Un tel soupçon qui vise l'ordre moral bourgeois ne se divise pas. Du moins, Bernard Noël ne le divise-t-il pas. Au contraire il l'étend à ce qui s'y oppose, à ce qui s'y oppose terme à terme ( à ce qui, du moins, a prétendu s'y opposer). L'ordre moral bourgeois ment, qui abuse du langage; qui s'enveloppe des principes des droits de l'homme ( de la révolution, de la résistance, etc) et les foules aux pieds ( qui a torturé là-bas, ratonné ici; mène depuis des guerres "chirurgicales" au nom du Bien) - ce point est établi, par quoi s'effectue l'établissement de toute politique, au moins, par quoi il est jugé de chacune. Mais il faut plus pour établir une politique conséquente ( qui tient que ses principes valent pour toute politique). L'inspiration, la promesse "communistes" (le mot est puissant encore, en 1969, quand Bernard Noël écrit " l'outrage aux mots"; il est loin de demander alors d'être sauvé; il est au contraire celui par lequel c'est toute politique qui attend de l'être ne mentent pas moins, autrement dit n'abusent pas moins du langage. Et Bernard Noël le dit aussi, aussitôt, et il le dit là, à égalité, si j'ose dire -étrange égalité, qui condamne, qui laisse sans arrière ( il s'agissait pourtant, en apparence du moins, d'une "défense"):[...] je me suis aperçu que la violente faite à la langue n'était pas l'exclusivité de l'état bourgeois, et que la sienne me touchait infiniment moins qu'une autre. Après tout, que les bourgeois défendent leurs intérêts en essayant de nous faire prendre les vessies pour des lanternes, rien de moins inattendu, mais que le communisme ait été vidé de son sens pour servir une entreprise totalitaire dont le monde ni la pensée ne se remettent pas, voilà un bien plus grand outrage aux mots".
Un bien plus grand outrage au sens. Le sens, qu'il n 'y a pas de politique "bourgeoise" à n'avoir délibérément trahi, le communisme ne l'a pas trahi moins qui s'opposait pourtant prétendument à elle. Qui, s'opposant à elle, permettait que le sens survécût. Qui le promettait. Il n'en a pas alors été seulement d'une double et semblable trahison, mais d'une trahison d'une révolution (bourgeoise dans l'un, prolétarienne dans l'autre). Deux des plus éminentes langues, dans lesquelles se seraient prononcées deux des plus considérables promesses, n'auraient l'une comme l'autre accouché que de leurs deux plus pénibles repentirs, de leurs deux plus pénibles désaveux. Pour qu'il reste quoi?
Pour qu'il ne reste rien à quoi la pensée suffise. Dans un premier temps, du moins. Dans un premier temps, la pensée s'est découragée qui ne cessait pas de vouloir en finir avec un monde (un langage) qu'il fallait à toute force renverser, quand le monde ( le langage) qui promettait son renversement ne montrait pas une moindre forfaiture - une moindre capacité à empêcher tout renversement. Une forfaiture incomparablement plus grande même, pour peu qu'on s'y arrête, dès lors que si, du premier, nul n'attendait plus rien, c'est du second que tous attendaient tout. Il en a résulté ceci: on s'est alors détourné du second par le même mouvement qu'on a misérablement rallié le premier. De toutes les façons qu'on considère les choses, c'est ce qui s'est passé ( ce n'était pas inévitable, cependant: on aurait aussi bien pu abandonner le second mais ne rallier rien).
Quand ( s'est-on détourné, a-t-on rallié)? Pour commencer: dans les années cinquante. C'est dans les années cinquante qu'on a majoritairement, avec raison (Berlin, 1953, Budapest, 1956), commencé de cesser de croire à la possibilité que le mot "communisme" fût celui par lequel se dit avec vérité l'alternative au monde capitaliste, raciste, colonialiste, etc. (racisme, colonialisme, par quoi le monde capitaliste, alors, se définissait, du moins aux sens anciens des termes). Le mot "communisme" n'a pas cessé depuis de désigner cette cessation , lui qui n'avait pas jusqu'alors cessé de désigner la promesse du contraire. Etait-ce convenir que cette promesse mentait (ce que dirent ceux qui formeraient dorénavant les anticommunistes -d'anciens communistes, le plus souvent)? Ou qu'elle avait été trahie ( ce que dirent les communistes "révisionnistes" ). Prague (1968) peut être le moment pour cette génération où ce mensonge ne put plus faire de doute.
Les communistes "révisionnistes", ou les communistes oppositionnels ne se sont pas manifestés que dans les années cinquante, autrement dit avec ou après les procès "libéraux" (ou français) du communisme - les procès Victor Khravchenko et David Rousset, nommément-, ou avec ou après les procès "socialistes" ( ou soviétiques) - le procès Rajk, par exemple-, mais dès les années trente. Où les mêmes choses en effet avaient été dites déjà: par Boris Souvarine, par exemple, et les communistes oppositionnels réunis autour de lui (la critique sociale); par les surréalistes aussi, depuis un point qui n'en était pas tout entier distinct; par quelques autres encore. Etranges années trente où tout avait donc été déjà dit, compté, pesé, pensé de ce qu'il en était réellement du socialisme, autrement dit de ce que celui-ci avait ou non de "r, et par ceux-là même qui y avaient appelé. La réalité du socialisme dit "réel": voilà bien ce sur quoi ont buté tous ceux qui n'entendaient pas cesser de penser la possible simultanéité d'une transformation du monde et d'un changement de la vie ( qui étaient prêts à tout, sauf à reconnaitre que Marx et Rimbaud avaient eu tort, séparément, au moins, ensemble à fortiori). Pure puérilité, que n'a alors alimentée que l'aversion viscérale que nourrissait contre elle le monde irrémédiablement réel de la bourgeoisie capitaliste.
George Bataille, pour jeter là un nom familier à Bernard Noiël ( après lequel le nom de Bernard Noël vient en effet lui-même "familièrement"), comme il est familier à quiconque ne sépare pas entre la "poésie" et la politique ( à quiconque aura résolu qu'on ne les séparera pas sans qu'il soit, par le fait, impossible de parler authentiquement de politique ni de "poésie"), avait dès le début des années trente rompu avec cette pauvre puérilité. Il n'a pas seulement prétendu qu'il était douteux d'entretenir l'illusion de leur compatibilité, il a permis qu'on tienne ce doute pour constitutif. de quoi? de la politique révolutionnaire pour commencer, en tant qu'on l'avait confiée au socialisme dit réel: le socialisme dit réel ne la réaliserait pas. Non seulement le socialisme dit réel ne la réaliserait pas, mais les mots mêmes au moyen desquels il prétendrait la réaliser diraient au contraire qu'il est devenu impossible de ne pas douter de la possibilité d'une telle réalisation, à quelque "socialisme" qu'on s'en remette dorénavant.
Est-ce assez? Non ce ne l'est pas: le doute deviendrait vite tel qu'il faudrait douter des mots au moyen desquels continuerait de se dire la promesse de sa réalisation. Doute que Bataille étendra aussitôt -et pour la même raison- des mots de la politique à ceux de la "poésie". Autrement dit, il tiendra - en quoi il se tient fidèlement à la Commune et à ses leçons-qu'il suffit que le doute ait été jeté sur les premiers des mots auquel le mot "politique" lui-même (marxiennement) comme la même que la politique (que la révolution) n'eussent plus aucun sens. N'eussent plus dès lors qu'une existence au moins artificielle, à la vérité fausse, trompeuse.
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