dimanche 20 novembre 2022

MORT encyclopedie anarchiste de Sébastien Faure

 


Le problème de la mort, tout comme celui de la vie, est un de ceux qui ont reçu le plus d'explications et d'interprétations finalistes, non seulement de la part de tous les mystiques et métaphysiciens mais encore de la part d'innombrables philosophes et même de nombreux savants. Quelques-uns de ceux-ci n'arrivent point à se débarrasser de la notion d'utilité et de raison d'être de ce qui est. Pour eux, il faut absolument que l'univers ait un sens.

D'autre part, l'homme rapportant inévitablement tout objet de connaissance à son propre fonctionnement vital, et il est tout naturel que chaque humain, chaque croyant, ou athée, ou curieux ; chaque groupe, ou clan, ou peuple, ou race se fasse de la mort un concept conforme à sa constitution particulière à son sens propre de la vie. Mais cette manière toute subjective d'envisager la mort n'exclut nullement l'examen objectif de ce phénomène considéré comme un des effets du fonctionnement universel s'exerçant sur les hommes sur les races et les diverses civilisations.

Ce qui caractérise nettement l'univers, c'est le mouvement. Mouvement d'une substance inconnaissable dont les cycles évolutifs seuls nous sont connus en partie, et dont les transformations successives peuvent être considérées comme autant de naissances et autant de morts. Remarquons qu'à moins de contradiction avec le postulat de l'incréation ou de l'absence de miracle, nous ne pouvons admettre de création ou de disparition extraordinaire de substance ou de mouvement, mais seulement des changements d'état synthétiques, déterminés par les réactions réciproques des éléments entre eux. Ce dynamisme perpétuel est incompatible avec toute stabilité, avec toute durée ou conservation définitive des équilibres formés par les groupements plus ou moins compliqués de la substance en mouvement.

Cette éternelle instabilité nous indique également qu'il n'y a aucune finalité dans l'univers puisque aucun état n'est définitif et qu'il est impossible d'assigner une borne à l'espace et au mouvement générateur du temps humain. L'infinité du temps et de l'espace est la négation même de la notion d'âme et de la notion de divinité, car il est profondément absurde d'essayer d'imaginer la suppression ou la création, par qui ou quoi que ce soit de l'espace et du temps. Ce sont là des inepties. De même la notion d'éternité détruit toute existence possible d'une âme, car ou bien cette âme a eu un commencement (et dans ce cas elle subit toutes les vicissitudes des transformations de la substance, se confond avec elle, nait et meurt comme toute forme qui commence et qui finit), ou bien elle est éternelle (et alors il faut reconnaître que de toute éternité l'âme a été une fort triste chose, puisqu'elle ignore encore le secret des mondes et n'a pas su réaliser la fraternité et l'amour). Un si maigre résultat pour une éternité d'efforts, prouve l'absurdité de l'immortalité de l'âme et démontre que sa seule réalité ne peut-être qu'une synthèse de la fonction vitale, modifiable et périssable comme elle.

L'origine de la croyance en la survivance remonte probablement aux premiers essais de compréhension et d'explications des rêves, du sommeil, des évanouissements, des morts sans lésions apparentes, etc., etc. ; explications unissant et confondant les diverses ressemblances de la vie et de la mort, sans possibilité de fixer la frontière où commence l'imagination et où finit la réalité.

Peut-on correctement parler de vie et de mort en désignant tous les phénomènes de l'univers ? Il ne le semble pas car la nécessité de distinguer les phénomènes entre eux, pour ne point les confondre, nous oblige à reconnaître les différences qui les séparent et les caractérisent. Or, le phénomène vital tel que nous le connaissons objectivement, se différencie des autres phénomènes par la propriété que possède la substance, dite vivante, de reproduire de la substance identique à la sienne dès qu'elle peut agir sur d'autres substances ; tandis que les autres combinaisons physicochimiques dans leurs réactions réciproques perdent leurs caractères particuliers, se détruisent pour former de nouvelles combinaisons.

Autrement dit, la vie est un mouvement conquérant qui se différencie de tous les autres mouvements en ce sens qu'il persiste dans toutes ses réactions et tend à convertir à son rythme propre toute substance susceptible d'être assimilée. La durée la caractérise également, car, tandis que chaque réaction nouvelle efface de la matière non vivante les effets des réactions précédentes, ne laissant subsister qu'une mémoire primitive et empêchant tout souvenir complexe de se coordonner dans le temps, la matière vivante conserve les empreintes successives de ses réactions, et son rythme propre, coordonnant tous ses souvenirs, construit une sorte de recueil des événements subis dans le temps, et qui constitue la durée.

Il ne saurait donc être réellement question de vie et de mort cosmique autrement qu'en un langage figuré.

La vie, avons-nous dit, est un système conquérant. C'est ainsi que si les trois mille générations d'infusoires cultivés par Woodruff pendant cinq ans avaient pu se développer intégralement sans causes destructives, ni manque d'aliments, le volume de protoplasma ainsi formé aurait égalé dix mille fois celui de la terre. Mais ce système conquérant se heurte à d'autres mouvements ou à d'autres systèmes qui le limitent ou le détruise sans cesse, créant ces états transitoires, que nous apprécions relativement à notre propre durée et que nous dénommons équilibre et harmonie, ou cataclysme et chaos, selon qu'ils s'effectuent à notre échelle dynamique ou hors de notre rythme vital.

Notre compréhension, déterminée par notre durée appelle donc harmonie tous les mouvements qui ne détruisent point notre vie et comme celle-ci n'est possible précisément, que parce que ces mouvements l'ont créée, nous voyons que tant qu'un être est vivant, tant qu'il dure, et qu'il se meut dans un monde qui dure, il peut croire a un finalisme accordant toute chose dans l'univers. Sa mort lui ôtant toute possibilité de constater les éternels et chaotiques recommencements et la fragilité, transitoire de son moi, il vit et meurt après s'être construit un concept des choses proportionné au seul aspect de l'univers connu, ou des représentations plus ou moins exactes qu'il s'en fait.

Comme la connaissance humaine est essentiellement sensorielle et que tout mouvement trop rapide ou trop lent, tout phénomène d'une durée trop grande ou trop petite n'affecte point nos sens, nous ignorons le mécanisme intime de la substance ainsi que le mécanisme total de l'univers. Nous ne connaissons que des synthèses extrêmement compliquées et nullement les éléments analytiques les composant.

C'est ainsi que nous ne connaissons de la vie que quelques effets, qu'il nous est très difficile de dire analytiquement pourquoi elle est conservatrice et conquérante et que nous ne pouvons de même connaître réellement la mort que par ses effets : la fin de l'assimilation, la destruction du système conquérant, la désagrégation de sa substance et de tout ce qui constituait son acquis, sa mémoire, sa durée, ses réactions, etc., etc. Il semblerait au premier abord, que la mort, ou fin d'un système conquérant, fût une chose toute naturelle puisque tout évolue dans l'univers et qu'aucun système n'y dure éternellement. C'est en abondant dans ce sens que l'on dit habituellement que la vie crée de la mort, et que la mort crée de la vie. Le tout en des cycles sans fin. Un examen plus méthodique nous montre qu'il n'en est rien, que la mort n'est nullement la conséquence de la vie et qu'elle en est même l'opposé. En effet, les systèmes conquérants sont formés de matières protoplasmiques limitées actuellement sur la terre et ils se conquièrent les uns les autres en se détruisant mutuellement ; mais il est bien évident que la première matière protoplasmique ellemême a été formée de substance non vivante et que, par conséquent, la lutte du vivant contre le vivant n'a pas toujours eu lieu. La vie n'est donc point sortie de la mort mais du non-vivant, ce qui est tout autre chose. La mort ne peut d ailleurs en aucun cas donner de la vie. La vie vient d'un vivant et non d'un mort. Celui-ci ne donne que des matériaux à des êtres vivants issus d'un vivant et non issus d'un mort.

Il serait donc très important, de rechercher si les causes de mort sont d'ordre biologique ou d'ordre physicochimique. Dans le premier cas, les systèmes conquérants disparaîtraient par destruction mutuelle. Dans le deuxième, ils seraient détruits par le fonctionnement même de l'univers. Si la première hypothèse est exacte, l'homme peut entreprendre la lutte contre les êtres hostiles à sa durée et reculer, sinon supprimer la mort. Si la deuxième est seule vraie, tout espoir de triomphe de l'humanité sur les forces aveugles de la nature est à rejeter définitivement.

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Les hypothèses sur les causes déterminant la mort sont assez nombreuses, car de tout temps l'homme a cherché a en pénétrer le secret pour prolonger sa vie mais ce n'est guère qu'avec la méthode scientifique que ces hypothèses ont pris un caractère plus positif par la multiplication des expériences et des observations.

La reproduction des êtres s'effectuant par de simples cellules formées en chaque reproducteur et transmettant, de génération en génération, ce pouvoir générateur inépuisable, il semble que l'immortalité soit par cela même, un fait évident. L'observation de la cellule libre ne nous montre point d'exemples de sénilité et de mort ; et les petits animaux unicellulaires microscopiques se reproduisant éternellement par simple division, ne paraissent point soumis aux causes destructives physicochimiques. Certes comme dans toute cellule vivante il y a déchets de fonctionnement, désassimilation, perte d'énergie, rayonnement, etc..., mais l'assimilation répare précisément tout cela, puisqu'il y a finalement augmentation de volume, puis division et pullulement.

Maupas, qui les étudia il y a une quarantaine d'années, crut, qu'à moins de conjugaisons entre eux, il y avait réellement sénilité et mort au bout de trois cents générations environ. D'autres biologistes le crurent également, mais Woodruff reprit en 1907 ces mêmes expériences, et pendant 13 ans put éviter la conjugaison et le vieillissement et obtenir 8 400 générations par simple division. Métalnikov est parvenu aux mêmes conclusions après dix ans d'expérimentation et cela était facile à prévoir puisque d'innombrables protozoaires se reproduisent ainsi naturellement sans signe de vieillissement. La seule condition a observer consiste en un renouvellement permanent du milieu où baigne l'animal. On sait, d'autre part, que Carrel est parvenu à conserver vivant, pendant plus de dix ans, et à faire proliférer divers tissus d animaux, sous conditions de renouvellement incessant du milieu ; ce qui démontre bien l'immortalité de la cellule. Ainsi, ces animaux ne connaîtraient point la mort biologique. Pourquoi alors les animaux supérieurs, que l'on peut considérer comme des colonies de cellules, meurent-ils après un vieillissement plus ou moins tardif ?

Pour Hertwigt la cause serait dans l'agglutination des cellules, obligeant celleci à un accroissement de dimensions au lieu de permettre la multiplication indéfinie qui est leur fonction propre. En fait, les observations embryogéniques montrent l'activité extraordinaire des premières multiplications cellulaires se ralentissant progressivement jusqu'à la formation complète du fœtus. Ce ralentissement se continue jusqu'à la naissance où le nombre des cellules paraît définitivement limité. Celles-ci augmentent alors de volume jusqu'à la fin de la croissance, puis vient, lentement, la dégénérescence et la mort. Un autre biologiste, Mainot, paraît de cet avis et pense que la différenciation cellulaire, la spécialisation, née de l'agglutination, est la cause de la sénilité et de la mort. Delage a également émis une théorie de la mort basée sur la différenciation cellulaire, dans laquelle seuls les éléments indifférenciés telles les cellules sexuelles, ne meurent point. Retterer, qui a combattu ce point de vue, a objecté que les cellules sexuelles sont hautement indifférenciées, ce qui ne leur enlève point leur caractère d'immortalité. Ceci est plus ou moins exact et Le Dantec pensait que les éléments sexuels sont, au contraire, des éléments morts réduits à un seul pôle, c'est-à-dire incapables, désormais d'assimiler et de se reproduire isolément. Il supposait que chaque cellule vitale est le siège d'un phénomène bipolaire (bisexuel) indispensable à l'assimilation et que celle-ci, jamais parfaitement réalisée entraîne une certaine modification de l'être qu'il appelait assimilation fonctionnelle. Cette fonction vitale nécessite le renouvellement constant du milieu et l'élimination des substances de désassimilation sous peine d'intoxication, de maladie, de sénilité et de mort. Cette désassimilation produit également la substance squelettique agglutinant les milliards de cellules et cette accumulation entraîne la vieillesse et la mort. La théorie de Loeb admet également l'immortalité des cellules libres et l'intoxication réciproque des cellules organisées. C'est à peu près la théorie de Delage et Retterer, aurait dû admettre que, par différenciation cellulaire, il fallait entendre une destruction graduelle de certaines propriétés vitales chez les éléments des organismes supérieurs, conservées, au contraire, par d'autres cellules et que retrouvent les cellules sexuelles en se conjuguant.

A. Lumière émet une théorie tout aussi pessimiste. La matière vivante est de nature colloïdale (et par conséquent instable), c'est-à-dire composée de micelles, ou granules formées d'un noyau et d'un revêtement mince, en suspension dans un liquide. Ces noyaux et leurs revêtements sont de structures différentes et chargés d'électricité contraire. La disparition du revêtement entraîne un précipité des granules, la floculation et la mort. D'autres biologistes, tels que Hodge et Conklin, pensent que la vieillesse provient d'une altération des cellules, lesquelles diminuent de volume, perdent progressivement leur noyau, tandis que la pigmentation les envahit lentement et détruit leur fonctionnement.

La mort se présenterait donc ainsi, comme un phénomène physicochimique inévitable.

Metchnikoff n'est pas de cet avis. Selon lui, le vieillissement provient bien d'une intoxication, mais celle-ci n'est que la conséquence du pullulement des microbes malfaisants dans le gros intestin. Il en résulterait une sorte de dégénérescence des cellules nobles ou spécialisées : musculaires, nerveuses, viscérales, etc., plus sensibles aux poisons que les autres cellules : phagocytes et tissus conjonctifs, lesquels, plus mobiles, plus indépendants conservent leur faculté de défense beaucoup plus longtemps. En temps normal ces cellules luttent contre les microbes, réparent les plaies, reforment les, tissus, mais, dans un organisme vieilli, elles s'attaquent aux cellules nobles, les détruisent, ruinent la coordination générale et déterminent la mort. Cette guerre civile expliquerait certaines affections telles que les tumeurs, cancer, sarcome, etc., qui constituent une sorte de révolte cellulaire effectuée par des cellules extrêmement vigoureuses, soustraites aux lois coordinatrices de l'organisme. Enfin, après les travaux de Brown-Séquard, sur les sécrétions internes de certaines glandes, de nouvelles recherches ont démontré leur influence dans tout l'organisme sur la croissance, l'accélération de la maturité, l'équilibre général, le vieillissement, l'intelligente, etc. Les travaux de Steinach et de Voronoff sur la greffe des glandes sexuelles ont démontré des possibilités évidentes de rajeunissement, tandis que Jaworski, par des transfusions de sang jeune, est également parvenu, en ce sens, à des résultats intéressants.

De tous ces faits il est possible de dégager les quatre remarquables suivantes : 1° le fonctionnement de la cellule vivante est immortel en milieu renouvelé ; 2° l'agglutination des cellules limite le renouvellement du milieu, gêne le fonctionnement vital, crée l'accumulation des déchets, tandis que la spécialisation rend progressivement chaque cellule impropre à l'activité totale de la vie et au maintien du rythme initial ; 3° l'unité cellulaire ignore les longues durées par suite de ses fréquentes divisions. Il n'y a donc pas immortalité proprement dite de la cellule puisqu'il n'y a pas individualité permanente, mais incessants recommencements. L'acquisition expérimentale est donc limitée par le temps et les dimensions mêmes de la cellule et se trouve toujours réduite à elle-même sans grande possibilité d'enrichissement ; 4° l'agglomération cellulaire arrête la multiplication, stabilise l'activité, prolonge la durée réelle de chaque cellule et favorise son accroissement expérimental. La spécialisation permet à certaines d'entre-elles d'accumuler des modifications, se coordonnant dans le temps et constituant la connaissance, le savoir.

Ici encore nous pouvons constater l'absence de finalité des choses, car, tandis que l'indépendance préserve la cellule de la mort et lui conserve une grande vitalité, elle ne lui permet aucun perfectionnement expérimental par insuffisance de durée et impossibilité de connaître d'autres expériences que la sienne. Par contre les êtres pluricellulaires acquièrent une grande connaissance par suite de leur durée et de leurs spécialisations, mais ils ne peuvent profiter de cet avantage, puisqu'ils meurent et perdent cet acquis...

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Certains savants encore empêtrés dans les explications finalistes et cherchant un but à cet état de choses ont pensé que la mort était avantageuse pour l'espèce. Weisman a défendu ce point de vue absurde : les espèces immortelles mais séniles auraient été éliminées dans la lutte pour la vie par les espèces mortelles, mais composées de sujets plus jeunes et plus vigoureux, plus aptes à vivre. D'où utilité bienfaisante de la mort. La vieille erreur finaliste de « l'Espèce », entité vivante, persiste encore. Elle oppose l'espèce à l'individu, celui-ci devant être sacrifié à celle-là. Comme il n'y a, en réalité, que des individus, le sacrifice à l'espèce devient un sacrifice de l'individu à l'individu. Ce qui est proprement absurde. Chaque être se sacrifiant à un autre être, c'est l'espèce tout entière qui se sacrifie au néant, puisque le dernier être est voué, tout comme le premier, à la mort. C'est l'apologie grandiose du suicide.

De nombreux philosophes ont également défendu ce concept contradictoire en chantant les louanges de l'anéantissement. Les forces aveugles de la nature ne leur demandant point leur avis leur approbation est de trop. Ce qui est se justifie de lui-même, puisqu'il est ainsi et non autrement. Pourtant il est de toute évidence que si l'immortalité des êtres supérieurs était un fait il ne pourrait y avoir sénilité, qui est un commencement de mort. La vieillesse n'existant point, nul ne pourrait célébrer la joie des éternels recommencements. Le monde serait autre, tout simplement, en vertu de ce fait bien compréhensible que pour qu'un être immortel fut viable et put durer, il faudrait absolument qu'il y eût, préalablement, les conditions nécessaires à sa réalisation. Nous retombons toujours dans cet axiome évident que, ce qui est étant le résultat du fonctionnement de l'univers, il est tout naturel de trouver réunies les conditions nécessaires pour que cela soit tel que c'est et pas autrement. La mort des êtres supérieurs est le produit du monde tel que nous le connaissons et il faut reconnaître qu'il n'est pas extraordinaire. L'immortalité ne serait possible que dans d'autres conditions, avec d'autres équilibres biologiques.

L'immortalité est-elle possible, est-elle désirable et quelles en seraient les conséquences pour l'individu et la collectivité ?

D'après ce qui précède, le mécanisme même du fonctionnement cellulaire nous échappe, car aucun des expérimentateurs n'a pu trouver la cause intracellulaire des phénomènes auxquels il a attribué la sénilité et la mort. Nous n'avons qu'une certitude : la mort biologique, c'est-à-dire la lutte entre systèmes conquérants, n'est point inévitable et l'homme pourrait créer une certaine harmonie entre systèmes affinitaires et détruire définitivement les autres.

La mort physicochimique paraît plus rebelle. Pourtant il est un fait qui démontre que la vie est bien une transformation de l'énergie ambiante ; c'est le pouvoir minime d'énergie initiale nécessaire à une seule cellule pour en engendrer des milliards d'autres. Une telle énergie totale ne peut être empruntée qu'au milieu physicochimique et non à la cellule mère ; celle-ci ne pouvant que jouer le rôle de transformateur, de catalyseur et de coordonnateur des forces substantielles du milieu. L'organisation seule paraît responsable de la mort par stabilisation, « arrêt de développement », accumulation de déchets, difficulté de renouvellement du milieu intérieur. D'autre part, il est impossible de songer à détruire cette organisation, source de l'intelligence et de la conscience humaine. La solution future est peut-être dans la connaissance exacte du mode d'accaparement et de transformation de l'énergie ambiante par la cellule et dans la découverte des moyens propres à son utilisation pour le renouvellement indéfini de l'organisme et l'élimination des toxines mortelles.

La vie future réaliserait ainsi une nouvelle forme d'équilibre dans l'univers ; équilibre formé : 1° de la conservation des éléments utiles au double fonctionnement physiologique et psychologique ; 2° de l'élimination des élémentls nuisibles au corps (toxines) et à l'intelligence (erreurs) ; 3° de l'évolution, c'est-àdire transformation progressive du corps et du psychisme sans solution de continuité.

Ainsi se trouveraient conciliés les deux facteurs contraires de l'univers : l'évolution et la durée, ou, si l'on préfère : le mouvement et la stabilité. Rien n'est écrit d'avance. Toutes les possibilités sont dans la substance en mouvement et l'intérêt de l'homme est d'en connaître les lois pour les utiliser à son profit...

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L'immortalité n'est pas impossible a priori. Est-elle désirable? Pour répondre à cette question, il est nécessaire de rechercher sur quelle base on peut établir la légitimité d'un désir, d'une raison d'agir, d'une volonté. Autrement dit : y a-t-il une démonstration logique et rigoureuse de l'utilité ou de l'inutilité de l'existence des êtres ? Peut-on établir la nécessité de la continuation de la vie ou celle de sa disparition ?

Remarquons que la vie et la mort font partie des choses naturelles, et qu'un choix de pure raison, entre ces deux solutions, ne change rien au fonctionnement universel. Mais qu'est-ce qu'une pure raison ? Le fait même que cette question ne se pose que parce qu'on est vivant et que l'on porte un intérêt à sa résolution prouve que toute question humaine est déterminée par quelque chose de vital, d'animal, de physiologique, antérieur à la raison et la déterminant. Notre fonctionnement nous détermine à l'optimisme ou au pessimisme. C'est une question d'humeur, de compositions chimiques et de combinaisons colloïdales. Ainsi, celui qui vit et aime la vie agit par suite de son fonctionnement biologique qui le détermine à continuer de vivre. Celui qui se suicide fonctionne de telle manière qu'il accomplit un geste qui met un terme à son fonctionnement. À dire vrai, si paradoxal que cela soit, le suicidé ne se tue pas : il supprime une cause de souffrance. Il ne se rue pas consciemment contre son moi pour le détruire ; il lutte contre des représentations mentales désagréables qu'il supprime à la manière de l'ours écrasant la mouche du dormeur.

La question de préférer le néant à l'existence, ou vice-versa, n'a donc aucun sens puisque ce qui vit ne peut se placer dans la condition de la non-existence ; et que la non-existence n'étant rien, ne peut se comparer à l'existence qui est quelque chose. Nous comparons tout simplement deux de nos états mentaux. Dans l'un, nous nous représentons (ou croyons nous représenter) l'absence de l'inharmonie universelle par la disparition de la conscience humaine seule capable de la juger et d'en souffrir. Et dans l'autre, nous nous représentons cette souffrance comme étant un effet de notre volonté qui pouvait ne pas l'engendrer car, créer de la vie, c'est engendrer un futur mort. Tout se ramène en fin de compte à une sorte de balancement entre le plaisir que l'on a de vivre et la peine qu'on en éprouve.

Ainsi tout être sentimental peut désirer la fin de l'humanité comme conclusion d'un phénomène malfaisant et douloureux pour la conscience humaine ; mais sentimentalement, il est tout aussi possible de s'enthousiasmer pour ses dons merveilleux et de vouloir sa conservation et sa durée. D'ailleurs, le fait seul que l'on critique l'état des choses et qu'on lutte pour son amélioration indique que l'on s'intéresse à sa continuation et qu'on est partisan de créer de la vie.

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Une des raisons de désirer la mort peut provenir du mauvais fonctionnement vital : pathologie, sénilité, usure, affaiblissement, etc., déterminant dans la conscience humaine l'amertume, le dégoût, la lassitude, le désintéressement de l'effort, l'amour du repos, l'attirance vers le néant. Le suicide philosophique ne se justifie que par l'imminence d'une fin inévitable que l'on veut choisir à son gré. L'immortalité certaine changerait probablement quelque chose à ce genre de détermination. L'homme sain, en pleine vitalité, en plein fonctionnement, hors des contraintes déprimantes aime donc la vie. Pourquoi alors ne désirerait-il pas l'immortalité ?

On objecte la nécessité des renouvellements et rajeunissements biologiques par l'enfance ; le pullulement des êtres ; l'utilité de faire de la place aux autres ; la malfaisance des vieux organismes cristallisés et fossilisés. Ces objections n'ont aucune valeur, puisque l'immortalité ne pourrait qu'être le résultat d'organismes éternellement jeunes, possédant la faculté d'évolution et d'assimilation intellectuelle propre à la juvénilité. De même l'immortalité n'est conciliable qu'avec une suppression presque totale des naissances ; celles-ci ne suppléant qu'aux morts accidentelles ou volontaires des immortels.

Cela étant, quelle utilité y aurait-il à remplacer ces êtres vivants en pleine conscience, par d'autres êtres à venir, n'existant pas encore, lesquels seront à leur tour remplacés par d'autres qui ne feront pas mieux que vivre et mourir comme leurs devanciers ? Est-ce que la non-existence conférerait des droits ? N'est-ce pas là le travail aveugle et incohérent de la nature qui crée et détruit sans cesse et sans but ?

N'est-il pas plus intéressant d'opposer à ces destructions perpétuelles l'action intelligente des systèmes conquérants harmonisés entre eux et conscients de leur durée ?

Rien ne dure dans l'univers. Tout se transforme. Seule la vie, conservatrice des rythmes, réalise la merveille de la durée et de la contemplation des choses ; seule elle permet et le spectacle du monde et sa compréhension.

La mort c'est le morcellement de l'expérience.

Est-ce la mort qui a enrichi l'humanité, ou est-ce l'activité vitale, l'accumulation du savoir, la conservation des efforts, la durée des connaissances transmises de générations en générations ? Le pullulement, les naissances successives, la mort permanente ont-ils rendu les humains meilleurs, plus savants, plus sages, plus fraternels ?

Chaque génération ignorant le savoir vécu des générations précédentes recommence les mêmes errements de termites bornés. L'homme parvenu à une grande connaissances des choses meurt, détruisant avec lui toute la science amassée, toute la continuité compréhensive qui donnait un sens à son expérience individuelle, transmissible seulement après synthèse et que la mort supprime totalement.

Cette immortalité n'est point désirable avec des humains inconscients et criminels, incapables d'harmonie. La mort est ici plus bienfaisante que nuisible, mais il ne faut pas oublier que le tout se tient et que d'autres lois biologiques détermineraient, probablement, une autre psychologie.

Les méfaits de la mort individuelle se retrouvent dans la mort des sociétés. Celles-ci meurent par la trop grande différenciation des humains, leurs déformations professionnelles, leurs spécialisations, nées du développement excessif des densités humaines nécessitant de formidables organismes et de vastes organisations, le tout formant une sorte d'ossature peu modifiable, s'opposant à toute variation et amélioration. Chaque peuple, ou parti, ou caste, ou clan, trust, syndicat, corporation, groupe ou individu cristallisé, incapable de vivre seul désormais, lutte pour son propre compte, impose son rythme aux autres et détruit la coordination générale par le parasitisme et l'insouciance de l'harmonie collective.

Les déchets sociaux, sous forme de traditions, lois, traités règlements, coutumes, s'accumulent comme des toxines mortelles, détruisent l'équilibre, paralysent l'activité individuelle et acheminent les collectivités vers les désordres et la sénilité. Par contre, l'isolement excessif limite l'expérience et la transmission et conservation du savoir par le recommencement et le réapprentissage vital de chaque individu. La communication des connaissances augmente la durée humaine et l'enrichit.

L'immortalité sociale, avantageuse pour les œuvres collectives de longue durée et l'enrichissement de l'individu, ne se réalisera que par la limitation des humains, le développement de la puissance individuelle au sein de multitudes de groupements réduits et indépendants, à rythme particulier, participant volontairement, et facultativement, à des rythmes productifs de plus en plus vastes et plus généraux. Aucune sénilité n'atteindrait ces organismes évoluant indéfiniment, par la plasticité même de leur organisation, excluant toute cristallisation administrative. Cette durée bienfaisante permettrait la conservation des acquisitions utiles, tandis que les catastrophes sociales détruisent aveuglément les bonnes et les mauvaises choses comme autant de multiples morts appauvrissant infailliblement l'humanité.

La mort n'est donc qu'un fait qui s'impose à l'homme. L'approuver, c'est acquiescer à l'écrasement de l'intelligence ; c'est approuver le fonctionnement du chaos.

La vie est source de toute conscience et il est naturel de vouloir durer. Le spectateur, le curieux peut trouver de la joie à se perpétuer en ses enfants. Il peut envisager sereinement sa mort et la fin transitoire de son moi sans trouble et sans émoi, telle la fin d'un phénomène cosmique. Mais, en vrai spectateur des choses, il peut lui être agréable d'imaginer le triomphe de l'ingéniosité humaine sur le mécanisme aveugle de l'univers.

Peut-être l'accumulation des souvenirs et des variations individuelles effacerait-elle, par des oublis progressifs, les personnalités successives des humains, détruisant ainsi leur unité dans le temps et limitant leur durée totale faite, on le sait, de tous les souvenirs. En ce cas l'immortalité effective serait une suite de morts supprimant le « moi » éternel, remplacé par des « moi » successifs, s'ignorant dans le temps comme autant d'étrangers. Le moi, synthèse perpétuellement variable des rythmes subjectifs, n'est qu'une suite de présents conscients. Il ne connait ni passé, ni futur réels ; il les vit sous forme de présent et sa durée, ou spectacle des souvenirs, est à la fois dans l'espace et dans le temps, c'est-à-dire déterminé par l'espace cérébral et le rythme vital. La continuité du moi est une apparence ; il se transforme inévitablement. Il ne peut donc y avoir d'immortalité absolue.

D'autre part, la volonté de réalisation étant proportionnée à la durée des êtres, il est probable qu'une longévité de quelques milliers de siècles laisserait encore les humains insatisfaits, avec des désirs exigeant mille fois plus de temps pour leur satisfaction.

Toutes ces constatations nous démontrent bien qu'il n'y a aucune finalité dans le monde. Chaque instant de l'éternité est un centre, un sommet, qui ne peut être autre, puisqu'il est ainsi. Affirmer l'harmonie nécessaire de ce qui est, c'est ignorer toutes les harmonies contradictoires, infinies, successives ou simultanées contenues dans la substance éternelle. Approuver l'aspect visible de l'univers, c'est le stabiliser, l'immobiliser en soi. C'est approuver servilement le chaos. La mort fait partie de l'équilibre actuel des choses. Un autre équilibre serait crée par une autre vie, une autre longévité une autre harmonie. Cela nous démontre que l'homme est un accident de l'univers et qu'il n'en est ni la justification, ni le but. Mais l'homme est un centre de mouvement, un transformateur puissant d'énergie. Aucune finalité n'existant, il peut mépriser les adorateurs du stagnant, rejeter l'ordre des choses tel qu'il est, ne s'incliner devant aucune souffrance, aucune inharmonie. L'homme doit utiliser à son usage un univers sans finalité et sans dieux... Le monde sera ce qu'il pourra le faire, et il le fera en œuvrant, non en se résignant.

– IXIGREC

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