« Les nazis avaient
pris soin de distinguer les religieux allemands par la couleur du triangle.
Leur traitement n'était pas différent, mais le triangle mauve signifiait objecteur
de conscience. L'objecteur était celui qui avait opposé Dieu à Hitler. A celui-là
on reconnaissait une conscience. Ils étaient des ennemis par cette conscience
opposée, dont ils ne pouvaient se défaire. Les politiques, triangle rouge,
n'étaient pas considérés comme des ennemis par la conscience. La question de la
conscience ne se posait pas pour eux. Dans la mythologie nazie, c'est
l'avènement d'Hitler qui avait révélé le mal, et tous ces triangles rouges
étaient sortis un à un à travers l'Allemagne, puis autour, d'eux-mêmes, sous la
puissance de l'exorcisme. Parmi ces objecteurs, à Buchenwald, certains étaient
sensibles à cette distinction opérée par les nazis. Ils se sentaient une
conscience, presque une bonne conscience; celle des politiques représentant
souvent pour eux un élément impur, de désordre. Même là-bas, certains entretenaient
naturellement cette hiérarchie des consciences, la leur se considérant comme la
conscience n° 1 ».
« Le soleil était très
pâle sur la neige; le vent était froid. Nous marchions lentement et
régulièrement. On ne se comprenait pas, mais qu'est-ce qu'il y aurait eu à
expliquer? On ne sentait pas le froid du corps, ni la faim, ni les SS. On était
encore capables de se regarder pour se regarder et se serrer la main. Il ne
fallait pas quitter cet homme. Jamais sans doute on n'avait eu envie de crier
ainsi de joie, cependant que les SS promenaient leur tête de mort sur la
prairie. On essayait de retenir cette joie, de calculer pour la retenir le plus
possible, de ne pas s'en séparer ».
« L'heure normale du
réveil est dépassée. Le court moment d'anxiété qui vient juste après, où l'on
se demande si on ne bénéficie pas d'un simple retard de Karl, est lui-même
passé. Etonnement inquiet de n'être pas pressé. Nous-mêmes sommes un moment
troublés par l'espèce d'anarchie qui règne dans l'église. Ce désordre, ce n'est
que la rupture de la cadence habituelle. Un copain va se laver d'un pas
tranquille. Son voisin est encore couché. Un autre s'habille lentement.
D'autres se sont mis à bavarder. Cette lenteur est précieuse. Prendre tout son
temps pour enfiler ses chaussures, avoir le goût de se dire bonjour, aller
pisser lentement, commencer à s'attarder en tout: c'est le piège du dimanche
matin. Car on ne nous laissera pas tranquilles. Les SS supportent mal cette église
où les uns sont couchés, les autres debout, où d'autres encore essayent
d'écrire. Il ne faut pas que cette journée soit pour nous à ce point différente
des autres. Les meister ne vont pas à l'usine le dimanche, alors on nous
trouvera un autre travail. Malgré cela, les SS, eux, veulent dormir un peu plus
longtemps et il nous suffit que l'heure habituelle du réveil soit dépassée pour
que cette journée soit d'une autre nature que les autres. Les SS ne peuvent pas
tout à fait vaincre le dimanche, à peine plus que le sommeil. Nous avons gardé
une certaine cadence de la semaine et nous avons, nous aussi, notre calendrier.
D'abord notre grand calendrier. Nous nous sommes donnés des relais. Cela a été
le Il novembre. Puis la Noël. Ensuite ce sera Pâques: les grandes dates
mythologiques de la fin. Mais il y a des havres plus modestes, qui sont les
dimanches. Parce qu'il y a les dimanches, on sait que quatre, cinq dimanches
sont passés et qu'il y a sûrement du temps écoulé, du temps gagné. La part de
jeu est tellement mince dans notre vie, nous sommes tellement coupés du monde
où quelque chose arrive, que le mardi est absolument calqué sur le lundi, le
mercredi sur le mardi, et ainsi de suite, sans repère aucun. Le dimanche seul
peut nous décoller de cette glu de durée homogène, y faire des cassures, de
sorte qu'une partie puisse être nettement rejetée dans le passé. On le caresse
ce passé, à mesure qu'il s'étend. La seule certitude possible est derrière
nous. Parce que le jour finit, la semaine aussi finit, le mois finit. Mais ce
découpage peut être plus étroit: 9 heures du matin à l'usine, trois heures sont
déjà passées, la moitié du temps pour atteindre midi: midi, la moitié de la
journée. Après-midi, les heures deviennent de plus en plus précieuses, on les
avale littéralement; quatre heures: encore deux heures. Neuf heures du matin,
c'était un autre monde, comment at-on pu être ici à 9 heures du matin avec
encore dix heures à faire à l'usine? Comment chaque heure a-t-elle pu passer?
La première heure d'abord de 6 à 7, pendant laquelle il a fallu accepter
lajournée, entrer dedans. Une sorte de rassurement à être parvenu à y entrer.
L'heure qui suit, très longue; on ne peut pas encore évaluer ce qui est
derrière soi, c'est trop peu. La pause à 9 heures, etc. On pourrait aussi
imaginer qu'on reste tellement étranger à ce qu'on fait que l'on passe la journée
dans le calcul des quarts d'heure passés et à venir, et qu'on passe son temps à
compter le temps. C'est en réalité aux moments de répit que le temps apparaît
nu, aussi impossible à franchir que le vide. Mais, à regarder la pièce, le
temps passe; à frapper des coups de marteau, le temps passe; à recevoir des
coups sur la tête, le temps passe; à aller aux chiottes, le temps passe; à
guetter le visage qu'on hait, le temps passe. - Alle raus! (Tous dehors!) Les
kapos sont allés à la baraque des SS. Ils y ont pris les ordres. »
« Celui qui, longeant
les barbelés, passe sur la route, petite silhouette noire sur la neige, est
bien une puissance de la terre. Mais s'il nous voit derrière les barbelés, s'il
lui arrive simplement de penser qu'autre chose est possible dans la nature que
d'être un homme qui marche libre sur la route, s'il s'embarque à penser ainsi,
il risque vite alors de se sentir menacé par toutes ces têtes rasées, par
toutes ces têtes dont il n'a aucune chance de jamais connaître aucune et qui
sont ce qu'il y a pour lui de plus inconnu sur la terre. Et ces hommes
eux-mêmes contamineront peut-être pour lui les arbres qui encerclent de loin
les barbelés, et celui qui est sur la route risquera alors de se sentir étouffé
par la nature entière, comme refermée sur lui. Le règne de l'homme, agissant ou
signifiant, ne cesse pas. Les SS ne peuvent pas muter notre espèce. Ils sont
eux-mêmes enfermés dans la même espèce et dans la même histoire. Il ne faut pas
que tu sois: une machine énorme a été montée sur cette dérisoire volonté de
con. Ils ont brûlé des hommes et il y a des tonnes de cendres, ils peuvent
peser par tonnes cette matière neutre. Il ne faut pas que tu sois, mais ils ne
peuvent pas décider, à la place de celui qui sera cendre tout à l'heure, qu'il
n'est pas. Ils doivent tenir compte de nous tant que nous vivons, et il dépend
encore de nous, de notre acharnement à être, qu'au moment où ils viendront de
nous faire mourir ils aient la certitude d'avoir été entièrement volés. Ils ne
peuvent pas non plus enrayer l'histoire qui doit faire plus fécondes ces
cendres sèches que le gras squelette du lagerführer. Mais nous ne pouvons pas
faire que les SS n'existent pas ou n'aient pas existé. Ils auront brûlé des
enfants, ils l'auront voulu. Nous ne pouvons pas faire qu'ils ne l'aient pas
voulu. Ils sont une puissance comme l'homme qui marche sur la route en est une.
Et comme nous, car maintenant même, ils ne peuvent pas nous empêcher d'exercer
notre pouvoir. »
« Un matin en effet, il
y a un mois de cela - quelques jours après qu'il nous eut dit langsam -le
Rhénan est venu dans une travée du magasin du sous-sol. Nous étions là, Jacques
et moi, à trier les pièces. Il nous a tendu la main. Cela aussi coûtait le
lager. On l'a serrée. Quelqu'un venait, il l'a retirée. C'était évidemment une
nécessité pour lui, ce matin-là, de venir nous serrer la main. Il s'est arrangé
pour le faire aussitôt après son arrivée à l'usine. Il est venu à nous. Il
était sombre, timide. Je sentais son odeur d'homme propre, celle de son costume
et cette odeur gênait. Nous étions tout près de lui. Pour tout autre que nous
trois, c'était un Allemand qui donnait à des haeftling des indications sur le
travail: des yeux morts qui passaient sur une veste rayée, une voix qui
commandait des mains captives. Nous étions devenus des complices. Mais il
n'était pas tant venu nous encourager que chercher lui-même une assurance, une
confirmation. Il venait partager notre puissance. Les aboiements de milliers de
SS ne pouvaient rien, ni tout l'appareil des fours, des chiens, des barbelés,
ni la famine, ni les poux, contre ce serrement de main. Le fond de l'âme SS ne
pouvait pas se découvrir mieux que devant nous. Mais de son côté, cet autre
Allemand ne s'était peut-être jamais autant senti redonné à lui-même depuis des
années qu'en serrant la main à l'un de nous. Et ce geste secret, solitaire,
n'avait cependant pas un caractère privé, par opposition à l'action publique,
immédiatement historique des SS. Tout rapport humain, d'un Allemand à l'un de
nous, était le signe même d'une révolte décidée contre tout l'ordre SS. On ne
pouvait pas faire ce que le Rhénan avait fait - c'est-à-dire agir en homme avec
l'un de nous - sans par là même se classer historiquement. En nous niant comme
hommes, les SS avaient fait de nous des objets historiques qui ne pouvaient plus
aucunement être les objets de simples rapports humains. Ces rapports pouvaient
avoir de telles conséquences, il était tellement impossible de songer seulement
à les établir sans avoir pris conscience de l'énorme interdiction contre
laquelle il fallait s'élever pour le faire; il était nécessaire de s'être
tellement abstrait de la communauté encore renforcée par la lutte, d'avoir
accepté d'encourir le déshonneur, l'ignominie de la désertion, la trahison
même, qu'à peine ébauchés, ces rapports se prolongeaient aussitôt en histoire,
comme s'ils étaient les voies mêmes, étroites, clandestines, qu'elle était ici
forcée d'emprunter. »
« Une partie des
détenus doit extraire les pierres, l'autre pousser la remorque. Mais il n'y a
pas assez de pioches. La plupart de ceux qui ne poussent pas la remorque
piétinent sur place dans le froid. On n'a rien à faire, mais il faut rester
dehors; c'est cela l'important. Nous devons rester ici, par petits groupes,
agglutinés, les épaules rentrées, tremblants. Le vent entre dans les zébrés, la
mâchoire se paralyse. La cage d'os est mince, il n'y a déjà presque plus de
chair dessus. La volonté subsiste seule au centre, volonté désolée, mais qui
seule permet de tenir. Volonté d'attendre. D'attendre que le froid passe. Il
attaque les mains, les oreilles, tout ce qu'on peut tuer de votre corps sans
vous faire mourir. Le froid, SS. Volonté de rester debout. On ne meurt quand
même pas debout. Le froid passera. Il ne faut pas crier, ni se révolter,
chercher à fuir. Il faut s'endormir dedans, le laisser faire, comme la torture,
après on sera libre. Jusqu'à demain, jusqu'à la soupe, patience, patience ...
En réalité, après la soupe, la faim relayera le froid, puis le froid
recommencera et enveloppera la faim; plus tard les poux envelopperont le froid
et la faim, puis la rage sous les coups enveloppera poux, froid et faim, puis
la guerre qui ne finit pas enveloppera rage, poux, froid et faim, et il y aura
le jour où la figure, dans le miroir, reviendra gueuler Je suis encore là; et
tous les moments où leur langage qui ne cesse jamais enfermera poux, mort,
faim, figure, et toujours l'espace infranchissable aura tout enfermé dans le
cirque des collines: l'église où nous dormons, l'usine, les chiottes, la place
des pieds, et la place de la pierre que voici, lourde, glacée, qu'il faut
décoller de ses mains insensibles, gonflées, soulever et aller jeter dans le
tombereau. »
« On devient très
moches à regarder. C'est notre faute. C'est parce que nous sommes une peste
humaine. Les SS d'ici n'ont pas de Juifs sous la main. Nous leur en tenons
lieu. Ils ont trop l'habitude d'avoir affaire à des coupables de naissance. Si
nous n'étions pas la peste, nous ne serions pas violets et gris, nous serions
propres, nets, nous nous tiendrions droits, nous soulèverions correctement les
pierres, nous ne serions pas rougis par le froid. Enfin nous oserions regarder
en face franchement, le SS, modèle de force et d'honneur, colonne de la
discipline virile et auquel ne tente de se dérober que le mal. »
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