dimanche 20 novembre 2022

MORT (CULTE DES MORTS) encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 


Le culte des morts à été universel. Tous les peuples, à part quelques hordes humaines qui abandonnaient, sans plus y prendre garde, les cadavres des leurs, ont honoré les morts, leur ont rendu un culte fervent et, ajoutons-le, souvent intéressé.

Les rites et les cérémonies funèbres offrent une grande variété qui toujours se trouve être en relation avec l'idée que les hommes se faisaient de la vie d'outretombe. Aux yeux des primitifs, comme d'ailleurs aux yeux de beaucoup de nos contemporains, la mort, loin d'être la destruction de l'individu, n'est qu'un accident, un événement qui donne à l'existence un cours nouveau. La croyance en l'immortalité, d'où résultent les cultes funéraires, provient avant tout de la conception animiste du monde. L'homme primitif doue tous les objets, tous les êtres, tous les phénomènes d'intentions et de facultés analogues aux siennes. Cette tendance est encore si forte, si durable, si spontanée qu'elle se traduit toujours par des actes et des paroles inconsidérées. Nous attribuons aux choses l'intention de nous nuire ou de nous aider. Nous rudoyons l'objet qui nous blesse comme nous bénissons le soleil qui nous réchauffe ou que nous maudissons la pluie et le froid qui s'éternisent. Incapable de distinguer les phénomènes subjectifs des phénomènes objectifs, l'imaginaire du réel, le sauvage ignorant a peuplé la terre entière d'âmes et d'esprits, logeant dans chaque objet, dans chaque être, dans chaque phénomène, une entité vivante et agissante, capable de lui nuire ou de le servir. Cette croyance générale s'est trouvée considérablement renforcée par l'influence du rêve et de la vision qui ramènent devant les yeux du sauvage l'âme des êtres et des choses. L'homme voit un autre lui-même accomplir des actes extraordinaires, éprouver des joies et des peines inconnues. Il voit ses compagnons, ses amis, ses parents participer à une vie qui diffère et se rapproche à la fois de l'existence ordinaire. Il voit défiler devant ses yeux la foule des êtres et des choses qui ont une place marquée dans ses préoccupations et ses souvenirs. Les morts ne sont pas exclus de cette revue. C'est donc que les morts sont vivants, du moins par leurs âmes ; car s'ils n'existaient plus comment les verrait-on ? Certes, le genre de vie qui les anime est quelque peu différent de celui qu'ils vivaient autrefois, mais ils vivent puisque dans le rêve et l'extase on les voit agir, on les entend causer. L'infirmité intellectuelle des âges précédents ne permettait pas aux hommes de soupçonner que les perceptions du rêve n'ont pas la même réalité que celles de la veille. Aussi, pour les primitifs, le dédoublement des êtres et des choses, l'existence d'un double attaché au corps à certaines heures et capable de liberté était un fait précis, indiscutable, dont la réalité ne laissait aucun doute. De cette croyance à l'existence d'une âme immortelle ou plutôt des âmes – car les peuples qui ont doté l'homme d'une seule âme sont en nombre restreint – découlent les rites funéraires aussi variés que baroques. L'âme est, parait-il, le moi conscient de l'individu qui recommence après la mort une nouvelle vie calquée sur l'ancienne. Elle n'a rien qui ne lui soit prêté par les vivants. Elle voit, elle entend, elle conserve toutes les facultés dont elle a perdu les conditions organiques. Elle n'est que le décalque du corps qu'elle a quitté ; elle a toutes les qualités de la matière, mais elle est immortelle.

L' homme a traversé plusieurs âges géologiques avant de s'intéresser aux morts. L'abandon a été le premier régime funéraire, mais il a dû insensiblement s'accommoder aux croyances animistes et revêtir un caractère liturgique. Déjà les hommes de l'époque moustérienne semblent avoir eu une vision de survie qui les a poussés à inhumer leurs morts selon un rite particulier. Mais ce n'est que plus tard, beaucoup plus tard, que les hommes ont pris un soin de plus en plus précieux des morts. Quand la croyance en l'immortalité des âmes fut devenue un fait précis et que la crainte qu'inspiraient les revenants de toute nature fut assez puissante pour imposer le respect des morts. Le premier hommage que les morts ont reçu est celui de la peur. De la peur qu'inspiraient les esprits libres, séparés de leur corps, qui étaient coutumiers de tours cruels. Une fois en liberté, les mânes effrayaient les vivants, les entraînaient hors du bon chemin, les tourmentaient de toutes façons, surtout quand il s'agissait d'esprits dont les corps, pour une raison ou pour une autre, avaient été privés de sépultures ou n'avaient point reçu les honneurs funèbres. De là proviennent toutes ces légendes de vampires, de larves, de lémures, de goules, toutes plus acharnées les unes que les autres à meurtrir les humains ; de là aussi sont issus tous les procédés magiques dont usent les sorciers pour capturer les âmes errantes et pour détourner leurs colères sur les ennemis de la peuplade. (Voir sorcellerie)

Anciennement, la crainte des esprits était si forte que les morts ont été jetés dans les gouffres naturels : cratères, chutes d'eau, fleuves, etc., ou abandonnés dans les cavernes, dans des abris artificiels, portés au sommet des arbres où ils pourrissaient sur les branches. Certains peuples donnaient les corps d'enfants et même d'adultes à manger aux chiens ou les abandonnaient aux vautours et aux poissons. Souvent, dans ces deux derniers cas, les ossements étaient soigneusement recueillis et pieusement conservés. Rappelons à ce sujet les coutumes des Parsis de l'Inde qui placent les corps des enfants, des hommes et des femmes dans trois étages concentriques de cases superposées. Lorsque les vautours ont convenablement nettoyé les corps exposés dans « la tour du silence », ils recueillent précieusement les ossements qui sont remis à la famille du mort. Nombre de peuples ont mangé les cadavres de leurs ennemis tués à la guerre et même les corps de leurs plus proches parents. Certains avaient même soin de les tuer avant qu'ils ne soient trop vieux ou débilités par la maladie. Cette anthropophagie d'un genre spécial n'avait, à leurs yeux, rien de criminel ; au contraire, les victimes, vieillards et malades, envisageaient avec plaisir le moment où ils seraient immolés. Cette coutume n'excluait aucunement la piété filiale, le respect des survivants ; si l'on mangeait les morts c'était avant tout pour s'assimiler une part importante de leurs esprits et profiter ainsi de leur sagesse et de leurs qualités.

D'autres peuples au contraire s'ingéniaient à conserver le corps tout entier en évitant, autant que possible, la putréfaction. Le mort était le plus souvent desséché à l'air libre, les intestins ayant été préalablement enlevés. Lorsque la dessiccation était complète, la momie était installée, couchée ou assise, dans une enceinte sacrée ou dans une caverne funéraire. Ces usages se pratiquent chez un grand nombre de peuples. Les habitants de l'antique Égypte avaient poussé plus loin que les autres peuples l'art de l'embaumement et l'architecture du logis funéraire : pyramides, hypogées, mastabas. Qui ne connait les préparations raffinées, les pratiques minutieuses, les travaux méticuleux qui avaient pour but d'assurer la conservation et la parure intégrale du mort : homme ou animal sacré. Ces peuples divers de la Polynésie, de l'Amérique, de l'Égypte qui s'ingéniaient à conserver si précieusement les dépouilles mortelles des leurs, s'étaient arrêtés plus longuement que les autres peuples à l'idée d'une résurrection corporelle. Ils s'attachaient à garder aux âmes absentes les formes et les organes qu'elles avaient connus et de cette croyance antique procède toute la conception de la vie future. Les soins plus ou moins efficaces données à la conservation des corps ont nécessité partout l'emploi de demeures funéraires, la construction des caveaux très variés qui presque toujours ont été ornés de sculptures, de bas-reliefs, de peintures somptueuses. Pyramides d'Égypte; hypogées de la vallée du Nil, tertres artificiels de l'Amérique, tumulus recouvrant les dolmens et les chambres sépulcrales de l'âge mégalithique, tombeaux magnifiques des rois et des puissants chez les peuples ayant connu un certain degré de civilisation, autant d'indices que l'homme s'est partout préoccupé de la vie future. Autant de preuves qu'il s'est imaginé un au-delà mystérieux, image embellie de la vie terrestre, suprême refuge où l'on jouit des biens que l'on a pas connu ici-bas. Et qu'il s'est cramponné à ce songe avec d'autant plus d'énergie que c'est, au milieu des soucis et des revers quotidiens, un réconfort puissant, un opium intellectuel qui console en engourdissant. Plus tard, quand le sens moral fut né, que de nouveaux besoins de justice se créèrent, la vie future devint sanction de la morale ; chacun étant traité après sa mort selon ses œuvres. Hélas ! en rêvant aux délices de l'audelà, les malheureux prennent patience et se laissent mieux tromper, plus facilement spolier ! Il est inutile d'ajouter que l'inhumation proprement dite, à même la terre, se retrouve dans tous les temps et dans tous les milieux. La crémation a été aussi largement répandue. Anciennement le culte du feu a dû en faire un acte religieux d'une importance spéciale, car l'incinération généralement réservée aux chefs, aux rois, aux puissants a coexisté avec d'autres modes funéraires.

Il nous reste à parler des pratiques et des cérémonies qui accompagnent tous les modes de funérailles quels qu'ils soient. L'homme est pour lui-même la mesure de toutes choses. C'est pourquoi la vie imaginaire d'outre-tombe est considérée comme la continuation de la vie réelle. Cette conception impose aux vivants le devoir de pourvoir aux besoins du mort. La vie ne se soutient que par la nourriture, il importe donc de nourrir les âmes. Aucun peuple ne manque à ce devoir ; tous sont convaincus que les mânes mangent les aliments déposés sur la tombe ou jetés dans le bûcher. Le plus grand nombre renouvellent même régulièrement le repas des morts. À la nourriture sont souvent joints des ustensiles de cuisines ; ustensiles que l'on brise pour que leurs âmes accompagnent celle des morts. Il est également utile d'immoler sur la tombe le plus grand nombre possible d'animaux comestibles puisque les âmes ont de quoi les faire cuire. Mais il ne suffit pas seulement d'assurer les morts contre la faim et la soif. Il faut aussi leur éviter le froid et la chaleur. Il faut donc les vêtir et les chausser. Les vêtements, les étoffes, les chaussures ne sont pas oubliées. Ni les peuples de l'Amérique, de la Polynésie, de la Chine, de l'Égypte, de la Grèce et de l'Europe n'ont garde de manquer à ces graves devoirs. Partant de ce principe que la vie d'outre-tombe n'est que la continuation de la vie d'ici-bas, les hommes ont de tout temps assuré aux morts le moyen de tenir leur rang dans l'autre monde. Les outils, les armes, les bijoux, les ornements d'or et d'argent et parfois des messages destinés à d'autres défunts, voisinant avec les amulettes chargées de préserver l'âme du mort, accompagnent le cadavre dans la tombe ou sont jetés sur le bûcher. Comme la propriété mobilière, individuelle, ne consistait pas seulement dans les choses inanimées, les animaux favoris, les troupeaux, les esclaves, les épouses appartenant aux morts étaient immolés sur la tombe ou brûlés sur le bûcher et leurs âmes faisaient une suite honorable à celle du défunt, s'en allant au royaume des ombres. Sur la terre entière, pendant des siècles, les funérailles ont été l'occasion de véritables hécatombes. Les « sutties » de l'Inde sont assez connues pour que nous citions d'autres exemples. Heureusement que de tels usages n'étaient pas à la portée du vulgaire, car le globe eût été dépeuplé en l'honneur des morts. Ces rites compliqués et cruels, ce luxe de cérémonies sanglantes, d'hécatombes animales et humaines étaient le seul privilège des puissants et des riches. Jadis, comme aujourd'hui, l'inégalité régnait après la mort comme pendant la vie. Les petites gens ont toujours été privées de ce qui était nécessaire aux morts de condition.

Nous venons de passer brièvement en revue les divers modes de funérailles en évoquant les cérémonies qui les ont accompagnés. Aujourd'hui le culte des morts est toujours aussi puissant que par le passé. Si les funérailles modernes se marquent par plus de simplicité ; si elles ne s'entourent plus, comme jadis, de rites majestueux, de cérémonies grandioses, les hommes n'en ont pas moins conservé tout le côté commémoratif et symbolique. Actuellement quand nous attachons au char funéraire l'uniforme, l'épée, les décorations du mort, nous imitons le primitif qui place près du cadavre les armes favorites du défunt. Nous ne sacrifions plus les femmes et les esclaves du mort, mais les pleureuses à gages les remplacent. Le pain et la boisson que les peuples antiques posaient sur les tombes sont devenus le viatique chrétien ; les provisions de voyage, jadis déposées dans le cercueil, sont avantageusement remplacées par le pain eucharistique que le prêtre administre aux mourants. Et le sacrifice de la messe, offert à l'âme du mort peut être considéré comme l'équivalent des sanglantes cérémonies que célébraient les sorciers cherchant à garantir aux âmes les faveurs des divinités d'outre-tombe ! Mais ce culte du cadavre qui persiste, tenace et inutile, nous a conduit au culte des erreurs. En adorant les morts nous nous ingénions à conserver, à perpétuer leurs croyances. Nous conservons d'eux les enseignements moraux, les préjugés antiques, nous en avons les tares et les qualités. Pour peu que l'un d'eux ait été illustre, ses enseignements nous sont soigneusement conservés, même s'ils sont en contradiction avec les faits les plus positifs. La mémoire des morts, leurs faits, leurs gestes obstruent le cerveau des survivants. L'histoire ne nous cause d'ailleurs que de ceux qui ne sont plus et qui, lorsqu'ils étaient, étaient la plaie de l'humanité ! Les morts de la dernière guerre préparent la tombe de ceux qui feront la prochaine. Et il en est ainsi dans tous les domaines. Les morts nous conduisent, nous dominent. Par le legs, précieusement recueilli, de leur morale de leurs croyances, de leur foi ! Culte des antres, des morts et des vivants, des conquérants, des rois et des empereurs, des hommes et des femmes divinisés ; droit divin, théocratie, légende de conquêtes, principe d'autorité infaillibilité papale, autant d'anneaux d'une gigantesques chaine qui rattache les hommes civilisés aux sauvages et aux primitifs. L'explication animiste du problème funéraire a été étendue par l'homme à tous les actes des êtres qui agissent et des choses qui n'agissent pas. C'est par la mort que l'homme a commencé l'étude de la vie et il s'est donné, en même temps que des dieux, des maîtres spirituels ! Il s'est incliné en tous temps et en tous lieux devant les enseignements des morts. Ce sont eux qui ont réglementé la vie, et qui, hélas ! la réglementent encore. Quand nous nous découvrons devant un enterrement nous ne saluons pas la mémoire d'un homme, non, nous perpétuons, par notre geste, la somme immense des mensonges et des erreurs que l'homme a soigneusement conservés depuis le jour où les premiers anthropoïdes humains se sont imaginés qu'ils étaient immortels.

– Ch. ALEXANDRE

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