dimanche 20 novembre 2022

L'espèce humaine 1947 Par Robert Antelme

 

« Les nazis avaient pris soin de distinguer les religieux allemands par la couleur du triangle. Leur traitement n'était pas différent, mais le triangle mauve signifiait objecteur de conscience. L'objecteur était celui qui avait opposé Dieu à Hitler. A celui-là on reconnaissait une conscience. Ils étaient des ennemis par cette conscience opposée, dont ils ne pouvaient se défaire. Les politiques, triangle rouge, n'étaient pas considérés comme des ennemis par la conscience. La question de la conscience ne se posait pas pour eux. Dans la mythologie nazie, c'est l'avènement d'Hitler qui avait révélé le mal, et tous ces triangles rouges étaient sortis un à un à travers l'Allemagne, puis autour, d'eux-mêmes, sous la puissance de l'exorcisme. Parmi ces objecteurs, à Buchenwald, certains étaient sensibles à cette distinction opérée par les nazis. Ils se sentaient une conscience, presque une bonne conscience; celle des politiques représentant souvent pour eux un élément impur, de désordre. Même là-bas, certains entretenaient naturellement cette hiérarchie des consciences, la leur se considérant comme la conscience n° 1 ».

 

 

« Le soleil était très pâle sur la neige; le vent était froid. Nous marchions lentement et régulièrement. On ne se comprenait pas, mais qu'est-ce qu'il y aurait eu à expliquer? On ne sentait pas le froid du corps, ni la faim, ni les SS. On était encore capables de se regarder pour se regarder et se serrer la main. Il ne fallait pas quitter cet homme. Jamais sans doute on n'avait eu envie de crier ainsi de joie, cependant que les SS promenaient leur tête de mort sur la prairie. On essayait de retenir cette joie, de calculer pour la retenir le plus possible, de ne pas s'en séparer ».

 

« L'heure normale du réveil est dépassée. Le court moment d'anxiété qui vient juste après, où l'on se demande si on ne bénéficie pas d'un simple retard de Karl, est lui-même passé. Etonnement inquiet de n'être pas pressé. Nous-mêmes sommes un moment troublés par l'espèce d'anarchie qui règne dans l'église. Ce désordre, ce n'est que la rupture de la cadence habituelle. Un copain va se laver d'un pas tranquille. Son voisin est encore couché. Un autre s'habille lentement. D'autres se sont mis à bavarder. Cette lenteur est précieuse. Prendre tout son temps pour enfiler ses chaussures, avoir le goût de se dire bonjour, aller pisser lentement, commencer à s'attarder en tout: c'est le piège du dimanche matin. Car on ne nous laissera pas tranquilles. Les SS supportent mal cette église où les uns sont couchés, les autres debout, où d'autres encore essayent d'écrire. Il ne faut pas que cette journée soit pour nous à ce point différente des autres. Les meister ne vont pas à l'usine le dimanche, alors on nous trouvera un autre travail. Malgré cela, les SS, eux, veulent dormir un peu plus longtemps et il nous suffit que l'heure habituelle du réveil soit dépassée pour que cette journée soit d'une autre nature que les autres. Les SS ne peuvent pas tout à fait vaincre le dimanche, à peine plus que le sommeil. Nous avons gardé une certaine cadence de la semaine et nous avons, nous aussi, notre calendrier. D'abord notre grand calendrier. Nous nous sommes donnés des relais. Cela a été le Il novembre. Puis la Noël. Ensuite ce sera Pâques: les grandes dates mythologiques de la fin. Mais il y a des havres plus modestes, qui sont les dimanches. Parce qu'il y a les dimanches, on sait que quatre, cinq dimanches sont passés et qu'il y a sûrement du temps écoulé, du temps gagné. La part de jeu est tellement mince dans notre vie, nous sommes tellement coupés du monde où quelque chose arrive, que le mardi est absolument calqué sur le lundi, le mercredi sur le mardi, et ainsi de suite, sans repère aucun. Le dimanche seul peut nous décoller de cette glu de durée homogène, y faire des cassures, de sorte qu'une partie puisse être nettement rejetée dans le passé. On le caresse ce passé, à mesure qu'il s'étend. La seule certitude possible est derrière nous. Parce que le jour finit, la semaine aussi finit, le mois finit. Mais ce découpage peut être plus étroit: 9 heures du matin à l'usine, trois heures sont déjà passées, la moitié du temps pour atteindre midi: midi, la moitié de la journée. Après-midi, les heures deviennent de plus en plus précieuses, on les avale littéralement; quatre heures: encore deux heures. Neuf heures du matin, c'était un autre monde, comment at-on pu être ici à 9 heures du matin avec encore dix heures à faire à l'usine? Comment chaque heure a-t-elle pu passer? La première heure d'abord de 6 à 7, pendant laquelle il a fallu accepter lajournée, entrer dedans. Une sorte de rassurement à être parvenu à y entrer. L'heure qui suit, très longue; on ne peut pas encore évaluer ce qui est derrière soi, c'est trop peu. La pause à 9 heures, etc. On pourrait aussi imaginer qu'on reste tellement étranger à ce qu'on fait que l'on passe la journée dans le calcul des quarts d'heure passés et à venir, et qu'on passe son temps à compter le temps. C'est en réalité aux moments de répit que le temps apparaît nu, aussi impossible à franchir que le vide. Mais, à regarder la pièce, le temps passe; à frapper des coups de marteau, le temps passe; à recevoir des coups sur la tête, le temps passe; à aller aux chiottes, le temps passe; à guetter le visage qu'on hait, le temps passe. - Alle raus! (Tous dehors!) Les kapos sont allés à la baraque des SS. Ils y ont pris les ordres. »

 

« Celui qui, longeant les barbelés, passe sur la route, petite silhouette noire sur la neige, est bien une puissance de la terre. Mais s'il nous voit derrière les barbelés, s'il lui arrive simplement de penser qu'autre chose est possible dans la nature que d'être un homme qui marche libre sur la route, s'il s'embarque à penser ainsi, il risque vite alors de se sentir menacé par toutes ces têtes rasées, par toutes ces têtes dont il n'a aucune chance de jamais connaître aucune et qui sont ce qu'il y a pour lui de plus inconnu sur la terre. Et ces hommes eux-mêmes contamineront peut-être pour lui les arbres qui encerclent de loin les barbelés, et celui qui est sur la route risquera alors de se sentir étouffé par la nature entière, comme refermée sur lui. Le règne de l'homme, agissant ou signifiant, ne cesse pas. Les SS ne peuvent pas muter notre espèce. Ils sont eux-mêmes enfermés dans la même espèce et dans la même histoire. Il ne faut pas que tu sois: une machine énorme a été montée sur cette dérisoire volonté de con. Ils ont brûlé des hommes et il y a des tonnes de cendres, ils peuvent peser par tonnes cette matière neutre. Il ne faut pas que tu sois, mais ils ne peuvent pas décider, à la place de celui qui sera cendre tout à l'heure, qu'il n'est pas. Ils doivent tenir compte de nous tant que nous vivons, et il dépend encore de nous, de notre acharnement à être, qu'au moment où ils viendront de nous faire mourir ils aient la certitude d'avoir été entièrement volés. Ils ne peuvent pas non plus enrayer l'histoire qui doit faire plus fécondes ces cendres sèches que le gras squelette du lagerführer. Mais nous ne pouvons pas faire que les SS n'existent pas ou n'aient pas existé. Ils auront brûlé des enfants, ils l'auront voulu. Nous ne pouvons pas faire qu'ils ne l'aient pas voulu. Ils sont une puissance comme l'homme qui marche sur la route en est une. Et comme nous, car maintenant même, ils ne peuvent pas nous empêcher d'exercer notre pouvoir. »

 

« Un matin en effet, il y a un mois de cela - quelques jours après qu'il nous eut dit langsam -le Rhénan est venu dans une travée du magasin du sous-sol. Nous étions là, Jacques et moi, à trier les pièces. Il nous a tendu la main. Cela aussi coûtait le lager. On l'a serrée. Quelqu'un venait, il l'a retirée. C'était évidemment une nécessité pour lui, ce matin-là, de venir nous serrer la main. Il s'est arrangé pour le faire aussitôt après son arrivée à l'usine. Il est venu à nous. Il était sombre, timide. Je sentais son odeur d'homme propre, celle de son costume et cette odeur gênait. Nous étions tout près de lui. Pour tout autre que nous trois, c'était un Allemand qui donnait à des haeftling des indications sur le travail: des yeux morts qui passaient sur une veste rayée, une voix qui commandait des mains captives. Nous étions devenus des complices. Mais il n'était pas tant venu nous encourager que chercher lui-même une assurance, une confirmation. Il venait partager notre puissance. Les aboiements de milliers de SS ne pouvaient rien, ni tout l'appareil des fours, des chiens, des barbelés, ni la famine, ni les poux, contre ce serrement de main. Le fond de l'âme SS ne pouvait pas se découvrir mieux que devant nous. Mais de son côté, cet autre Allemand ne s'était peut-être jamais autant senti redonné à lui-même depuis des années qu'en serrant la main à l'un de nous. Et ce geste secret, solitaire, n'avait cependant pas un caractère privé, par opposition à l'action publique, immédiatement historique des SS. Tout rapport humain, d'un Allemand à l'un de nous, était le signe même d'une révolte décidée contre tout l'ordre SS. On ne pouvait pas faire ce que le Rhénan avait fait - c'est-à-dire agir en homme avec l'un de nous - sans par là même se classer historiquement. En nous niant comme hommes, les SS avaient fait de nous des objets historiques qui ne pouvaient plus aucunement être les objets de simples rapports humains. Ces rapports pouvaient avoir de telles conséquences, il était tellement impossible de songer seulement à les établir sans avoir pris conscience de l'énorme interdiction contre laquelle il fallait s'élever pour le faire; il était nécessaire de s'être tellement abstrait de la communauté encore renforcée par la lutte, d'avoir accepté d'encourir le déshonneur, l'ignominie de la désertion, la trahison même, qu'à peine ébauchés, ces rapports se prolongeaient aussitôt en histoire, comme s'ils étaient les voies mêmes, étroites, clandestines, qu'elle était ici forcée d'emprunter. »

 

« Une partie des détenus doit extraire les pierres, l'autre pousser la remorque. Mais il n'y a pas assez de pioches. La plupart de ceux qui ne poussent pas la remorque piétinent sur place dans le froid. On n'a rien à faire, mais il faut rester dehors; c'est cela l'important. Nous devons rester ici, par petits groupes, agglutinés, les épaules rentrées, tremblants. Le vent entre dans les zébrés, la mâchoire se paralyse. La cage d'os est mince, il n'y a déjà presque plus de chair dessus. La volonté subsiste seule au centre, volonté désolée, mais qui seule permet de tenir. Volonté d'attendre. D'attendre que le froid passe. Il attaque les mains, les oreilles, tout ce qu'on peut tuer de votre corps sans vous faire mourir. Le froid, SS. Volonté de rester debout. On ne meurt quand même pas debout. Le froid passera. Il ne faut pas crier, ni se révolter, chercher à fuir. Il faut s'endormir dedans, le laisser faire, comme la torture, après on sera libre. Jusqu'à demain, jusqu'à la soupe, patience, patience ... En réalité, après la soupe, la faim relayera le froid, puis le froid recommencera et enveloppera la faim; plus tard les poux envelopperont le froid et la faim, puis la rage sous les coups enveloppera poux, froid et faim, puis la guerre qui ne finit pas enveloppera rage, poux, froid et faim, et il y aura le jour où la figure, dans le miroir, reviendra gueuler Je suis encore là; et tous les moments où leur langage qui ne cesse jamais enfermera poux, mort, faim, figure, et toujours l'espace infranchissable aura tout enfermé dans le cirque des collines: l'église où nous dormons, l'usine, les chiottes, la place des pieds, et la place de la pierre que voici, lourde, glacée, qu'il faut décoller de ses mains insensibles, gonflées, soulever et aller jeter dans le tombereau. »

 

« On devient très moches à regarder. C'est notre faute. C'est parce que nous sommes une peste humaine. Les SS d'ici n'ont pas de Juifs sous la main. Nous leur en tenons lieu. Ils ont trop l'habitude d'avoir affaire à des coupables de naissance. Si nous n'étions pas la peste, nous ne serions pas violets et gris, nous serions propres, nets, nous nous tiendrions droits, nous soulèverions correctement les pierres, nous ne serions pas rougis par le froid. Enfin nous oserions regarder en face franchement, le SS, modèle de force et d'honneur, colonne de la discipline virile et auquel ne tente de se dérober que le mal. »

 

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