mercredi 9 novembre 2022

Lignes N° 69: Logique du conspirationnisme

 "Lignes"  est une collection dirigée par Michel Surya

Article: "Pire qu'une croyance, le complotisme"   par Franck Chouraqui



"Voici un exemple instructif. Dans le contexte de la théorie du complot plus large selon laquelle l'élection présidentielle américaine de 2020 a été " volée", Sidney Powell, l'une des avoocates de Donald Trump, avait déclaré que les machines à voter de la marque Dominion avaient contribué à la falsification des résultats. Elle affirmait que la société Dominion avait "sur les instructions" de Hugo Chavez créé un programme informatique falsificateur et en avait fait usage en faveur de Chavez au Vénézuela et de Biden en 2020, et que Dominion avait des liens avec la fondation Clinton et l'organisation de Georges Soros ( deux favoris des complotistes d'extrême droite). Comme on le sait peut-être, Dominion avait réagi de manière très robuste en assignant Powell et d'autres en justice pour diffamation (plusieurs cas sont encore en cours). La ligne de défense choisie par les avocats de Powell mérite notre attention. Elle consiste à exploiter la distinction que je viens de formuler entre mensonge et post-vérité, de manière à suggérer qu'un discours post-vérité n'est pas soumis aux règles de la diffamation parce qu'il n'est pas soumis aux règles du vrai. La défense de Powell argue - de manière frappante- qu'"aucune personne raisonnable pourrait conclure que les déclarations [de Powell] étaient véritablement factuelles. et de se référer à une décision de justice antérieure selon laquelle "il y a de bonnes chances que des déclarations potentiellement diffamatoires présentées comme factuelles, quand elles sont prononcées dans le contexte d'un débat politique agressif, devront être comprises comme une sorte d'opinion rhétorique"

L'argument légal est évidemment spécieux pour nombre de raisons, mais la distinction sur laquelle il repose est, à mon sens, valide et doit être pris au sérieux. Il semblerait que les praticiens de la politique post-vérité ( comme Powell et son maitre Trump) se considèrent comme formulant des "opinion rhétorique",  c'est une déclaration que l'on fait pour qu'elle produise un effet, et cet effet est escompté que la déclaration en question soit crue ou non. L'épistémologie subtile à laquelle les avocats de Powell pensent pouvoir faire appel - qu'ils pensent plausible non seulement pour des philosophes, mais pour un juge - est donc celle-ci: on peut obtenir des citoyens une série de comportements politiques grâce à des discours sans pour cela escompter que ceux-ci croiront dans la vérité de tels discours.

Les discours motivent les actes, qu'ils soient crus ou non."


"Deuxièmement, et en conséquence, il faudrait se rendre à la triste évidence que le problème de la post-vérité, parce qu'il est plus aigu que celui du mensonge, se joue à un niveau qui met l'esprit même de la démocratie en défaut. L'idéologie démocratique présuppose un horizon d'accord entre les sujets rationnels parce que leurs esprits sont tournés vers le vrai ( qui est un ) , et que, dans la mesure où l'on entend vivre selon le vrai, notre coexistence sociale a une chance d'être harmoniée. La démocratie présuppose que les citoyens, comme êtres rationnels, soumettront naturellement, et spontanement, leurs décisions à la valeur du vrai. Dans la post-vérité au contraire, c'est la valeur du vrai elle-même qui est mise en cause: démontrer qu'une croyance est fausse ne suffit plus à décourager les comportements qui l'accompagnent, parce que cela présupposerait qu'on s'intéresse à la vérité. Comment persuader quelqu'un qui ne se soucie pas du vrai? Il semble que l'esprit démocratique a préjugé de cette orientation comme d'un fait anthropologique inaliénable, alors que le phénomène massif de la post-vérité nous montre qu'ils s'agit plutôt d'une habitude culturelle et idéologique historique. Or, ce que l'histoire a donné, elle peut le reprendre. C'est ce qu'elle semble faire à présent."


"Devant l'absurdité de la plupart des théories du complot, l'on est abasourdi: "comment peuvent-ils croire de telles absurdités?", semble être la première réaction des gens 'raisonnables" face aux complotismes. La réponse donnée à cette question par toutes les théories qui dominent le débat à l'heure actuelle, c'est qu'un complotiste croit à une théorie parce qu'il y trouve un intérêt (cela peut être un plaisir narcissique, l'intérêt politique, l'évasion de la culpabilité, le besoin de sens, d'ordre, etc...). Autrement dit, un conspirationniste croit à un complot non parce que sa croyance est soutenue par des raisons mais parce qu'elle est motivée par des causes. La plupart des théories du complotisme font derechef appel à un phénomène qui du reste est très douteux, celui de l'auto-tromperie".

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