L’Outrage aux mots
4
octobre 2002 : le ministère de l’intérieur se mêle de littérature.
Sur cette question de censure, Remue.net a diffusé l’analyse de Jean-Marie
Laclavetine, le point de vue d’éditeurs, dont Paul Otchakovsky-Laurens et
Christian Bourgois, et la contribution d’écrivains, dont Michel Séonnet ou
Leslie Kaplan.
Pour
revenir au cœur même de la question, nous vous proposons en téléchargement un
texte fondamental, peut-être déjà dans votre bibliothèque en postface au Château de Cène : il s’agit de "L’Outrage
aux mots" de Bernard Noël, écrit en 1975.
A sa
parution, Ronald Klapka avait rendu compte dans remue.net de la publication en
poche (collection
L’Imaginaire) du Château de Cène/ "L’Outrage aux
mots".
Des cris. Ils
recommencent encore. Je les entends, et pourtant je n’entends rien. Je voudrais
savoir ce qu’ils disent. Je l’ai su. Je cherche ce qui les censure en moi,
maintenant. Des cris, comme d’une femme rendue folle. En les écoutants je me
disais : il ne doit rien se passer ici. Il ne se passait rien que ces
cris. La nuit. J’avais peur, et j’avais peur d’avoir peur. Sale bicot,
m’avaient dit les gardiens. Il est facile de résister à la provocation, plus
facile qu’à l’attente. J’écoutais. J’écoute, mais à chaque fois que cela
revient, il n’y a plus que le creux du cri. Comment dire ? Cela crie, mais
ne dit plus rien. Quelque chose a effacé les mots, le sens qui peut-être me
rassurerait. Au moment même, j’avais peur de ce qui allait suivre ; à
présent, j’ai peur de faire de la littérature. J’ai beau le vouloir, je ne
peux, ici, faire retentir le vide de ce cri vide. Et ne pas même expliquer
pourquoi il revient, et revient, toujours obsédant, depuis plus de quatorze
ans. Une femme qu’on va violer, qu’on a violée et qui n’en finit pas de revivre
l’imminence ? Une femme à qui le noir fait revivre sa peur ? Mais
dans les prisons, il ne fait jamais noir. Mon corps retrouve assez facilement
ce qu’il éprouvait : ce froid qui se propage depuis la colonne vertébrale,
cependant que tout s’arrête dans la poitrine pour qu’aucun bruit ne trouble
l’écoute, si bien qu’on est soudain à bout de souffle comme doit l’être
l’autre, là-bas, qui crie. Mais que voudrais-je raconter ? Non pas ces
cris, qui me surprennent chaque fois ; non, d’ailleurs je les sens devenus
autre chose que ce qu’ils furent. Cette femme criait à la mort, qu’importent
ses mots. Qu’elle criait à la mort, je le sais. Mais alors qu’est-il advenu ?
Pourquoi affirmer un sens juste après avoir dit qu’il a changé ? C’est
que, maintenant, ce cri à la mort dont j’ai censuré les mots me censure à son
tour. Il résonne et tout se tait, tout ce que je voudrais découvrir, et qui lui
est lié. Peut-être écrit-on pour effacer ? Dans ces nuits-là, s’ils
avaient ouvert ma porte j’aurais hurlé comme un fou. Il est intolérable
d’avoir peur. On n’en parle pas. Un ancien déporté m’a raconté : un soir,
sur la place du camp, des milliers de juifs étaient rassemblés. On allait les
échanger contre des camions. Mais rien ne venait. Le silence. La neige.
Longtemps. La neige. Longtemps. Tout à coup, un cri. Tous à la fois criaient.
Et il a imité ce cri. Un souffle rauque et interminable. J’ai vu. Oui, j’ai vu.
Le désespoir neigeait. J’étais glacé. Un cri mimé ; un cri que j’ai
entendu. Le même froid. Et à cet instant, je comprends pourquoi il n’y a pas
d’indignation possible à l’instant même où retentit le cri à la mort d’un
humain que d’autres humains maltraitent : il n’y a que le saisissement
froid de l’horreur, et cela ne parle ni ne se parle. Après vient la colère, la
révolte, mais comment dirait-on ce cri ? Et si l’on pouvait encore le
crier, quel froid - celui de la mort. La révolte nous réchauffe : elle
nous fait revenir de la mort. La révolte rature la mort. La révolte agit ;
l’indignation cherche à parler. Seulement, depuis le fond de mon enfance que de
raisons de s’indigner : la guerre, la déportation, la guerre d’Indochine,
la guerre de Corée, la guerre d’Algérie... et tant de massacres, de l’Indonésie
au Chili en passant par Septembre Noir. Il n’y a pas de langue pour dire cela.
Il n’y a pas de langue parce que nous vivons dans un monde bourgeois, où le
vocabulaire de l’indignation est exclusivement moral - or, c’est cette morale-là
qui massacre et qui fait la guerre. Comment retourner sa langue contre
elle-même quand on se découvre censuré par sa propre langue ?
Cette
question, longtemps, je n’ai pas su me la formuler, et maintenant je ne trouve
pas les mots pour y répondre. Non qu’il faille d’autres mots que nos mots, mais
ils se disposent spontanément selon des structures qui correspondent à l’ordre
moral de la société. Il y a une police jusque dans notre bouche. Pour lever la
censure, il faudrait... Que faudrait-il ? En tout cas ne plus jouer le
jeu. Et je crois bien porter la guerre civile en nous-même, car il n’y a pas
d’autre moyen. Qu’est-ce à dire ? Un rien nous ramène à l’ordre, et
parfois même l’arme que nous avions cru braquer contre lui : partout est à
l’œuvre une puissance de récupération fantastique.’ Et d’abord en nous. J’en
sais quelque chose.
Traduit en
justice pour outrages aux mœurs, j’ai voulu ne pas me défendre. J’aurais dû
persévérer. Mes amis se sont émus : j’avais tort, j’ignorais quelle
machine j’allais affronter, je devais faire confiance à un spécialiste, et puis
il fallait que mon affaire servît d’exemple. Ainsi, peu à peu, bien que sans me
prendre jamais pour une victime de la liberté d’expression, j’ai fini par
croire que je servirai cette liberté en jouant le jeu du procès. L’avocat
m’avait rassuré, quand, le remerciant de ne pas me demander des honoraires que
d’ailleurs je n’aurais pu payer, il m’avait mis à l’aise : je ne vous
défends pas vous, mais un principe. Je ne me doutais pas que, dans notre
société, les principes sont indéfendables puisqu’il est dans leur essence
d’être des principes, et donc de ne pouvoir être mis en question.
Exemple : en étranglant Maurice Audin, l’officier Charbonnier n’a jamais
enfreint aucun principe, étant donné qu’aucun porte-parole de nos principes n’a
jamais voulu le savoir.
Face au
tribunal, j’ai commencé à comprendre, mais il était trop tard. Première
affaire : un jeune homme accusé de proxénétisme et de vol. Ironie du
président. Et malgré le vous, le ton du tutoiement. Pour finir, le claquement
des menottes. Deuxième affaire : la mienne. Tout change : je suis un
monsieur, je suis libre. Je suis bien défendu. Qui ne se vomirait soi-même
d’être fait tout à coup si différent ? On m’interroge. Je bafouille. On me
redonne la parole : j’attaque. Je veux dire pourquoi je suis là - à la
suite de quelles violences de l’armée, de la police et des institutions, non
seulement sur moi, mais sur mon langage je ne me laisse pas interrompre. J’en
finis je m’assieds. J’entends l’un de mes avocats dire à un autre
défenseur :
Il avait besoin de se défouler.
Et puis la comédie commence, non pour défendre un principe, mais pour
démontrer, trois ou quatre heures durant, que je suis un bon écrivain, donc un
écrivain inoffensif. Et j’écoute, accusé devenu le complice de son accusation.
Il aurait
fallu venir là, et seulement pousser le cri. Mais de quoi, le disant, ai-je
l’air à présent - de quoi à mes propres yeux ? Tous les mots sont
complices de leur contexte de la même manière que tous les opprimés sont
complices de leurs oppresseurs sinon, eux qui sont la majorité, ils s’uniraient
pour vaincre. L’histoire n’est que l’histoire de l’oppression. Les révolutions,
finalement, n’ont jamais servi qu’à ceux qui renversent le pouvoir pour le prendre.
Nous sommes dupés d’avance parce que la langue est contrôlée. La langue comme
l’Etat a toujours servi les mêmes. Nous devrions nous méfier de tous ceux dont
les bourgeois disent : Avec celui-là, au moins, on peut parler. Celui-là
est déjà un traître, même s’il n’a pas trahi. Dans le contexte de l’ordre, on
ne peut, en dialoguant avec cet ordre, que le servir. Même quand j’essayais de
dire au juge mon indignation, je la trahissais. Il aurait fallu n’être là qu’un
corps - l’un de ces corps que censure tout ordre moral. N’être qu’un corps, et
simplement chier là, devant le président.
Chier :
jusqu’à quel âge n’ai-je pas osé dire ce mot ? Et combien de gros mots
ainsi interdits ? Tous les mots du corps. Le bon goût est l’un des
gendarmes de la morale. Il la sert. Il la serre autour de notre gorge et sur
nos yeux. Le bon goût est une façon d’accommoder d’oubli la mort des autres. Et
ici même, j’éprouve mon impuissance à chasser le mien. Comment traiter ma
phrase pour qu’elle refuse l’articulation du pouvoir ? Il faudrait un
langage qui, en lui-même, soit une insulte à l’oppression. Et plus encore
qu’une insulte, un NON. Comment trouver un langage inutilisable par
l’oppresseur ? Une syntaxe qui rendrait les mots piquants et déchirerait
la langue de tous les Pinochet ? J’écris. J’ai cris rentrés. Il n’y a pas
de pouvoir libéral : il n’y a qu’une façon plus habile de nous baiser. A
toutes les conversations au coin du feu télévisées, chacun devrait répondre par
un colis de merde expédiée au grand merdeux de l’Elysée. Qui récupérerait ce
langage-là ?
Un livre est
démuni. On croit l’avoir bien armé. Il ne résiste pas. Il ne sera jamais
insupportable. J’avais pensé suicider mon bon goût en écrivant le Château de
Cène. Et suicider en moi un certain écrivain. Quelle bêtise. Je me
disais : puisque le style est la valeur, je vais crever la valeur en lui
faisant dire ce qui ne se dit pas. Rien de plus facile à récupérer que le
style : il est le mouvement même de la récupération. Faut-il revenir
là-dessus ? Je me méfie de moi-même. Dans sa propre solitude, on ne
dialogue avec soi que pour se styliser. D’abord, pourquoi la première édition
est-elle signée d’un pseudonyme ? J’ai toujours rêvé d’écrire sous
plusieurs noms afin d’accélérer mes propres contradictions en leur donnant
diverses identités de papier, mais s’agissait-il de cela ? Ce pseudonyme
me censurait : c’était le masque sous lequel je demeurais blanc en
attendant. Avais-je peur ? Attendais-je d’être reconnu ?
Le temps nous
censure, naturellement. On ne se souvient pas de ce qui est mort. L’oubli se
redouble : on oublie l’oublié. Et il y a ce trou au milieu où nos jours
vont se perdre. La censure efficace ne rature pas, elle annule, et il n’y a
plus de trace. Dès lors ce qui a disparu n’a jamais existé. On n’écrit pas pour
dire quelque chose, mais pour délimiter un lieu dont nul ne pourra décréter
qu’il n’a pas eu lieu. Il y a un enchaînement, du plus loin, là-bas, jusqu’à ce
Château de Cène et jusqu’à cette ligne qui, dirait-on, coule de ma main, et
tout cela est mon lieu. Mais qu’est-ce que le lieu vivant s’il s’efface dans
cela même qui l’écrit ?
Je vois un
mendiant. Je vois un chien qu’on a jeté dans une mare de merde et qui s’enfuit
en hurlant. J’entends quelqu’un parler d’un homme qu’on a écorché vif : il
râlait encore dans la couverture où on l’avait roulé. Maintenant, je suis à la
caserne. Comment tuer un homme sans faire de bruit ? Le film éducatif
qu’on nous projette pourrait s’intituler ainsi. Je siffle. Je siffle encore.
Laisse tomber, me dit mon voisin, à quoi ça servira ? Je laisse tomber.
J’ai honte. Un autre film, un autre jour. Tous les prisonniers y tirent dans le
dos de vainqueurs trop généreux. Moralité. Pas de moralité, mais elle va de
soi. Je suis toujours à la caserne. J’apprends que la révolte est vaine si elle
ne s’organise pas. Un révolté est impuissant. Que faire de ma seule révolte
quand ce sous-officier nous raconte le coup de la grosse tête ? C’est en
Indochine. On a pris un Viet. On l’a attaché. Maintenant, avec le plat d’une
baïonnette américaine, on tape sur sa tête. On tape en se relayant. Et la tête
enfle. Enfle.
On écrit un
livre. Toute la mémoire y passe. Et du coup, il y a un glissement perpétuel des
référents. La censure arrête ce glissement. Elle veut un sens, un seul, et
qu’il soit fixe. J’écris. Je pose des mots et ces mots désirent d’autres mots.
Le désir produit la rencontre : il est la nécessité de ce qu’on croirait
n’être dû qu’au hasard. J’écris le Château de Cène. Que se passe-t-il ? Je
suis devant mes juges : je voudrais expliquer ce qui s’est passé. Les
référents glissent : le chien, l’homme écorché, les films, la grosse tête
je suis dans un meeting pour la liberté de la presse, salle Wagram, en 19 5 6.
Les fascistes attaquent. Algérie française. Bombes lacrymogènes. On casse des
chaises. On tape sur des têtes. Traînées de sang. L’Algérie française est jetée
dehors. Tout est calme soudain dans la fumée, la toux, les pleurs. La police
entre. La police qui devait nous protéger. La foule se lève et peu à peu recule
contre l’un des murs. Gendarmes mobiles et gardiens de la paix emplissent tout
l’espace qui se libère. Silence. Devant moi, face à face, un gardien de la
paix. Silence. Tout à coup, flics et gendarmes crient. Les crosses et les
bâtons se lèvent je tombe, frappé en travers du front.
J’écris le
Château de Cène. J’en ai assez de la violence, de l’horreur. J’espère que le
temps est venu de mon Aurélia. Pour la première fois de ma vie, j’écris vite,
comme émergeant enfin de ces années où je comptais mes mots je ne retiens plus
rien. J’écris. Que se passe-t-il ? Je me déviole, et je me souviens.
Seulement, en se dépliant dans le corps, mes souvenirs en accrochent d’autres,
qui ne sont pas tous les miens, et leur croisement fait surgir ces figures,
dont ma raison parfois s’épouvante je me souviens. J’écrivais comme on regarde
fixement. Tout était dans mes yeux. J’étais le vif regard qu’à la fois je
lisais pour l’écrire et que j’alimentais. Mais je suis devant mes juges, et
comment dire à la fois tout cela ? Oui, je joue le jeu - leur jeu, sauf
que je crois vraiment à la justice :
Oui,
monsieur, un homme auquel on tape des heures sur la tête, il ne s’agit pas de
le faire parler, d’ailleurs il est devenu fou. On tape pour rien. On tape pour
se venger de n’être qu’un bras qui tape. Le geste n’est même pas furieux. Il
est de plus en plus mécanique. Entendez-vous les coups ? Ils ne résonnent
presque plus. On dirait que l’os est devenu mou. Rien que ce bruit un peu
mouillé.
Il
arrive que les narines saignent, ou les yeux, ou les oreilles. Ou tout à la
fois.
Au
matin, d’habitude, on coupait la tête pour aller la jeter sur un village.
Parfois, on pariait : dégonflera, dégonflera pas, mais on n’avait pas le
temps d’attendre.
Alternativement,
je me souviens, j’oublie. On dirait que quelque chose de central a sauté. A la
place du centre, il y a un trou. Tantôt, ça tombe ; tantôt ça remonte. Et
ma langue, je la renverse vainement pour lui faire toucher le bord de ma gorge.
Maintenant, je n’écris plus le Château de Cène, et plus jamais je ne l’écrirai.
Fini. Tombé là-bas, et ce n’est pas lui qui remonte, mais une exigence qu’il
n’a pas comblée. On écrit à un moment précis. Et quelle duperie ! Que
s’est-il passé ? On a rempli des pages, c’est devenu un livre. Et le titre
de ce livre est une pierre sous laquelle repose ce qui s’est passé. Je ne peux
pas soulever la pierre. Je creuse seulement autour.
Oui,
monsieur, j’ai des souvenirs encore plus horribles. Si tant est qu’il existe
des degrés dans l’horreur... Cet Algérien qu’on a pendu la tête en bas
au-dessus du foyer d’une cuisinière. Les cheveux brûlent. La peau éclate. Le
visage graillonne et noircit à travers le rouge de la flamme. L’homme est
bâillonné. Au-dessus du bâillon qui le protège, le menton a l’air
fantastiquement intact et blanc. Tout livre a pour référent général, non pas un
sujet, mais un moment historique où se croisent la biographie de son auteur et
l’état de la société. La biographie et l’état social communiquent en permanence
à travers la culture et l’information. Cette communication est instable en ce
sens qu’on ne peut la réduire à une formule qui la fixerait. De même, le
référent général d’un livre, qu’il soit ancien ou récent, est instable parce
qu’il n’est pas non plus réductible : chaque lecture le change, en fonction
bien sûr de l’état immédiat du lecteur et de son contexte social, mais
également en fonction du rapport de ces composantes-là avec celles qui
existaient au moment de la composition du livre. Ce rapport, lui aussi, est
instable. Aujourd’hui, la technologie donne l’illusion que l’on peut définir
tous les périodes de l’instabilité, et en faire la synthèse, donc trouver la
formule totale - ou totalisante. Ce genre de démarche -l’aperçoit-on ? -
conduit à éliminer peu à peu la culture au profit de l’information. La culture
n’est pas quantifiable, ni réductible. La culture ne peut se ramener à un
savoir. Elle est instable. Elle inclut même l’oubli. La culture dépense ;
l’information capitalise, mais paradoxalement elle aboutit à un savoir vide,
car elle est plate, et tout y est égal. L’important n’est pas de savoir, mais
de relativiser. L’homme gavé’ d’information ne fait pas la différence, et
bientôt il devient indifférent. Je crois que la généralisation de la torture
est liée au culte de l’information. Quand il s’agit de savoir, rien que de
savoir, qu’importe le moyen employé puisque la fin justifie d’avance le moyen.
Le grave est que l’enseignement lui-même tourne à la simple information. La
preuve : la machine à enseigner est en train de prendre la place de l’enseignant
- ou du moins on prépare ce moment.
Le Château de
Cène a été écrit en trois semaines à partir de je ne sais plus quel jour de la
fin de janvier 1969. Le dixième chapitre a été repris et travaillé à part après
une interruption de quelques jours. Le reste, sauf une longue coupure pratiquée
sur épreuves, a paru sans modification du premier jet et n’a été corrigé que
pour l’édition Pauvert. Toutefois, il existait une première version, écrite au
début de 1958, en février je crois, c’est-à-dire onze ans plus tôt. Elle a
servi de modèle pour les quatre premiers chapitres, et partiellement le
septième. Elle contenait déjà la scène du débarquement dans l’île et du viol
par les chiens - qui semble avoir plus spécialement motivé l’inculpation pour
outrages aux mœurs -, et celle aussi du singe.
Voulant me
retracer l’histoire de mon livre, je n’arrive à me fournir que ce petit
bulletin d’informations. Je sais qu’entre le coup de bâton reçu à Wagram et le
début de 1958, j’ai été obsédé par les événements d’Algérie. Je sais également
que j’ai censuré la scène des chiens jusqu’à sa reprise en 1969. D’ailleurs,
après cette première version, composée elle aussi très rapidement, j’ai cessé
d’écrire pendant six ans, et de 1963 à 1969 j’ai très peu écrit (un bref recueil
de poèmes, un récit de trente-trois pages, des notes). Conséquence, le Château
de Cène, en levant ma propre censure, a fait de moi un “ écrivain ”. Par souci
d’interroger mon jeu, j’ajoute qu’une amie m’a reproché d’avoir censuré la
première édition en la corrigeant en vue de l’édition Pauvert. J’ai cru, moi,
rendre ainsi le livre plus précis, plus direct, donc plus violent je le crois
encore. De plus, le pseudonyme prolongeait la censure, ma signature l’annulait.
La censure
bâillonne. Elle réduit au silence. Mais elle ne violente pas la langue. Seul
l’abus de langage la violente en la dénaturant. Le pouvoir bourgeois fonde son
libéralisme sur l’absence de censure, mais il a constamment recours à l’abus de
langage. Sa tolérance est le masque d’une violence autrement oppressive et
efficace. L’abus de langage a un double effet : il sauve l’apparence, et
même en renforce le paraître, et il déplace si bien le lieu de la censure qu’on
ne l’aperçoit plus. Autrement dit, par l’abus de langage, le pouvoir bourgeois
se fait passer pour ce qu’il n’est pas : un pouvoir non contraignant, un
pouvoir “ humain ”, et son discours officiel, qui étalonne la valeur des mots,
les vide en fait de sens - d’où une inflation verbale, qui ruine la
communication à l’intérieur de la collectivité, et par là même la censure.
Peut-être, pour exprimer ce second effet, faudrait-il créer le mot SENSURE, qui
par rapport à l’autre indiquerait la privation de sens et non la privation de
parole. La privation de sens est la forme la plus subtile du lavage de cerveau,
car elle s’opère à l’insu de sa victime. Et le culte de l’information raffine
encore cette privation en ayant l’air de nous gaver de savoir. Ce processus
fait partie de la paupérisation actuelle - une forme de paupérisation elle
aussi très subtile puisqu’elle consiste à donner une aisance qu’elle supprime
en créant sans cesse des besoins qui maintiennent l’aliénation, mais en lui
enlevant son caractère douloureux.
La liberté
d’expression est évidemment dépendante de l’état de la langue. Apparemment, je
peux dire ce que je veux, mais en réalité je ne peux le faire que dans les
limites de cet état - état que l’usage courant de la langue nous dissimule. Les
mots semble-t-il sont là, toujours disponibles, toujours égaux à eux-mêmes. On
s’en sert si spontanément, et ils sont à notre disposition si naturellement
qu’on ne saurait les soupçonner. Ils sont une monnaie qui ne semble pouvoir
être fausse, en tout cas au niveau des espèces. Comment donc apercevoir la
sensure ? Il est vrai que les mots sont les mots et que la sensure ne
s’insinue que dans le jeu de leur signifié, mais les mots dont on a abusé
abusent à leur tour. D’où, à ce point, l’apparition d’une nouvelle
ambiguïté : la sensure qui agit sur nous à travers les mots (alors que la
censure agit à travers nous contre les mots) agit par ailleurs sur les mots
avec un effet de sensure : elle oblitère leur signifiant, c’est-à-dire
leur matière, leur corps. Ainsi découvre-t-on que l’ordre moral vise à raturer
en tout être, en toute chose, sa matérialité.
L’ordre moral
est moins obtus qu’on serait tenté de le croire. L’ordre moral, c’est l’ordre
de l’esprit. Il peut fort bien se servir de ce qui, apparemment, le
conteste : l’érotisme, par exemple. L’érotisme n’est pas un retour au
corps, il n’est qu’une intensification narcissique de son image. Et cette image
censure, dans le corps, tout ce qui est organique, tout ce qui est physique. On
n’a jamais autant montré de corps, et ceux-ci n’ont jamais été aussi peu des
corps. Ce sont des objets, toujours neufs, toujours beaux, et qui paupérisent
également le désir en le stylisant. Quand l’ordre moral montre son cul ou ses
poils, pas de problème, c’est encore l’idéalité qu’il nous montre.
Ecrivant,
essayant d’écrire, la question primordiale devient : comment s’en
débarrasser ? Enterrez la syntaxe, camarades, elle pue ! D’accord,
mais on fait des phrases quand même. Et allez donc parler sans enfiler un
sujet, un verbe, etc. On cherche des trucs. On change de séduction. On demande
même au lecteur de prêter la main au lieu de toujours se la laisser mettre. La
grande affaire, c’est qu’on est en bourgeoisie et que, sous ce régime-là, il
n’y a que la morale qui puisse servir de lien collectif. Seulement, pour que la
morale fonctionne, il faut que la phrase aussi fonctionne et que le mot dise
bien ce qu’il dit. Or, ce fonctionnement-là est fichu - fichu depuis que nos
pères ont massacré l’ouvrier et le colonisé et même leurs frères tout en
continuant à jouer les bons pères. Votre civilisation a de grandes dents, ô
papas, si grandes qu’elle a fini par se bouffer elle-même. Maintenant, il faut
crocheter dans le tas de merde, et chercher chacun son morceau de langue. Pas
d’histoire, tous au pourri !
J’avais un
camarade du nom de Marcel. Ce n’était pas son vrai nom. Dans cette guerre-là,
nul ne combattait sous son nom je n’ai jamais connu le vrai. Marcel était
Algérien. La fatigue, la tension l’avaient un peu déboussolé je lui ai trouvé
une chambre. Il ne devait pas en bouger. Il avait l’ordre de se reposer, de
rester tranquille. La chambre était proche de la Seine. Marcel a eu envie
d’aller se promener. Il n’a pas eu de chance. Il s’est fait arrêter. Un peu
plus tard, en prison, j’ai su où il avait été torturé et par qui. Marcel
n’avait plus les nerfs solides, ni sans doute le cœur. Il est mort. La Seine a
charrié beaucoup de cadavres durant l’automne de 1961.
Ecrivant le
Château de Cène, j’avais l’illusion que son mauvais genre allait faire de moi
un bougnoul de la littérature. Pourquoi ne pas avoir parlé directement ?
Et pourquoi, maintenant, ramener mes histoires d’ancien combattant ? La
violence débouche sur la mort. La mort met fin à la violence, ou alors il faut
inventer l’enfer. Comment parler de la violence ? Je voulais l’oublier.
Elle me tient. Le premier chapitre du Château de Cène est assez folklorique,
pas suffisamment toutefois pour que je n’aie pas deviné vers où cette mise en
scène me conduisait. J’ai tenté de détourner la violence, c’est pourquoi, dans
le deuxième chapitre, elle n’anime que le plaisir. Ces deux chapitres sont des
pièges auxquels j’aurais aimé me prendre pour éviter les chiens.
Une
littérature réaliste, ce serait quoi ? Les procès-verbaux, il y a les
flics pour ça. Ou bien dressons les procès-verbaux qu’on ne dresse jamais.
Disons comment on fait parler. Comment on parle. La réalité fout le camp au
même train que la minute. Voici des mots sur du papier, c’est la seule réalité
entre nous. Tout le reste, illusion, et l’illusion censure, elle aussi. On n’écrit
pas pour fixer, on écrit pour superposer de la dérive à l’universelle dérive.
Et merde pour le message, d’ailleurs le message est une tentative de censure
puisqu’il vise à imposer une vérité. Le signifié, c’est l’odeur du charnier
mental, le fumet de la décomposition. Mais là-dessous, camarade lecteur,
reste-t-il du corps ?
Tu
écris, tu m’as écrit.
Oui, et je continue. Je sens une autre langue sous ma langue. Quelque
chose qui veut percer. Plus envie d’être vaincu par abandon. Je crèverai le
français sans le quitter.
Tiens, ça grandiloque, tout à coup.
On écrit pour remettre ça. La vie n’offre jamais qu’une tournée. Tout
nous échappe. Et si les mots n’ont pas de sens, tout nous échappe doublement.
Le lendemain
du procès, Jean-Jacques Pauvert m’a téléphoné de bonne heure. Il voulait que
j’écrive ce que j’avais dit au juge, que j’en fasse un livre. Ce désir était
amical. J’ai eu envie d’y répondre. Le travail, d’abord, m’a paru très simple.
J’allais montrer que pour fonder son pouvoir la bourgeoisie avait remplacé Dieu
par l’Encyclopédie, qui devait donner réponse à tout, mais que, ce faisant,
elle avait fondé le nouveau rapport social sur la justesse de la langue. Plus
de droit divin, mais un droit séculier, le même pour tous.
En trahissant
ce droit au gré de ses intérêts, la bourgeoisie abuse de la langue. Je voulais
analyser cet outrage aux mots, et la censure qui s’ensuit, à travers trois
moments historiques : la Commune, la guerre de 1914 et le gaullisme. Un
simple montage des discours de Thiers et des déclarations des journaux
versaillais montre que le paternalisme bourgeois ne prépare que la Semaine
sanglante ; de même, le récit patriotique de la Grande Guerre charrie un
humanisme dont le massacre, qu’il a pour rôle de justifier, est la négation.
Quant au gaullisme, qu’il fabrique le mythe de la résistance, ou celui de la
grandeur, il n’est qu’abus de langage facile à démontrer. J’en étais là de mon
petit pamphlet, quand soudain je me suis aperçu que la violence faite à la
langue n’était pas l’exclusivité de l’Etat bourgeois, et que la sienne me
touchait infiniment moins qu’une autre. Après tout, que les bourgeois défendent
leurs intérêts en essayant de nous faire prendre les vessies pour des
lanternes, rien de moins inattendu, mais que le communisme ait été vidé de son
sens pour servir une entreprise totalitaire dont le monde ni la pensée ne se
remettent pas, voilà un bien plus grave outrage aux mots. Un outrage qui m’a
découragé. Au nom de quoi poursuivre mon travail ? Et vers quoi ? L’abus
de langage serait-il lié au pouvoir ? Et se pourrait-il qu’il n’y ait de
langage juste que dirigé contre le pouvoir ? Contre tout pouvoir ?
Car le pouvoir, qui centre tout, est d’abord et nécessairement confiscation du
sens.
C’est en
écrivant le Château de Cène que j’ai pris conscience de l’outrage aux mots,
exactement en écoutant les discours que tenait alors le général de Gaulle tout
au long d’un voyage en Bretagne. Conséquence, le chapitre X, que peu de gens
veulent lire pour ce qu’il est, bien que la scène sadique qui l’occupe soit
nettement située sur le plan du langage et sur le plan “ colonial ”.
A quoi
suis-je en train de travailler ? J’écris en me disant : je ne veux
pas être possédé - et déjà on piétine mon dos. J’écris contre le sens, et
j’écris pour produire un sens. Toujours la même surcharge, et le corps s’épuise
- oui, le corps des mots crève sous le poids. Je voudrais à présent travailler
au niveau du bruit de la langue. Ou peut-être m’écrire, comme dit Denis Roche,
qui crie si rudement : “ Quittez vos langues, petits pères (ma langue, ma
langue, merde), mangez vos langues, vieux chiens, pendant qu’il est encore
temps ! ” Mais il n’est déjà plus temps. Et ça fait couac, couac dans nos
gorges, cependant que ce qui voudrait monter dégringole et tombe au trou.
Un soir
d’octobre 1961, le fameux soir où les Algériens sont sortis de leurs ghettos
pour manifester, j’ai traversé Paris en taxi. Un barrage de police. Un flic en
civil ouvre la portière, regarde mon visage et crie :
Laissez passer, ce n’en est pas !
Humiliation.
Le racisme, c’est un regard qui vous classe sans appel. Qu’importe où il vous
range, il a ouvert la différence et rien ne l’efface plus.
Tout s’imite.
Il y a un terrorisme de l’imitation. Tel qui faisait de Fanti a soudain
tellement de pour qu’il devient un pouvoir comme un autre. Toujours du truc
dans l’anti-truc. Que faire, alors ? Au moins prévenir :
Attention,
je cherche à me baiser moi-même. Ne laissez pas passer. Ne laissez rien passer.
La
récupération est à l’œuvre dans cela même qui la dénonce, à croire que la
récupération et la vie ne font qu’un. Attention, ma langue glisse. En
commençant ce paragraphe, je voulais parler du racisme de l’écriture. Il parait
que le LISIBLE est raciste en ce sens qu’il traite le lecteur en simple consommateur,
au lieu, comme dit Roland Barthes de le faire jouer lui-même, de le faire “
accéder pleinement à l’enchantement du signifiant, à la volupté de l’écriture
”. J’ai peur que le Château de Cène soit lisible.
J’en ai peur,
bien qu’il ne soit pas sérieux - non, rien qu’un peu grave. Et bien qu’il rie
souvent de lui-même en multipliant les doubles-fonds, les jeux de mots, les
fausses citations. Je précise cela pour me rassurer tout en le signalant, mais
je ne suis sûr de rien. J’ai commencé par écrire des Extraits du corps, et
depuis beaucoup parlé du corps, car au milieu du pas sûr, ce matériau-là me
semblait le seul qui soit un peu sûr. Mais depuis quelque temps, je me répète
une double question : Comment la vie devient-elle un livre ? Et qu’est-ce
qu’un livre par rapport à la vie ? Non que j’espère trouver la
réponse ; seulement quelques éclats de réalité. Si les morts pouvaient
écrire, pas un vivant n’écrirait, mais pourquoi fait-on le mort ?
Un jour, à la
promenade, parce qu’il faisait très froid, les gardiens ont relâché leur
surveillance. Une demi-heure, je n’ai plus été au secret. Tous mes voisins
avaient été torturés. J’ai su où, par qui, comment. Celui qui me parlait
semblait trouver cela naturel. Je m’en suis étonné. Il était fier d’avoir
supporté. Une espèce de match gagné. Il m’a expliqué que le choc le plus
insupportable vient
de la surprise. Pour éviter ce choc, il faut s’entraîner. Il avait eu la chance
de recevoir un entraînement à la torture, dans un camp spécial, en Yougoslavie.
Où étais-je ? L ”horreur devenait une compétition.
Peut-être
écrit-on pour s’entraîner à la disparition - tant pis si le rapport parait
choquant -, s’entraîner : lutter contre. Puisque nous n’avons plus
rien à dire, plus rien à décrire depuis que le réalisme fuit par tous les
bouts, que nous reste-t-il à part le rien ? La situation n’est pas
désespérée : on peut faire tant de choses à partir de rien - le rien
interdit seulement qu’on les prenne pour le tout. Ainsi, la place est nette, et
elle le demeure. Pas question de s’exprimer - exprimer quoi ? Mais l’on
peut créer, c’est-à-dire jouer. Il faut d’abord se souvenir un peu pour nourrir
le mouvement des mots et rencontrer l’histoire, puis l’on devient guignol ou
l’autre ou soi-même, et tout cela sous son nom, à condition de prendre ce SOUS
très littéralement. D’ailleurs, la littéralité est difficile à partager, si
j’en crois mes amies à qui il est arrivé que tel ou tel lecteur du Château de
Cène demandât : - Est-il normal ?
A tout
prendre, je préfère la censure que cette question fait rejaillir sur mon
comportement à bien d’autres lectures - notamment à celles qui sont liées au
procès, et dont la plus désagréable consiste à m’en imputer la publicité. Bien
entendu, la pluralité des lectures devrait au moins me rassurer sur la
polysémie du livre ! S’il n’en est rien, c’est que rien n’a été comblé
d’un certain côté. Mais quoi ? Il faut faire semblant avec
sincérité : je joue à ne pas jouer. L’étrange est qu’on puisse faire comme
s’il en allait autrement tant qu’on est un corps, tant qu’on est présent, car
est-il un vivant qui se contente de J’esprit ? Et qui puisse penser
autrement qu’avec son corps ? Je ne connais d’autre instrument initiatique
que le pal - le grand pal. Le lieu du pal, c’est toujours le cul, à partir de quoi
il pousse lentement sa pointe pensante vers la tête, mais en passant à travers
tout le corps. Certes, on peut faire une lecture initiatique du Château, mais
si c’est pour le ramener à la mystique, on l’a quand même dans le cul. En
effet, où est la transcendance ? Où la finalité ? Le nouvel initié
fait aussitôt de la politique, et son expérience se rabat sur elle-même :
elle n’a aucun sens qui lui soit extérieur. Ainsi de la nôtre, et autant rire
de ce qui nous réduit à être les auteurs de nos livres : il est dans
l’essence des vivants de demander aux autres vivants d’être quelqu’un.
13/20 février
1975.
13 mai 2005
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