mercredi 23 novembre 2022

Lignes N°42: La pensée critique contre l'éditorialisme

Lignes  est une collection dirigée par Michel Surya

Article: Tenir parole   de Cécile Canut et Alain Hobe




"Les politiques n'auront pas attendus Georges Orwell er son 1984 , ni Gustave Lebon et sa Psychologie des foules, pour s'aviser de l'atout que représente, en démocratie non moins qu'ailleurs, l'assurance de se savoir maître et possesseur de la parole. Le Socrate du Gorgias avertissait déjà son sophiste d'interlocuteur de ce que "la rhétorique est le simulacre d'une partie de la politique". Aujourd'hui, les moyens médiatiques contemporains auront à coup sûr permis aux discoureurs de s'affirmer davantage, à la faveur de la place croissante faite aux commensaux que sont les porte-voix du régime - à savoir le fleuron de la gent journalistique en vue-, et quand bien même on aura pu tenir pour avéré que fariboles et billevesées leur fournissent un viatique. On ne compte plus les esbroufes de ces dernières années."

"Libéral :Le mot lui-même est à double détente. Au prétexte de sa naturalité, il suppose sa réfutation rétive à l'attachement par lui proclamé à la liberté. La première rencontre avec le terme fait irrémédiablement porter, quoi qu'il arrive, une ombre sur ce qui le conteste, et ce, même si en ces moments troublés du capitalisme, la mobilisation sans répit que celui-ci requiert ( le tout évaluatif-compétitif, l'obsession sécuritaire ou l'injonction identitaire) n'est pas pour laisser place à quelque libéralité que ce soit. C'est même toujours moins d'autonomie à quoi consent ce qui ne parait gouverner qu'au prix du grand accaparement. C'est comme s'il n'y avait pas moins libéral, au fond, que ce qui s'en réclame."

"Il en va de ces discours comme de la rumeur: les déplorer, les condamner, c'est encore les répandre. Et les ignorer, c'est courir le risque de les laisser néantiser ce qu'ils méprisent. Ces discours sont ceux des éditorialistes, évidemment, mais également ceux de tout un réseau de petits chroniqueurs locaux non moins zélés que leurs modèles. La vulgate néolib est passée depuis belle lurette à l'échelon local. Elle infuse par l'entremise de bulletins municipaux, régionaux et autres, dont l'amateurisme ne garantit pas l'innocuité. Mais on pourrait chercher ailleurs, sur les écrans, les murs, les pages, où s'étale la forme de pensée, de dépensée faudrait-il dire avec Gisèle Berkman, à laquelle il convient semble-t-il que tout un chacun se convertisse. celle pour laquelle, dit le philosophe, "il n'y a plus de place pour l'hybride, l'insaisissable, l'inclassable". 

"Tout se passe comme si chacun, mené par des impératifs vénaux, ne connaissait plus de limites au profit tiré des discours, d'une parole à laquelle on ne sait plus quoi faire dire. Il semble en aller des discours comme de la production des objets du monde, y compris artistiques: ils sont soumis au régime d'accumulation privatif - une logique de surenchère ou de surproduction à laquelle nul ne peut s'opposer sans arguer de morale et s'ériger en police. Ce n'est pas que ces discours dominants forgent une langue de la servitude, c'est juste qu'ils sont les véhicules d'une pensée qui n'en est plus une. Ou qui circonvient par la circonstance d'un désarroi."

"Rien n'est plus ressemblant à la ritournelle éditoriale qua la ritournelle indignée. N'aura-t-on pas mieux fait de penser: nulle incarnation, et même nul système. Juste une condition, qui obstrue tout devenir en incriminant par avance sa part d'incertitude."

"Démonétisée par anticipation, la parole n'a pas davantage à être crue qu'à se voir niée. Les discours sont à ce point objets de manœuvres et perclus de calculs, qu'ils font perdre aux faits relatés toute conviction. Les affabulations passent, subsumées par leur nombre et perdues dans leur généralisation. La politique potemkine à laquelle il semble qu'on assiste, aura-t-elle agi pour une disparition des paradis fiscaux, maintes fois annoncée?, pour un juste traitement des populations roms? ,pour la sauvegarde de la retraite par répartition?, pour la perpétuation du modèle universitaire?, etc. Aura-t-elle, à ce point d'affabulation, pu vouloir dépasser le seul souci communicationnel? Ou n'est-ce pas plutôt au nom de ces fables que s'installe la condition d'une société sans parole?"

"La déconsidération des discours n'est pas tant un phénomène langagier qu'un phénomène social croissant celui de la politique. La mystification fait place à un ethnicisme qui gagne les esprits prompts à s'emballer pour des représentations abusives, et par lesquelles la politique est retournée en mythification. La mise en bouche progressive de nombreux termes ou arguments, et l'écho qu'ils rencontrent, ne sont pas sans consterner. D'autant qu'il n''est pas apparu que quelque officine ait mené des opérations de police langagière, et qu'il est à redouter que ces manières de ce qui inquiète. Or telle inquiétude est sociale. Elle n'est pas linguistique. La question linguistique n'est en rien excédée par les atteintes aux discours. Il est le plus souvent fait porter à la langue des torts, des travers, des culpabilités voire des innocences qui ne sont pas les siennes. Aussi bien nous ne voyons pas quelle "résistance dans la langue" mener. Il n'y a pas de langue malade - aussi surprenant qu'il soit de se l'entendre dire en ces temps d'alertes sanitaires itératives. Il n'y en a pas de malade, et il n'y en a pas davantage de fringante ou de saine. La langue "contaminée", quand donc aurait-elle connu sa grande santé? Où? Par quoi en juger? Il faudrait supposer un fond, un territoire vierge de la langue à travers quoi la prolifération se serait faite. Or nulle langue n'aura pu se prétendre telle: il n'y en a pas de propre. Il n'y en a pas non plus d'empoisonnée. La langue n'est pas une donnée du réel: elle est immanence pure, et sans pouvoir être atteinte. Aucun tyran, aucun grand criminel d'aucun pays n'aura jamais souillé quelque langue que ce soit."












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