Au Congrès des Religions
Philosophiques, qui fut tenu à San-Francisco, en 1915, du 29 au 31 juillet, on
consacra le premier jour aux religions chrétiennes, le second jour aux
religions hindoues, le troisième jour aux religions orientales. Le programme
consacré aux religions chrétiennes ne retint que trois systèmes religieux : le
catholicisme, le protestantisme et le mormonisme. C'est que ce que l'on appelle
le Mormonisme, bien qu'il prétende se rattacher au christianisme, diffère de
l'orthodoxie catholique et protestante sur de nombreux points. À vrai dire, le
mormonisme apparaît, après examen, comme constituant une religion à part,
américaine, influencée peut-être au début par le saint-simonisme, dont sa
fondation est contemporaine, et mêlant, dans une mesure équilibrée, le
mysticisme ou l'idéalisme à une conception très pratique de la vie.
Le fondateur de cette religion
fut un garçon de ferme du nom de Joseph Smith, né en 1805, dans l'État de
Vermont, aux États-Unis. La tradition se plait à le considérer comme inculte,
un semi-illettré. Ce paysan était un grand lecteur de la Bible, comme les
Américains de souche anglo-saxonne en général ; il était, de plus, beau parleur
et la nature l'avait doué d'une haute taille, deux mètres environ, ce qui lui
conférait une prestance qui n'était pas sans influence sur les foules.
Peut-être Smith entendit-il parler, par les journaux de son pays, d'Owen, de
Saint-Simon ? Quoi qu'il en soit, tout comme le fait s'était produit pour les
patriarches de l'Ancien Testament, pour Saint Paul, Saint Pierre et certains
chrétiens de l'église primitive, pour François d'Assises et autres saints et saintes
de l'église catholique, une nuit « un ange » lui apparut. Le fait même que
Smith n'était ni très instruit ni très recommandable, – au point de vue
bourgeois, s'entend, – ne préjuge rien contre cette apparition, à en croire la
tradition chrétienne, et si l'on accepte les visions des patriarches, des
prophètes, des saints et des camisards, on ne voit pas pourquoi on récuserait
celle de Smith.
Le nom de cet ange était
Moroni, tout à fait ignoré du panthéon orthodoxe. Joseph Smith ne fut pas
étonné outre mesure de cette apparition. À l'âge de 15 ans, dans les champs –
tout comme Jeanne d'Arc – il avait aperçu deux personnages dont l'un n'était
autre que le Christ lui-même et l'un de ces êtres surnaturels lui avait enjoint
de se tenir à l'écart de toutes les sectes existantes, les unes et les autres
n'étant que des contrefaçons du véritable christianisme.
Or il avait maintenant 23
ans. « Moroni » lui raconta, comme c'est l'usage quand les envoyés du ciel
s'adressent aux fondateurs de religions, que, lui, Joseph Smtih, avait été
choisi par Dieu pour accomplir une œuvre immense et que son nom serait répandu
par toute la terre, pour être exalté par les uns, méprisé et haï par les autres
; il ajouta que dans un certain lieu de l'état de New-York se trouvait un livre
consistant en plaques d'or sur lesquelles étaient gravées l'histoire des
premiers habitants du nouveau continent et leur origine et que près de ce livre
se trouvaient deux pierres encerclées d'argent, l'urim et le thummim, qui
n'étaient autres que le pectoral du grand prêtre des Juifs, et qui feraient de
lui un voyant, lui permettant de déchiffrer la langue en laquelle était écrit
le livre en question. Avant de s'en aller dans les sphères supérieures, par un
chemin ressemblant à « un conduit » ménagé dans l'atmosphère et, cela va sans
dire, après avoir récité un chapelet de citations bibliques, Moroni enjoignit à
Smith de ne montrer le livre et les pierres à personne, exception faite pour
ceux à qui on lui ordonnerait de les communiquer. Moroni revint deux fois et
avertit le prophète que Satan le pousserait à déterrer les plaques
prématurément.
Cet ange connaissait bien la
nature des hommes, car Joseph Smith n'eût rien de plus pressé que de raconter
sa vision à son père, membre de l'église presbytérienne. Le digne homme fut
d'avis de ne pas attendre plus longtemps pour se rendre compte de l'exactitude
du récit du messager céleste. Moroni avait si bien indiqué l'endroit du dépôt
sacré que c'est sans peine aucune que le prophète découvrit la boîte renfermant
les plaques, les plaques elles-mêmes et les précieuses pierres. Il ne se
proposait rien moins que d'emporter le tout, mais Moroni apparut de derechef et
lui ordonna d'attendre encore quatre ans... Joseph Smith ne sut pas tenir sa
langue. On commença, dans son milieu, à parler de ses visions et à lui rendre
la vie insupportable, ce qui l'obligea, lorsqu'il eût déterré les fameuses
plaques (le 22 septembre 1827), à émigrer en Pennsylvanie, ses frais de voyage
étant en partie couverts par un certain fermier du nom de Martin Harris.
Qu'y avait-il donc sur ces
plaques dont Moroni, de la part de Dieu, a réclamé plus tard la restitution
(ainsi que de l'urim et du thummim) ? Des caractères que Smith disait être de «
l'égyptien réformé ». Une copie en a été présentée au professeur Charles Ashton
de New-York, il y a démêlé de l'égyptien, du chaldaïque, de l'assyrien, de
l'arabe et a rédigé un certificat en ce sens ? Comment le semiillettré qu'était
Smith a-t-il pu comprendre quelque chose à cet amalgame ? La traduction s'en
opérait d'ailleurs de façon mystérieuse : un rideau séparait Smith et les
plaques du traducteur, que ce fût Martin Harris ou Olivier Cowdery, lequel
écrivait sous la dictée du prophète... Trois hommes : Cowdery, Whitmer et
Martin ont certifié avoir été témoins d'une apparition angélique, avoir vu les
plaques et distingué les caractères qui y étaient gravés. Ils ont cessé de
faire partie de l'église mormone, ils ne se sont jamais démentis, même à leur
lit de mort... Au cours de la traduction, « Jean Baptiste » apparut, dans les
bois, à Smith et à Cowdery, qui était un maître d'école ; il leur conféra la
prêtrise aaronique et leur ordonna de se baptiser l'un l'autre.
C'est la traduction de ces
plaques qui constitue Le livre de Mormon : il est mortellement ennuyeux et
rédigé en un style tendant visiblement à pasticher celui de la version
ordinaire de la Bible anglaise. Il narre qu'un certain Lehi, un israélite selon
le cœur de l'Éternel, fut prévenu, par une vision céleste, des malheurs qui allaient
fondre sur son peuple ; il quitta alors la Judée et, nouveau Noé, s'en fut avec
les siens en Amérique, qu'il découvrit le premier parmi les Blancs.
Lehi fit souche dans le
Nouveau-Monde, jusque là inhabité et désertique. Il vécut très vieux. Lui mort,
ses descendants se partagèrent en deux rameaux, issus de ses deux fils : Laman
et Nephi. Les Lamanites se mirent à adorer les idoles et à faire le mal et Dieu
les en punit... en bronzant leur peau : ce sont les ancêtres des Peaux-Rouges.
Les Néphites restèrent au contraire fidèles à la foi judaïque : ils devinrent
même des chrétiens avant la lettre, ayant su, par la grâce de l'esprit,
interpréter comme il convient, les prophètes et les prophéties. Après sa
crucifixion, Jésus apparut en Amérique, institua douze apôtres et la majeure
partie du peuple se convertit. Les Lamanites refusèrent finalement d'embrasser
le christianisme et guerroyèrent sans cesse contre les Néphites qui finirent –
et leur foi avec eux – par être à peu près anéantis, non sans que Mormon, leur
dernier grand chef, ait pu écrire la chronique de leurs faits et gestes et
l'enterrer dans le sol. Quant à Moroni, c'était le fils de Mormon, resté
chrétien malgré tout, « errant de lieu en lieu pour sauver sa vie » ; c'était
lui qui avait conversé, sous une forme incorruptible, avec Joseph Smith. Le
reste des Néphites était retourné à la barbarie, reniant le Christ et allant
jusqu'à faire prisonnières les filles des Lamanites, les violer, les torturer
et les dévorer. Ceci était censé se passer en 400 après J.-C.
Les critiques du Mormonisme
racontent qu'un pasteur du nom de Salomon Spaulding, devenu plus tard
commerçant, avait écrit, en 1809, un roman où il assignait aux indiens
d'Amérique une origine fabuleuse, reposant probablement sur des analogies entre
certains symboles chrétiens (la croix, etc.), et des découvertes archéologiques
faites chez les anciens Aztèques. Dans ce roman fondé sur l'idée légendaire,
déjà exprimée par certains, que les Peaux-Rouges étaient les descendants des
dix tribus perdues d'Israël, apparaissent les noms de Mormon et de son fils
Moroni. Spaulding avait remis son manuscrit à un libraire de Pittsburgh du nom
de Paterson, en lui donnant comme titre The Manuscript Found (le manuscrit
découvert) mais il mourut avant de passer contrat avec ce libraire. Ce Paterson
prêta le manuscrit à un de ses compositeurs nommé Stanley Rigdon, qui en prit
copie et communiqua cette copie, assure-t-on, à Joseph Smith, dont il devint
par la suite, l'un des principaux disciples. Ce fait a toujours constitué une
charge contre le prophète, bien que les Mormons aient toujours nié les
analogies existant entre l'histoire de Spaulding et le livre de Mormon, Le
roman de Spaulding est même en vente à Salt Lake City, mais comme le manuscrit
a été égaré puis retrouvé, on ne sait s'il s'agit de l'original exact.
Bref, le 6 avril 1830, à La
Fayette, dans l'État de New-York, Joseph Smith fonda l'église des Saints du
Dernier Jour – Latter day Saints Church – qui est la dénomination officielle de
l'église mormone, ce dernier nom leur ayant été attribué dans un sens
dérisoire. Mais l'ambiance était hostile. L'année suivante, Joseph Smith
conduisit ses disciples, nombrant quelques centaines, à Kirtland dans l'État
d'Ohio, qui devint la capitale de la Nouvelle Église. On y érigea un temple, et
Élie et Élisée y « apparurent » à Joseph Smith et à Oliver Cowdery.
À partir de ce moment, Joseph
Smith et « les Saints du dernier jour » sont en butte à toutes les persécutions
imaginables. En juillet 1831, Smith fonde une ville, la Nouvelle-Sion, dans un
lieu appelé Indépendance, situé dans le Missouri, état nouvellement créé. Il y
lance même un journal : « The Evening Morning Star ». Sion est mise à sac, la
presse détruite et il faut aller ailleurs. Partout où les Mormons
s'établissent, on les attaque, on dévaste et on incendie leurs maisons, on
outrage leurs compagnes, on les lynche ; Boggs, le gouverneur du Missouri,
donne même l'ordre d'exterminer les malheureux et des milliers de volontaires
sont levés pour en finir avec la maudite secte. On va jusqu'à présenter, comme
nourriture, à Smith et aux principaux de l'église, jetés en prison, la chair de
leurs frères massacrés. Il fallut que le général Doniphan menaçât de retirer
son régiment pour qu'on se contentât de chasser du Missouri les indésirables.
De là, ils se rendirent à Nauvoo, dans l'Illinois, sur les rives du Mississipi,
qui grâce au talent d'organisateur de Joseph Smith (qui apparaît de moins en
moins comme un inculte) et à la foi de son troupeau durement éprouvé, devint
rapidement une ville comptant 20 000 habitants, et cela à l'époque où Chicago
était une bourgade sans importance. Les fidèles accouraient de toutes les
parties de l'Union Américaine et même de la Grande-Bretagne. L'administration
municipale de la ville pouvait être donnée en exemple aux autres cités des
États-Unis. Joseph Smith était élu maire de la cité, une milice avait été
organisée ; le prophète ajoutait à ses titres celui de lieutenant général et il
proclamait son intention de se porter candidat à la présidence.
Entre temps, Rigdon avait
introduit le dogme de « l'épouse spirituelle » ; malgré une opposition très
vive, il persista et prétendit, paraît-il, avoir reçu une révélation
sanctionnant « la séduction systématique ». On raconta que J. Smith appuyait ce
dogme, il le nia, tout en professant la polygamie lui-même et ses adversaires
lui reprochaient la possession d'un harem « faisant concurrence » à celui de
Mahomet.
Un beau jour, en 1844, un
édit du gouverneur de l'Illinois, décréta l'arrestation de Joseph Smith et les
principaux d'entre les Mormons. Le prophète ne se faisait pas d'illusion sur le
sort qui lui était réservé, malgré la promesse de protection du gouverneur. Il
avait été arrêté 50 fois et 49 fois acquitté. Il se rendit à Carthage,
accompagné de son frère Hyrum et de deux « apôtres » – John Taylor et Willard
Richards, – en prononçant ces paroles : « Je m'en vais comme un agneau à la
boucherie, mais je suis aussi calme qu'un matin d'été. J'ai la conscience pure
devant Dieu et devant les hommes ; je mourrai innocent et il sera dit de moi :
Il a été assassiné de sang-froid. »
Tout cela se réalisa à la
lettre. La populace clamait : « Que si la loi n'y pouvait rien, la poudre et
les balles auraient bien raison d'eux ». Le 27 juin 1844, à 5 h. de
l'après-midi, une bande de 150 à 200 personnes, le visage barbouillé de suie,
força les portes de la prison où Smith et les siens étaient détenus. Hyrum
Smith qui avait 44 ans, tomba le premier sous la fusillade ; Joseph, qui en
avait 39 sauta par la fenêtre, mais fut tué au cours de sa tentative. John
Taylor, qu'avaient atteint 4 balles, survécut. Willard ne reçut aucun
projectile... Loin d'abattre le Mormonisme, cet inqualifiable assassinat
l'achemina vers le succès.
Il se trouvait parmi les. Mormons
un vitrier du nom de Brigham Young, qui était président des « Douze », –
préféré à Sydney Rigdon pour cette fonction – homme d'une grande énergie, de
beaucoup de sang-froid, très opiniâtre et très diplomate. Il reçut la
révélation ou inspiration que ce qui restait de son église devait émigrer vers
l'Ouest, l'Ouest lointain, hors des frontières de l'Union américaine, dans les
déserts qui n'appartenaient pas encore aux États-Unis. Les Saints se mirent
alors à vendre ou à échanger leurs terres et leurs maisons pour se procurer du
blé, du seigle, du lard, des pommes de terre, du bétail, des bœufs, des
chariots...
Nouveau Moïse, Brigham Young
rassembla ce qu'il put de son peuple, 143 hommes, 3 femmes et 2 enfants et
partit d'abord un peu à l'aventure, ensuite vers la région du Grand-Lac-Salé,
plateau de 1200 m d'altitude, glacé l'hiver par des vents polaires, brulé l'été
par un soleil torride, maudit par le Grand Esprit, disaient les Pawnies, à
cause des guerres de leurs ancêtres... Parti durant février 1846, Brigham Young
pénétra le 24 juillet 1847 dans la vallée du Grand-Lac-Salé. Les 143 Mormons du
début étaient devenus 2000 et formaient une longue caravane ; ils voyageaient
dans des chariots à bœufs, que les hommes conduisaient à pied les bagages, les
femmes et les enfants, les invalides demeurant à l'intérieur des véhicules. Il
fallut lutter d'abord contre l'hiver, très rude, contre l'incertitude de la
direction (la prairie n'était pas encore défrichée), se méfier de la flèche de
l'indien, franchir les Montagnes-Rocheuses. Des enfants naissaient en route.
Au bout d'un mois,
Salt-Lake-City était fondée. Le terrain où la ville devait s'élever fut partagé
en îlots ou block s de 10 acres chacun, chacun d'eux étant distribué en lots
égaux de 1 acre 1/4. Aux barrières de la ville, la terre arable fut partagée en
lots de 5 acres, un peu plus loin les lots étaient de 10 acres, plus loin
encore ils comptaient 20 acres. Aucune spéculation ne fut permise ; on demanda
à chaque chef de famille de faire rendre au lot qui lui était échu tout ce
qu'il pouvait donner, d'être un producteur autant qu'un consommateur... En
1848, Salt-Lake-City n'était même pas un village, c'était une enceinte entourée
d'une muraille, mi-bois mi-boue, dans l'intérieur de laquelle se dressaient
huttes, tentes, charriots et où campaient 1.800 habitants.
Brigham Young était reparti
dans le Missouri pour réunir les Mormons qui s'y trouvaient encore et les
ramener vers la Terre promise. En mai et juin, il y eût une invasion de
sauterelles menaçant de réduire à rien la récolte, alors que l'on attendait 25
immigrants. C'était un véritable fléau. Hommes, femmes, enfants se mirent sur
la défensive ; ils arrivaient bien à écraser les sauterelles, mais ils piétinaient
en même temps les jeunes pousses de blé ; on avait beau creuser des fossés, les
remplir d'eau et y pousser les dévastatrices à coups de balai et de bâton, cela
ne faisait pas plus que les brandons enflammés qu'on projetait là où les
insectes étaient massés. Tout faisait présager que la famine allait envahir le
camp des Saints du dernier jour... Un matin, quand tout espoir semblait perdu,
voici que, venant des îles du Lac-Salé, des bandes de mouettes apparurent,
remplissant l'air de leurs cris plaintifs. Elles se précipitèrent sur les
sauterelles et ne partirent pas avant que le dernier des orthoptères eût été
dévoré. C'est « le miracle des mouettes ». On a élevé à Salt-Lake-City un
monument en mémoire de ce vol mémorable. La loi de d'État d'Utah punit celui
qui tue les mouettes sans absolue nécessité : elles sont devenues aussi sacrées
pour les Mormons que les oies pour les Romains.
Aujourd'hui, Salt-Lake-City
est l'une des villes les plus prospères dos ÉtatsUnis, capitale de l'État
d'Utah, aux rues larges de 40 mètres. Les édifices religieux y sont les plus
importants ; on cite parmi eux le Grand Temple, le sanctuaire mormon –
l'Assembly Hall, la salle des réunions – enfin le Tabernacle, construction
immense et basse, de forme elliptique où peuvent prendre place de 10 à 12 000
personnes et qui possède un orgue comptant 8 000 tuyaux et mu par
l'électricité.
Pour revenir à l'histoire
des Mormons, le Mexique céda aux États-Unis les provinces des
Montagnes-Rocheuses et du Pacifique. Le pays du Lac-Salé devint territoire de
l'Union et Brigham Young en fut nommé gouverneur. Ce fut une sorte d'état
théocratique, auquel son éloignement procura la tranquillité pendant plusieurs
années. Mais bientôt cette quiétude fut troublée par l'accusation portée contre
les Mormons de pratiquer la polygamie, ce qui était vrai, et le meurtre rituel,
que les dirigeants de leur église ont toujours combattu. Les 20, 21 ou 25
femmes de Brigham Young justifiaient amplement les hurlements des méthodistes
et autres puritains des états de l'est et du centre. Le leader mormon fut
destitué de son poste de gouverneur, mais Brigham Young rendit la vie
impossible à ses successeurs. Le gouverneur Cumming étant arrivé avec 2 500
hommes de troupe à Salt Lake City, Young proclama la loi martiale et il y eut
un moment danger de conflit. Une détente se produisit cependant et le
gouvernement fédéral retira ses troupes. Elles réoccupèrent la capitale de
l'Utah lors de la guerre de Sécession, le gouvernement de Washington
soupçonnant les Mormons de sympathies avec les Sudistes.
Le 2 juillet 1862, un décret
spécial (ayant un effet rétroactif de trois ans) fut promulgué par le président
des États-Unis, alors Abraham Lincoln, sans aucun avertissement ; il
interdisait la pratique de la polygamie, sous peine d'une amende de 500 dollars
et d'un emprisonnement de cinq ans. Comme les Mormons gardaient secrets les
registres d'état-civil de leur église, ce décret resta inapplicable, car on ne
put jamais prouver qu'une union polygamique avait été célébrée depuis moins de
trois ans. La polygamie continua donc comme par le passé... En 1882, elle avait
pris une telle extension que le gouvernement fédéral se résolut à sévir
vigoureusement et avec une rigueur telle que la répression fut, par la suite,
désignée sous le nom de « persécutions dioclétiennes ». Une loi spéciale fut
votée le 22 mars 1882, punissant de six mois de prison, de la perte du droit de
vote et de certains droits civils, celui qui cohabitait avec plus d'une femme.
La chasse aux cohabs – cohabitants – devint une des occupations favorites des
anti-Mormons et des fonctionnaires. « L'Utah fut alors le théâtre de scènes
affreuses : il y eut des assassinats de « cohabs », des condamnations de
vieillards qui, brisés et malades, ne sortaient de prison que pour mourir, des
emprisonnements de femmes qui, voulant sauver leur mari et rester fidèles à
leur religion, observaient un mutisme absolu devant les tribunaux, ou se
parjuraient sans hésitation. Telle jeune femme, son bébé dans les bras,
affirmait ignorer le père de son enfant, quand celui-là, le plus souvent, était
à quelques pas à peine sur le banc des accusés ; tel enfant déclarait ignorer
son père ; telle vieille mère jurait ne pas connaître le père de l'enfant de sa
fille, disant que cela regardait sa fille et non elle ; telle jeune femme, se sauvant
dans la campagne pour éviter des poursuites à son mari, vit son bébé mourir
dans ses bras et dut, creusant elle-même la terre en un lieu sauvage et
solitaire, ensevelir dans son châle le corps de l'enfant. »
En 1890, le gouvernement
fédéral, considérant l'église mormone comme une association illégale, prêchant
la révolte contre les lois de l'État, confisqua ses biens. L'Église des Saints
du dernier jour dût céder et en 1891 son président, Wilford Woodruff, abolit,
par un manifeste, la pluralité des femmes. Son église rentra alors en
possession de ses biens et le 4 janvier 1896, l'Utah était admis parmi les
États de l'Union. Il fut toutefois introduit dans la constitution du nouvel
état une clause irrévocable, interdisant la pluralité des femmes. De ce fait,
le gouvernement fédéral perdit tout droit de juridiction sur toutes les
questions relatives au mariage... Plus tard, le président Joseph Fielding Smith
déclarait que le meurtre rituel, les sacrifices humains, la théorie identifiant
Salt-Lake-City avec Jérusalem étaient des doctrines inspirées du diable.
La théologie mormone est
très curieuse et rappelle les doctrines gnostiques (cela donne à réfléchir
quand on nous présente Joseph Smith et son entourage comme un ramassis
d'illettrés). Cette théologie enseigne qu'il y a dans « le ciel » une infinité
de divinités mâles et femelles, dirigée par un Dieu en chef, qui possède, comme
l'homme, un corps de chair, mais incorruptible. Il est immortel et le
ChristJéhovah est né du mariage réel du chef des Dieux avec une déesse.
Au-dessous des Dieux viennent les anges, puis les hommes. Tous sont des esprits
dans un tabernacle de chair et seul le Saint-Esprit, véritable moteur du monde,
est immatériel. Le Mormonisme professe d'ailleurs le dogme de l'immortalité de
la matière...
D'après la théologie
mormone, l'homme est doué du libre-arbitre. (Dans le conseil des Dieux et des
anges, Satan avait proposé que l'homme fût sauvé des dangers et des péchés de
l'état de mortalité par force et non par le mérite de la lutte et de l'effort,
tandis que Christ-Jéhovah était d'avis de garantir à l'homme la libre
disposition de ses actions : il s'offrait d'ailleurs comme rançon des péchés
que pourrait alors commettre le genre humain. Son plan fut adopté et celui de
Satan repoussé.) L'Église des Saints du dernier jour admet la chute ; la
résurrection du Christ ; trois état la glorification pour le fidèle : le
céleste, le terrestre, le téleste ; la possibilité pour l'homme de devenir
Dieu, le baptême pour les morts. Jarnes-E. Talmage, qui fut délégué des Mormons
pour exposer la philosophie de sa religion au Congrès des Philosophies
religieuses, décrit « Dieu lui-même, Elohim, comme un être progressif, avançant
éternellement d'une perfection à une autre, parce que possédant cet attribut
caractéristique, qui sera le don de tous ceux qui atteignent l'exaltation
céleste – le pouvoir de s'accroître éternellement. »
Selon la théologie mormone,
c'est littéralement que l'homme et la femme sont les images de Dieu.
Venons-en maintenant au
dogme de la pluralité des femmes ou plutôt des épouses – plurality of wives –
qui fut la cause de toutes les persécutions que subirent les Mormons, la pierre
d'achoppement de leur église. La section 132 de « Doctrine and Covenants »
expose qu'à Nauvoo, le 12 juillet 1843, Joseph Smith reçut une révélation
concernant une nouvelle et éternelle alliance comportant l'éternité du mariage
contracté selon la loi de Dieu et la pluralité des épouses. Les versets 19 et
suivants promettent à l'homme qui obéit à la loi de Dieu, concernant le mariage
éternel, qu'il deviendra un dieu. Plus loin, on trouve que Moïse, Abraham,
Jacob, Salomon reçurent des femmes et des concubines, que cela leur fut «
imputé à justice », parce que dans toutes ces choses, ils accomplirent ce qui
leur avait été commandé. Le verset 61 dit : « Si un homme épouse une vierge et
désire en épouser une autre, et que la première donne son consentement, et s'il
épouse la seconde et qu'elle soit vierge, ne s'étant promise à aucun autre
homme, cet hommelà est justifié. Il ne peut commettre d'adultère avec ce qui
lui appartient, à lui, et à personne d'autre ». Et le verset 62 : « Et si dix
vierges lui sont données, de par ladite loi, il ne peut pas commettre adultère,
car elles lui appartiennent et lui sont données à lui. C'est pourquoi il est
justifié ».
Cette révélation ne faisait
que justifier un état de fait, car Joseph Smith et plusieurs des principaux
d'entre les Mormons pratiquaient la polygamie à Nauvoo. Brigham Young,
lorsqu'il proclama solennellement la révélation de Joseph Smith, le 2 août
1852, le reconnut lui-même. Il ajouta que « sans la doctrine contenue dans
cette révélation, il est impossible à personne ici-bas de s'élever jusqu'à
devenir un dieu ». Voyons les amplifications que l'église mormone donnait à
cette doctrine :
« D'après la religion
mormone – qui, on l'a vu ci-dessus, est polythéiste – la polygamie est
nécessaire au salut : Jésus-Christ, né de la polygamie, fut polygame lui-même :
les Noces de Cana étaient ses noces. Marie et Marthe étaient ses femmes et il
put ainsi satisfaire à la loi imposée aux hommes et se créer une descendance
avant d'être crucifié. (Des Mormons prétendent que J.-C. avait trois femmes). »
Quant au sacrement du
mariage, la religion mormone, qui admet le divorce (mais ne l'octroie que
rarement), célèbre trois sortes d'union : l'union pour la vie terrestre,
l'union pour la vie céleste, l'union pour les deux. Il arrive donc qu'une femme
peut être mariée à deux époux : à l'un pour la vie actuelle – avec lequel elle
vit, – à l'autre pour la vie ultérieure, la vie céleste. Il est admis que si
l'on n'a pu (pour l'homme ou la femme) vivre ici-bas la vie polygamique,
l'union pour la vie future suffit pour que l'on soit sauvé.
« La cérémonie du mariage
peut revêtir deux caractères différents : 1° S'il s'agit du premier mariage, la
cérémonie rappelle un mariage protestant ; 2° S'il s'agit d'une nouvelle union
pour un homme déjà marié, le caractère de cette cérémonie est tout autre. Tout Mormon
déjà marié doit, avant de pouvoir contracter un nouveau mariage, et même avant
de demander la main de la personne sur laquelle il a jeté son dévolu obtenir le
consentement de sa première épouse, du président suprême de l'Église, enfin des
parents de celle qu'il veut épouser. Si la première femme refuse de donner son
consentement, elle doit donner à l'autorité ecclésiastique mormone les raisons
de son refus. Si ces raisons ne sont pas reconnues assez sérieuses, on passe
outre, et le mari est autorisé à s'unir à la nouvelle élue de son cœur. Si, au
contraire, le refus de la première femme est fondé sur un motif reconnu
valable, le mari n'est pas autorisé à contracter un second mariage... Le Mormon
polygame doit veiller au bien-être de toutes ses femmes : il doit toujours agir
avec une impartialité et une justice absolues. Il doit, s'il est bon Mormon, se
donner tour à tour à chacune de ses épouses, qui se considèrent comme sœurs. On
regarde toutefois la première femme comme supérieure aux autres, comme une
sorte de reine, dans cette vie comme dans la vie future ; c'est pourquoi
beaucoup de Mormones ont vivement désiré être la première épousée. Toutes les
femmes d'un même mari doivent aimer tendrement tous ses enfants, qui appellent
mère leur propre mère, et tantes les autres femmes de leur père... » Notons en
passant que les Mormons ont grandement augmenté le nombre des parents que l'on
peut épouser, par exemple la mère et la fille, les sœurs nées du même père et
de la même mère, une demi-sœur (consanguine sans doute), etc...
La procuration substitutive
n'est pas la moins curieuse des coutumes qu'avait engendrées la polygamie
mormone : « Tout Mormon qui se rend en mission plusieurs années est, le plus
souvent, obligé de se séparer de sa femme ou de ses femmes, quelquefois assez
nombreuses pour atteindre la douzaine ; or, cette séparation entraîne
nécessairement une perte d'enfants et, par suite, un grand sacrifice de gloire
éternelle, d'après le principe admis que la famille de l'homme constitue son
royaume dans l'autre monde. On aurait donc obvié à cet inconvénient, en
substituant un agent ou fondé de pouvoirs qui remplacerait le mari absent,
auprès de sa femme ou de ses femmes. On prétend que plus d'un enfant a vu le
jour de la sorte dans l'empire mormon... »
Il est intéressant de
remarquer que si le devoir marital est absolu pour tout Mormon, il est
toutefois un cas dans lequel il est non pas restreint, mais absolument interdit
: « Pendant les périodes de grossesse et de lactation, les Mormons, en effet,
considèrent cette abstention comme meilleure pour la femme et l'enfant, et plus
digne pour la pudeur de la femme. C'est là, à côté des exemples tirés de la
Bible, un argument fondamental mis en avant en faveur de la polygamie, celle-ci
facilitant à l'homme l'abstention totale pendant les périodes que nous venons
d'indiquer. »
Examinons maintenant comment
vivait un Mormon et ses femmes (nous nous situons au passé, car il est
difficile de savoir ce qui se passe aujourd'hui, puisque les Mormons sont
censés avoir abandonné la polygamie). Les trois cas suivants pouvaient se
présenter : « 1° Toutes les femmes sont réunies sous le même toit, en une sorte
de harem, chaque femme recevant la visite de l'époux suivant le bon plaisir de
celui-ci, qui a son domicile personnel. Si le mari va en voyage, il choisit
dans son harem une compagne qui le suivra ; s'il est malade, il mande près de
lui, pour le soigner, l'une de ses femmes ; 2° Toutes les femmes sont réunies
sous le même toit, comme dans le cas précédent, et le mari vit au milieu
d'elles. C'est l'exemple le plus fréquent. La vie générale est en commun, mais
chaque femme a sa chambre à coucher particulière, le mari se donnant à tour de
rôle à chacune d'elles ; 3° Chaque femme a sa demeure particulière où le mari
vient passer vingt-quatre heures. »
Mais que disait la femme
mormone ? Élevée dans l'idée que le salut dépend de la polygamie, elle
regardait avec dédain et pitié les mariages monogamiques ; considérant que, par
sa nature, l'homme est essentiellement polygame, elle déclarait préférer la
polygamie à la monogamie, dont découle fatalement la prostitution ; elle
apportait dans sa foi un mysticisme et une exaltation peu communs. Elle
facilitait le mariage de son mari avec d'autres femmes, persuadée que son
propre bonheur devait en résulter. Une dame mormone fit au professeur Jules
Rémy, qui visita le pays des Mormons vers 1860, certaines déclarations dont
nous retiendrons les suivantes, les autres étant saturées de réminiscences
bibliques : « La polygamie, quoique vous puissiez penser, place la femme de
notre société dans une situation plus morale que celle qui lui est faite par
les sociétés chrétiennes où l'homme, riche de ses moyens, est tenté de les
dépenser en secret avec une maîtresse, d'une façon illégitime, tandis que la
loi de Dieu la lui aurait donnée comme une honorable épouse. Tout cela engendre
le meurtre, l'infanticide, le suicide, les remords, le désespoir, la misère, la
mort prématurée en même temps que leur cortège inséparable, les jalousies, les
déchirements de cœur, les défiances au sein de la famille, les maladies
contagieuses, etc. ; enfin, cela conduit à cet horrible système de tolérance
légale, dans lequel les gouvernements prétendus chrétiens délivrent des
patentes à leurs filles de joie pour les autoriser, je ne dirai pas à imiter
les bêtes, mais à se dégrader bien au-dessous, car tous les êtres de la
création, à l'exception de l'homme, s'abstiennent de ces abominables excès et
observent dans leur reproduction les sages lois de la nature... J'ai pour mari
un homme bon et vertueux que j'aime de toute mon âme et dont j'ai quatre petits
enfants qui nous sont chers au-delà de toute expression. En outre, mon mari a
sept autres femmes vivantes et une qui est allée vers un meilleur monde ; et
avec cela il n'a pas moins de 25 enfants. Toutes ces mères et tous ces enfants
me sont attachés par de doux liens, par une mutuelle affection, par nos
rapports et notre association. Les mères me sont devenues particulièrement
chères à cause de leur tendresse fraternelle pour moi et des fatigues et des
souffrances que nous avons partagées en commun... »
On a vu, raconte M. Raymond
Duguet, dans son livre sur « Les Mormons, leur religion, leurs mœurs, leur
histoire » (de date récente), une femme unique, presser spontanément son mari
de prendre une seconde femme, se donner toute la peine imaginable pour décider
des jeunes filles à l'épouser et pleurer sincèrement de ne pouvoir y parvenir.
Le chef de la justice
fédérale dans l'Utah, Read, avoua lui-même que les Mormons possédaient une
moralité très élevée. « Il me faut reconnaître, ajoutait-il, que la très grande
majorité des Saintes déclarent être heureuses et qu'un grand nombre d'entre
elles ont l'air d'être parfaitement satisfaites. » Tous les Européens qui
visitèrent les Mormons à l'époque où la pluralité des épouses florissait sans
entraves, se sont accordés à reconnaître et à vanter la supériorité morale des
Mormons... Tant que le gouvernement fédéral ne les eût pas pas dépossédés de
l'administration de l'Utah, il n'y avait chez eux ni prostitution, ni bars, ni
lieux de débauche. Aujourd'hui, alors que des éléments qui leur sont tout à
fait étrangers ont introduit ces pratiques à leurs cotés, ils font tout ce qui
est en leur pouvoir pour en restreindre les effets.
En se plaçant à un autre
point de vue, sans leurs nombreuses familles, les Mormons ne seraient jamais
parvenus à faire, en si peu de temps, de la région désertique qui entoure le
Grand-Lac-Salé, le pays prospère et producteur qu'est l'Utah d'aujourd'hui ; il
est à noter d'ailleurs que le gouvernement fédéral n'est intervenu sérieusement
pour abolir la polygamie que lorsque le territoire fut à peu près défriché...
On prétend que c'est seulement extérieurement que les Mormons ont renoncé à la
polygamie. Ils la pratiqueraient clandestinement et, chez les plus riches
d'entre eux, ce sont les soi-disant servantes qui joueraient le rôle de «
concubines ».
De 1910 à 1912, il y eut une
violente campagne anti-mormone où se distinguèrent le « Mac Clure Magazine » et
l'« Everybody's Magazine ». On donna le nom de cinq apôtres ayant célébré des
unions polygames. En février 1911, la « Salt Lake City Tribune » publia une
liste de 274 mariages polygamiques célébrés depuis le manifeste Woodruff :
l'église mormone ne protesta pas et il y eut à peine un ou deux démentis
individuels. Le 12 janvier 1912, à un grand meeting antimormon, à New-York, le
sénateur Cannon déclara que les apôtres mormons ont chacun 5 ou 6 femmes. Quand
expira le président Joseph Fielding Smith, dont il a été plus haut question,
l'agence Radio annonça que, décédé à 80 ans, il avait épousé 6 femmes, laissé 5
veuves ; 30 de ses 53 enfants étaient encore vivants... Quand il s'est agi
d'apaiser le gouvernement fédéral et les clameurs puritaines de l'est de l'Union
américaine, les docteurs mormons ont publiquement substitué à la polygamie
réelle, le mariage mystique des fidèles soit avec les âmes des mortes, soit le
mariage pour l'éternité avec des femmes déjà en possession de mari sur cette
terre. Mais était-ce autre chose qu'une feinte ? Il existerait un paragraphe ou
verset secret – dans la section 132 du livre Doctrine and Covenants – dans la
Révélation faite à Joseph Smith, lequel déclare que le Saint qui pratique la
pluralité des épouses, ne peut plus commettre de péché, sauf en cas de meurtre
(c'est ce privilège qui fait de lui... un dieu). Il s'ensuit qu'un Mormon
pouvait se parjurer devant les tribunaux des « Gentils », mentir aux
non-Mormons, pratiquer la polygamie et déclarer ou prêcher le contraire sans
commettre de péché.
Nous touchons ici à un point
obscur de la vie intérieure du mormonisme. À côté de sa doctrine exotérique,
possède-t-il une doctrine ésotérique, réservée à certains initiés ? On pourrait
le déduire de certaine, expressions des Révélations prétendument faites à
Joseph Smith, d'où il semble qu'il existe des clauses secrètes, dont la
connaissance est réservée uniquement aux plus dignes. Un théologien mormon,
Jedediah Grant, a formulé, par exemple, la théorie du blood atonement,
c'est-à-dire de l'expiation par le sang, selon laquelle l'assassinat, dans
certains cas, cessait d'être un crime pour devenir un instrument de salut pour
ceux qui en étaient victimes. (Certains docteurs catholiques ont défendu des
thèses qui s'apparentent à cette doctrine). Un ex-Mormon, le révérend Hyde, a
raconté, vers 1360, qu'il y avait une initiation mormone à des mystères
religieux entre autres ceux de la création et de la chute ; de plus, le nouvel
initié promettait l'obéissance passive, « perinde ac cadaver », aux ordres de
l'Église, à laquelle il consacrait sa vie pour qu'elle devint maîtresse du
monde. Cette initiation comportait un serment vouant à la haine divine et
terrestre et « les gentils » en général et le président des États-Unis en
particulier. On conférait alors au nouveau Mormon la prêtrise de Melchisédek.
Il va sans dire que les plus cruels supplices, puis la mort, étaient réservés
aux traîtres dévoilant les mystères de leur initiation... Des assassinats de
voyageurs traversant l'Utah, chercheurs d'or ou autres, ont paru confirmer cette
idée d'une doctrine ésotérique très dangereuse pour la sécurité sociale. Il est
évident que vers 1860 et les années qui ont suivi, les Américains et leur
gouvernement ont tenu en grande suspicion les doctrines et des actions des
Saints du dernier jour.
À l'heure actuelle, les
Mormons se montrent fort respectueux des lois de l'Union américaine. Certains
d'entre eux sont de hauts fonctionnaires et jouent même un rôle politique,
comme sénateurs et représentants au Congrès. L'Utah compte, aujourd'hui, 450 000
habitants dont 300 000 Mormons, parmi ceux-ci, un certain nombre de
Scandinaves. Le pays est bien cultivé et l'irrigation, poursuivie
méthodiquement, a donné de merveilleux résultats. La culture des arbres
fruitiers a également été vigoureusement poussée. L'instruction est très
développée et l'église mormone fait de grands sacrifices dans ce sens. 80 p.
100 des impôts de l'État sont consacrés aux écoles, si bien que le nombre des
illettrés est infime... On compte qu'il existe 50 000 Mormons dans le monde entier,
dont une importante colonie au Mexique. Ils assurent qu'ils ont 2000
missionnaires à l'œuvre au Canada, en Grande-Bretagne, en Allemagne, aux
Pays-Bas, en France, en Suisse, dans les pays scandinaves, aux Antilles, dans
l'Afrique du Sud, au Japon, en Polynésie, dans l'Amérique du Sud, en Turquie,
en Palestine enfin.
Au point de vue
ecclésiastique, l'église des Saints du dernier jour est compliquée et
théocratique ; à la base se trouve le ward ou paroisse (il en existe 700 dans
toute l'église), ayant à leur tête un évêque et deux conseillers.
Au point de vue social, les
Mormons ont fondé leur société sur trois grandes bases : la coopération qui
permet à chaque individu de se développer autant que ses facultés le lui
permettent ; la dîme, qui prescrit à chaque Mormon de verser 10 p. 100 de ses
revenus à un fonds commun, dont le but est, en venant en aide aux membres les plus
pauvres de leur société, d'en éliminer la misère ; l'arbitrage, qui supprime le
recours aux tribunaux séculiers et réduit les litiges à leur plus simple
expression en les soumettant à de hauts conseils quels qu'ils soient, et sans
aucune dépense.
Les Mormons ont un sens aigu
de la solidarité qui doit unir les membres d'une même association. Ils ont été
jusqu'à prévoir des excursions pour les vieillards et c'est ainsi que se met en
route, plusieurs fois par an, vers les sites pittoresques de l'Utah, une caravane
d'excursionnistes de plus de 70 ans.
Faut-il croire M. Léon
Abensour, lorsqu'il dit : « Les résultats obtenus par les Mormons dans l'Utah
montrent ce qu'auraient pu faire les Saint-Simoniens si, au lieu de vouloir
rénover la société européenne, ils avaient pu trouver un coin du vieux monde,
où seuls occupants, ils eussent pu, en toute tranquillité, appliquer leurs
idées » ? C'est que justement on n'a pas laissé les Mormons appliquer leurs
idées en toute tranquillité, et nous craignons fort qu'ils se soient laissés
américaniser comme le reste du pays. Quoi qu'il en soit, et sans prendre à la
lettre les récits de voyageurs auxquels on ne laisse voir que ce que l'on veut,
les Mormons ont donné au monde un inégalable exemple de courage, d'énergie, de
ténacité, de volonté de réussite. C'est avec des moyens de locomotion primitifs
qu'ils ont traversé l'Amérique de l'est à l'ouest, c'est avec des outils
rudimentaires qu'ils ont creusé leurs premiers canaux, bâti leurs premières
écoles, construit leurs premières salles de réunions, c'est avec de maigres
ressources qu'ils ont transformé un désert en une contrée fertile ; longtemps
ils ont ouvertement tenu tête à l'un des plus puissants gouvernements du globe
et peut-être auraient-ils pu prolonger davantage la résistance s'ils avaient
été moins patriotes, moins citoyens des États-Unis, davantage hors-la-loi. Mais
il ne faut demander à personne plus qu'il ne peut fournir et ce qu'ont fourni
les Mormons est déjà assez consistant.
– É. ARMAND.
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