jeudi 10 novembre 2022

Le Polième (Bernard Noël) Matériologies IV Par Michel Surya

 « Toujours la même vieille malédiction des genres. Laquelle divise entre la littérature et la pensée – division familière, mais violente.

Qui ne divise pas moins (division à la puissance deux) entre la littérature elle-même ; je veux dire : entre la poésie et le roman. Etrange division ou absurde, qui ne marque pas seulement la possibilité d’une prédilection (admissible, compréhensible), mais celle d’une antinomie, sinon d’une hostilité. Division qu’il faut du coup lire ainsi : poésie ou roman. L’histoire de la littérature strictement « poétique » le permet peut-être : Rimbaud, Breton, etc. Elle n’y oblige pas, pourtant : Nerval encourage même au contraire (pas le moindre des noms à pouvoir la représenter, et que Bernard Noël aime tout particulièrement). Reverdy aussi… »

« Un déplacement est nécessaire. Qu’il faut effectuer, même s’il présente les apparences d’une surenchère plutôt que d’un apaisement. On substituera pour cela au mot « politique » - compromis, convenons-en provisoirement, au moins par esprit de conciliation -, le mot « révolution ». Est-ce fait pour que les tensions s’apaisent ? Ne l’est-ce pas plutôt pour que le gâchis s’aggrave ? La beauté, n’y perdra-t-elle pas encore un peu plus de l’éclat qui fut le sien ? La beauté « poétique » s’entend. Dès lors que ce dont il est question, c’est d’œuvrer à leur hypothétique compatibilité. A l’hypothétique compatibilité de la poésie et de la politique. »

« Magnanime, Bernard Noël concédera sans doute, et sans trop de résistance, le mot « politique », dont il sait plus qu’un autre dans quelles pauvres figures il s’est fourvoyé et perdu. Mais il ne concédera sans doute pas le mot « révolution ». Ce qui aggrave son cas ? Ce qui l’aggrave. « Politique » est petit aujourd’hui, consent à toutes les compromissions possibles, ment essentiellement. De ce point de vue, Bernard Noël tombera même éventuellement d’accord avec ceux qui font le procès de celui-ci. Avec ceux dont les procès accusent le mot de compromettre le sens. Raison de plus pour lui de surenchérir ; d’affirmer qu’il n’y a de politique (réelle, authentique, etc.) que révolutionnaire (définitive ou permanente : un « perpétuel recommencement »). Que la politique est révolutionnaire ou qu’elle n’est pas. Identité outrancière ? Peut-être, mais pas davantage que celle formée par Malraux au sujet du XXI° siècle ; lequel, affirmait sans rire qu’il serait spirituel, ou qu’il ne serait pas (ce qu’il n’y a personne à ne dire après lui, sans rire plus que lui). »

« La politique sera révolutionnaire ou elle ne sera pas : formidable affirmation ! Affirmation qu’il n’y a (presque) plus personne à former. Qu’il n’y a plus aucune poésie (aucun poète) à former – qu’on ne forme pas en effet sans, par le fait, tout amphatiser, tout héroïser, apparemment. Et qui renverse tout. N’est-ce pas pourtant ce que la poésie (moderne) voulait ? Et est-ce que Bernard Noël ne s’inscrit pas par-là dans cette modernité qui voulait qu’il revint à la poésie, et à elle seule, de tout renverser ? Renverser, en outre, le rapport – hypothétique et hostile, je l’ai dit- qu’entretiennent maintenant les deux mots : poésie et politique(ou les trois, suivant la précision qu’il nous a, chemin faisant, fallu apporter : poésie, politique et révolution). Affirmation qui dit en réalité : c’est en tant que la poésie s’est séparée de la politique (de la révolution) qu’elle est devenue ce à quoi Bernard Noël rechigne tant çà appartenir ; ce à quoi il redoute tant qu’on le réduise (à la vérité, qu’il hait). Parce que c’est en tant qu’elle a cessé d’être politique et révolutionnaire que la poésie a, en même temps, cessé d’être ce qui séduisait (folle séduction), ce qui saisissait (saisissement fatal) : le corps, l’esprit, l’existence. Ce qui ne les emportait pas moins que l’amour – ce qui a constitué ce bonheur sans borne à quoi c’est toute poésie comme c’est toute politique qui aspire désespérément. »

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