles
femmes qui pourraient réciter la chronologie des rois de France sur le bout des
doigts ne savent pas quels soins donner à l'enfant qui jette son premier cri de
vie... Alors qu'on laisse la jeune fille près de celui qui meurt, qui agonise,
on l'écarte avec un très grand soin de celle dont le ventre va s'ouvrir à la
vie.
Les morts obstruent les
villes, les rues, les places. On les rencontre en marbre, en pierre, en bronze
; telle inscription nous dit leur naissance et telle plaque nous indique leur
demeure. Les places portent leurs titres ou celui de leurs exploits.
Dans la vie économique, ce
sont encore les morts qui tracent la vie de chacun. L'un voit sa vie toute
obscurcie du « crime » de son père ; l'autre est tout auréolé de gloire par le
génie, l'audace de ses aïeux. Tel naît un rustre avec l'esprit le plus
distingué ; tel naît un noble avec l'esprit le plus grossier. On n'est rien par
soi, on est tout par ses ascendants...
Des nuées d'ouvriers,
d'ouvrières, emploient leurs aptitudes, leur énergie à entretenir le culte des
morts. Des hommes creusent le sol, taillent la pierre et le marbre, forgent des
grilles, préparent à eux tous un habitat pour qui n'est plus. Des femmes
tissent le linceul, font des fleurs artificielles, préparent les couronnes,
façonnent les bouquets pour orner la maison où se reposera l'amas en
décomposition de l'humain qui vient de finir... Pour entretenir le culte des
morts, la somme d'efforts, la somme de matière que dépense l'humanité est
inconcevable. Si l'on employait toutes ces forces à recevoir les enfants, on en
préserverait de la maladie et de la mort des milliers et des milliers.
Ne voyons-nous pas, au
centre des villes, de grands espaces que les vivants entretiennent pieusement :
ce sont les cimetières, les jardins des morts. Les vivants se plaisent à
enfouir, tout près des berceaux de leurs enfants, des amas de chair en
décomposition, les éléments de toutes les maladies, le champ de culture de
toutes les infections. Ils consacrent de grands espaces plantés d'arbres
magnifiques, pour y déposer un corps typhoïdique, pestilentiel, charbonneux, à
un ou deux mètres de profondeur ; et les virus infectieux, au bout de quelques
jours, se baladent par la ville, cherchant d'autres victimes. Les hommes qui
n'ont aucun respect pour leur organisme vivant, qu'ils épuisent, qu'ils
empoisonnent, qu'ils risquent, prennent tout à coup des mesures comiques pour
leur dépouilles mortelles alors qu'il faudrait s'en débarrasser au plus vite,
la mettre sous la forme la moins encombrante et la plus utilisable. Au lieu de
se hâter de faire disparaître ces foyers de corruption, d'employer toute la
vélocité et toute l'hygiène possible à détruire ces centres mauvais dont la
conservation et l'entretien ne peuvent que porter la mort autour de soi, on
truque pour les conserver le plus longtemps qu'il se peut, on promène ces tas
de chair en wagons spéciaux, en corbillards, par les routes et par les rues.
Sur leur passage, les hommes
se découvrent. » Eux qui tout à l'heure foulaient aux pieds un estropié vivant,
passaient, indifférents ou railleurs, devant la souffrance, se sentent soudain
de l'émotion devant ces restes insensibles. Ils respectent la mort ! Le riche
salut sa victime qui s'en va, le pauvre se découvre devant le meurtrier des
siens qu'emporte le convoi. Mensonges et duperies d'union sacrée : « Tel qui suit
respectueusement un corbillard, s'acharnait la veille à affamer le défunt, tel
autre se lamente derrière un cadavre, qui n'a rien fait pour lui venir en aide,
alors qu'il était peut-être encore temps de lui sauver la vie. Chaque jour la
société capitaliste sème la mort, par sa mauvaise organisation, par la misère
qu'elle crée, par le manque d'hygiène, les privations et l'ignorance dont
souffrent les individus. En soutenant une telle société, les hommes sont donc
la cause de leur propre souffrance et au lieu de gémir devant le destin, ils
feraient mieux, de travailler à améliorer les conditions d'existence, pour
laisser à la vie humaine son maximum de développement et d'intensité. » (A.
Libertad)
Trop de siècles ont été
empoisonnés par la mort, terrifiés par son attente subjugués par ses rites. Que
les hommes cessent, devant le phénomène enfin situé dans l'activité
universelle, des momeries sottement répétées. Qu'ils débarrassent la mort de
son théâtre, de tout ce qu'elle ébranle d'apparat, de pensées et de propos
mensongers, de gestes lâches et vains, odieux ou pitoyables. Qu'elle ne prenne,
devant leurs yeux dessillés, que la part d'attention et de soins, minimes,
qu'elle exige. Arrière les sépulcres et les humains agenouillés sur eux en
travesti. Hommes, reprenez des mains des nécrophages, les luminaires voilés.
Offrez toute à la vie leur flamme délivrée. Et que les énergies, résolument –
rythmées par des vivats, non des sanglots contraints – se tournent vers ses
œuvres, jusque-là honteusement délaissées !
– L.
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