dimanche 6 novembre 2022

L'espèce humaine Par Robert Antelme

" Là-bas, la vie n'apparaît pas comme une lutte incessante contre la mort. Chacun travaille et mange, se sachant mortel, mais le morceau de pain n'est pas immédiatement ce qui fait reculer la mort, la tient à distance; le temps n'est pas exclusivement ce qui rapproche la mort, il porte les œuvres des hommes. La mort est fatale, acceptée, mais chacun agit en dépit d'elle. Nous sommes tous, au contraire, ici pour mourir. C'est l'objectif que les SS ont choisi pour nous. Ils ne nous ont ni fusillés ni pendus mais chacun, rationnellement privé de nourriture, doit devenir le mort prévu, dans un temps variable. Le seul but de chacun est donc de s'empêcher de mourir. Le pain qu'on mange est bon parce qu'on a faim, mais s'il calme la faim, on sait et on sent aussi qu'avec lui la vie se défend dans le corps. Le froid est douloureux, mais les SS veulent que nous mourions par le froid, il faut s'en protéger parce que c'est la mort qui est dans le froid. Le travail est vidant - pour nous, absurde - mais il use, et les SS veulent que nous mourions par le travail; aussi faut-il s'économiser dans le travail parce que la mort est dedans. Et il y a le temps: les SS pensent qu'à force de ne pas manger et de travailler, nous finirons par mourir; les SS pensent qu'ils nous auront à la fatigue c'est-à dire par le temps, la mort est dans le temps. "


"Militer, ici, c'est lutter raisonnablement contre la mort. Et la plupart des chrétiens la refusent ici avec autant d'acharnement que les autres. Elle perd à leurs yeux son sens habituel. Ce n'est pas de cette vie avec le SS, mais de l'autre là-bas, que l'au-delà est visible et peut-être rassurant. Ici, la tentation n'est pas de jouir, mais de vivre. Et si le chrétien se comporte comme si s'acharner à vivre était une tâche sainte, c'est que la créature n'a jamais été aussi près de se considérer elle-même comme une valeur sacrée. Elle peut s'acharner à refuser la mort, se préférer de façon éclatante: la mort est devenue mal absolu, a cessé d'être le débouché possible vers Dieu. Cette libération que le chrétien pouvait penser trouver là-bas dans la mort, il ne peut la trouver ici que dans la délivrance matérielle de son corps prisonnier. C'est-à-dire dans le retour à la vie du péché, qui lui permettra de revenir à son Dieu, d'accepter la mort dans la règle du jeu. Ainsi, le chrétien substitue ici la créature à Dieu jusqu'au moment où, libre, avec de la chair sur les os, il pourra retrouver sa sujétion. C'est donc rasé, lisse, nié comme homme par le SS que 1 'homme dans le chrétien aura trouvé à prendre en importance la place de Dieu. Mais, plus tard, lorsque son sang lui refabriquera sa culpabilité, il ne reconnaîtra pas la révélation de la créature régnante qui s'impose à lui chaque jour ici. Il sera prêt à la subordonner toujours - il acceptera, par exemple, qu'on lui dise que la faim est basse - pour se faire pardonner, y compris rétrospectivement, le temps où il avait pris la place de Dieu." 

 

 

Aucun commentaire: