Le culte des morts à été
universel. Tous les peuples, à part quelques hordes humaines qui abandonnaient,
sans plus y prendre garde, les cadavres des leurs, ont honoré les morts, leur
ont rendu un culte fervent et, ajoutons-le, souvent intéressé.
Les rites et les cérémonies
funèbres offrent une grande variété qui toujours se trouve être en relation
avec l'idée que les hommes se faisaient de la vie d'outretombe. Aux yeux des primitifs,
comme d'ailleurs aux yeux de beaucoup de nos contemporains, la mort, loin
d'être la destruction de l'individu, n'est qu'un accident, un événement qui
donne à l'existence un cours nouveau. La croyance en l'immortalité, d'où
résultent les cultes funéraires, provient avant tout de la conception animiste
du monde. L'homme primitif doue tous les objets, tous les êtres, tous les
phénomènes d'intentions et de facultés analogues aux siennes. Cette tendance
est encore si forte, si durable, si spontanée qu'elle se traduit toujours par
des actes et des paroles inconsidérées. Nous attribuons aux choses l'intention
de nous nuire ou de nous aider. Nous rudoyons l'objet qui nous blesse comme
nous bénissons le soleil qui nous réchauffe ou que nous maudissons la pluie et
le froid qui s'éternisent. Incapable de distinguer les phénomènes subjectifs
des phénomènes objectifs, l'imaginaire du réel, le sauvage ignorant a peuplé la
terre entière d'âmes et d'esprits, logeant dans chaque objet, dans chaque être,
dans chaque phénomène, une entité vivante et agissante, capable de lui nuire ou
de le servir. Cette croyance générale s'est trouvée considérablement renforcée
par l'influence du rêve et de la vision qui ramènent devant les yeux du sauvage
l'âme des êtres et des choses. L'homme voit un autre lui-même accomplir des
actes extraordinaires, éprouver des joies et des peines inconnues. Il voit ses
compagnons, ses amis, ses parents participer à une vie qui diffère et se
rapproche à la fois de l'existence ordinaire. Il voit défiler devant ses yeux
la foule des êtres et des choses qui ont une place marquée dans ses
préoccupations et ses souvenirs. Les morts ne sont pas exclus de cette revue.
C'est donc que les morts sont vivants, du moins par leurs âmes ; car s'ils
n'existaient plus comment les verrait-on ? Certes, le genre de vie qui les
anime est quelque peu différent de celui qu'ils vivaient autrefois, mais ils
vivent puisque dans le rêve et l'extase on les voit agir, on les entend causer.
L'infirmité intellectuelle des âges précédents ne permettait pas aux hommes de
soupçonner que les perceptions du rêve n'ont pas la même réalité que celles de
la veille. Aussi, pour les primitifs, le dédoublement des êtres et des choses,
l'existence d'un double attaché au corps à certaines heures et capable de
liberté était un fait précis, indiscutable, dont la réalité ne laissait aucun
doute. De cette croyance à l'existence d'une âme immortelle ou plutôt des âmes
– car les peuples qui ont doté l'homme d'une seule âme sont en nombre restreint
– découlent les rites funéraires aussi variés que baroques. L'âme est,
parait-il, le moi conscient de l'individu qui recommence après la mort une
nouvelle vie calquée sur l'ancienne. Elle n'a rien qui ne lui soit prêté par
les vivants. Elle voit, elle entend, elle conserve toutes les facultés dont
elle a perdu les conditions organiques. Elle n'est que le décalque du corps
qu'elle a quitté ; elle a toutes les qualités de la matière, mais elle est
immortelle.
L' homme a traversé
plusieurs âges géologiques avant de s'intéresser aux morts. L'abandon a été le
premier régime funéraire, mais il a dû insensiblement s'accommoder aux
croyances animistes et revêtir un caractère liturgique. Déjà les hommes de
l'époque moustérienne semblent avoir eu une vision de survie qui les a poussés
à inhumer leurs morts selon un rite particulier. Mais ce n'est que plus tard, beaucoup
plus tard, que les hommes ont pris un soin de plus en plus précieux des morts.
Quand la croyance en l'immortalité des âmes fut devenue un fait précis et que
la crainte qu'inspiraient les revenants de toute nature fut assez puissante
pour imposer le respect des morts. Le premier hommage que les morts ont reçu
est celui de la peur. De la peur qu'inspiraient les esprits libres, séparés de
leur corps, qui étaient coutumiers de tours cruels. Une fois en liberté, les
mânes effrayaient les vivants, les entraînaient hors du bon chemin, les
tourmentaient de toutes façons, surtout quand il s'agissait d'esprits dont les
corps, pour une raison ou pour une autre, avaient été privés de sépultures ou
n'avaient point reçu les honneurs funèbres. De là proviennent toutes ces
légendes de vampires, de larves, de lémures, de goules, toutes plus acharnées
les unes que les autres à meurtrir les humains ; de là aussi sont issus tous
les procédés magiques dont usent les sorciers pour capturer les âmes errantes
et pour détourner leurs colères sur les ennemis de la peuplade. (Voir
sorcellerie)
Anciennement, la crainte des
esprits était si forte que les morts ont été jetés dans les gouffres naturels :
cratères, chutes d'eau, fleuves, etc., ou abandonnés dans les cavernes, dans
des abris artificiels, portés au sommet des arbres où ils pourrissaient sur les
branches. Certains peuples donnaient les corps d'enfants et même d'adultes à
manger aux chiens ou les abandonnaient aux vautours et aux poissons. Souvent,
dans ces deux derniers cas, les ossements étaient soigneusement recueillis et
pieusement conservés. Rappelons à ce sujet les coutumes des Parsis de l'Inde
qui placent les corps des enfants, des hommes et des femmes dans trois étages
concentriques de cases superposées. Lorsque les vautours ont convenablement
nettoyé les corps exposés dans « la tour du silence », ils recueillent
précieusement les ossements qui sont remis à la famille du mort. Nombre de
peuples ont mangé les cadavres de leurs ennemis tués à la guerre et même les
corps de leurs plus proches parents. Certains avaient même soin de les tuer
avant qu'ils ne soient trop vieux ou débilités par la maladie. Cette
anthropophagie d'un genre spécial n'avait, à leurs yeux, rien de criminel ; au
contraire, les victimes, vieillards et malades, envisageaient avec plaisir le
moment où ils seraient immolés. Cette coutume n'excluait aucunement la piété
filiale, le respect des survivants ; si l'on mangeait les morts c'était avant
tout pour s'assimiler une part importante de leurs esprits et profiter ainsi de
leur sagesse et de leurs qualités.
D'autres peuples au
contraire s'ingéniaient à conserver le corps tout entier en évitant, autant que
possible, la putréfaction. Le mort était le plus souvent desséché à l'air
libre, les intestins ayant été préalablement enlevés. Lorsque la dessiccation
était complète, la momie était installée, couchée ou assise, dans une enceinte
sacrée ou dans une caverne funéraire. Ces usages se pratiquent chez un grand
nombre de peuples. Les habitants de l'antique Égypte avaient poussé plus loin
que les autres peuples l'art de l'embaumement et l'architecture du logis
funéraire : pyramides, hypogées, mastabas. Qui ne connait les préparations
raffinées, les pratiques minutieuses, les travaux méticuleux qui avaient pour
but d'assurer la conservation et la parure intégrale du mort : homme ou animal
sacré. Ces peuples divers de la Polynésie, de l'Amérique, de l'Égypte qui
s'ingéniaient à conserver si précieusement les dépouilles mortelles des leurs,
s'étaient arrêtés plus longuement que les autres peuples à l'idée d'une
résurrection corporelle. Ils s'attachaient à garder aux âmes absentes les
formes et les organes qu'elles avaient connus et de cette croyance antique
procède toute la conception de la vie future. Les soins plus ou moins efficaces
données à la conservation des corps ont nécessité partout l'emploi de demeures
funéraires, la construction des caveaux très variés qui presque toujours ont
été ornés de sculptures, de bas-reliefs, de peintures somptueuses. Pyramides
d'Égypte; hypogées de la vallée du Nil, tertres artificiels de l'Amérique,
tumulus recouvrant les dolmens et les chambres sépulcrales de l'âge
mégalithique, tombeaux magnifiques des rois et des puissants chez les peuples
ayant connu un certain degré de civilisation, autant d'indices que l'homme
s'est partout préoccupé de la vie future. Autant de preuves qu'il s'est imaginé
un au-delà mystérieux, image embellie de la vie terrestre, suprême refuge où
l'on jouit des biens que l'on a pas connu ici-bas. Et qu'il s'est cramponné à
ce songe avec d'autant plus d'énergie que c'est, au milieu des soucis et des
revers quotidiens, un réconfort puissant, un opium intellectuel qui console en
engourdissant. Plus tard, quand le sens moral fut né, que de nouveaux besoins
de justice se créèrent, la vie future devint sanction de la morale ; chacun
étant traité après sa mort selon ses œuvres. Hélas ! en rêvant aux délices de
l'audelà, les malheureux prennent patience et se laissent mieux tromper, plus
facilement spolier ! Il est inutile d'ajouter que l'inhumation proprement dite,
à même la terre, se retrouve dans tous les temps et dans tous les milieux. La
crémation a été aussi largement répandue. Anciennement le culte du feu a dû en
faire un acte religieux d'une importance spéciale, car l'incinération
généralement réservée aux chefs, aux rois, aux puissants a coexisté avec
d'autres modes funéraires.
Il nous reste à parler des
pratiques et des cérémonies qui accompagnent tous les modes de funérailles
quels qu'ils soient. L'homme est pour lui-même la mesure de toutes choses.
C'est pourquoi la vie imaginaire d'outre-tombe est considérée comme la
continuation de la vie réelle. Cette conception impose aux vivants le devoir de
pourvoir aux besoins du mort. La vie ne se soutient que par la nourriture, il
importe donc de nourrir les âmes. Aucun peuple ne manque à ce devoir ; tous
sont convaincus que les mânes mangent les aliments déposés sur la tombe ou
jetés dans le bûcher. Le plus grand nombre renouvellent même régulièrement le
repas des morts. À la nourriture sont souvent joints des ustensiles de cuisines
; ustensiles que l'on brise pour que leurs âmes accompagnent celle des morts.
Il est également utile d'immoler sur la tombe le plus grand nombre possible
d'animaux comestibles puisque les âmes ont de quoi les faire cuire. Mais il ne
suffit pas seulement d'assurer les morts contre la faim et la soif. Il faut
aussi leur éviter le froid et la chaleur. Il faut donc les vêtir et les
chausser. Les vêtements, les étoffes, les chaussures ne sont pas oubliées. Ni
les peuples de l'Amérique, de la Polynésie, de la Chine, de l'Égypte, de la
Grèce et de l'Europe n'ont garde de manquer à ces graves devoirs. Partant de ce
principe que la vie d'outre-tombe n'est que la continuation de la vie
d'ici-bas, les hommes ont de tout temps assuré aux morts le moyen de tenir leur
rang dans l'autre monde. Les outils, les armes, les bijoux, les ornements d'or
et d'argent et parfois des messages destinés à d'autres défunts, voisinant avec
les amulettes chargées de préserver l'âme du mort, accompagnent le cadavre dans
la tombe ou sont jetés sur le bûcher. Comme la propriété mobilière,
individuelle, ne consistait pas seulement dans les choses inanimées, les
animaux favoris, les troupeaux, les esclaves, les épouses appartenant aux morts
étaient immolés sur la tombe ou brûlés sur le bûcher et leurs âmes faisaient
une suite honorable à celle du défunt, s'en allant au royaume des ombres. Sur
la terre entière, pendant des siècles, les funérailles ont été l'occasion de
véritables hécatombes. Les « sutties » de l'Inde sont assez connues pour que
nous citions d'autres exemples. Heureusement que de tels usages n'étaient pas à
la portée du vulgaire, car le globe eût été dépeuplé en l'honneur des morts.
Ces rites compliqués et cruels, ce luxe de cérémonies sanglantes, d'hécatombes
animales et humaines étaient le seul privilège des puissants et des riches.
Jadis, comme aujourd'hui, l'inégalité régnait après la mort comme pendant la
vie. Les petites gens ont toujours été privées de ce qui était nécessaire aux
morts de condition.
Nous venons de passer
brièvement en revue les divers modes de funérailles en évoquant les cérémonies
qui les ont accompagnés. Aujourd'hui le culte des morts est toujours aussi
puissant que par le passé. Si les funérailles modernes se marquent par plus de
simplicité ; si elles ne s'entourent plus, comme jadis, de rites majestueux, de
cérémonies grandioses, les hommes n'en ont pas moins conservé tout le côté
commémoratif et symbolique. Actuellement quand nous attachons au char funéraire
l'uniforme, l'épée, les décorations du mort, nous imitons le primitif qui place
près du cadavre les armes favorites du défunt. Nous ne sacrifions plus les
femmes et les esclaves du mort, mais les pleureuses à gages les remplacent. Le
pain et la boisson que les peuples antiques posaient sur les tombes sont
devenus le viatique chrétien ; les provisions de voyage, jadis déposées dans le
cercueil, sont avantageusement remplacées par le pain eucharistique que le
prêtre administre aux mourants. Et le sacrifice de la messe, offert à l'âme du
mort peut être considéré comme l'équivalent des sanglantes cérémonies que
célébraient les sorciers cherchant à garantir aux âmes les faveurs des
divinités d'outre-tombe ! Mais ce culte du cadavre qui persiste, tenace et
inutile, nous a conduit au culte des erreurs. En adorant les morts nous nous
ingénions à conserver, à perpétuer leurs croyances. Nous conservons d'eux les
enseignements moraux, les préjugés antiques, nous en avons les tares et les
qualités. Pour peu que l'un d'eux ait été illustre, ses enseignements nous sont
soigneusement conservés, même s'ils sont en contradiction avec les faits les
plus positifs. La mémoire des morts, leurs faits, leurs gestes obstruent le
cerveau des survivants. L'histoire ne nous cause d'ailleurs que de ceux qui ne
sont plus et qui, lorsqu'ils étaient, étaient la plaie de l'humanité ! Les
morts de la dernière guerre préparent la tombe de ceux qui feront la prochaine.
Et il en est ainsi dans tous les domaines. Les morts nous conduisent, nous
dominent. Par le legs, précieusement recueilli, de leur morale de leurs
croyances, de leur foi ! Culte des antres, des morts et des vivants, des
conquérants, des rois et des empereurs, des hommes et des femmes divinisés ;
droit divin, théocratie, légende de conquêtes, principe d'autorité
infaillibilité papale, autant d'anneaux d'une gigantesques chaine qui rattache
les hommes civilisés aux sauvages et aux primitifs. L'explication animiste du
problème funéraire a été étendue par l'homme à tous les actes des êtres qui
agissent et des choses qui n'agissent pas. C'est par la mort que l'homme a
commencé l'étude de la vie et il s'est donné, en même temps que des dieux, des
maîtres spirituels ! Il s'est incliné en tous temps et en tous lieux devant les
enseignements des morts. Ce sont eux qui ont réglementé la vie, et qui, hélas !
la réglementent encore. Quand nous nous découvrons devant un enterrement nous
ne saluons pas la mémoire d'un homme, non, nous perpétuons, par notre geste, la
somme immense des mensonges et des erreurs que l'homme a soigneusement
conservés depuis le jour où les premiers anthropoïdes humains se sont imaginés
qu'ils étaient immortels.
– Ch. ALEXANDRE
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