La misère, dit-on, porte à la résignation, à la lâcheté, au désespoir. Elle s'oppose à la révolte... Écrasés sous le faix de leurs peines, accablés par les difficultés de la vie, le coeur broyé par la souffrance des leurs, les pauvres ne songent qu'à sauver un lendemain précaire, non à assurer un avenir meilleur. D'abord manger, tarir l'angoisse du manque ! Il suffit de voir les lamentables troupeaux qui guettent, regard morne et front bas, les miettes de la bienfaisance et de la charité, d'observer les files de chômeurs attendant quelque maigre secours, implorant, malgré leurs chaînes, un travail de salut, pour comprendre que les prisonniers de la misère sont des vaincus et que, d'eux mêmes, ils ne pourront, en cet état, se redresser pour affirmer leurs droits. Une insurmontable dépression pèse sur leur conscience, le malheur obscurcit leur compréhension et broie leur volonté.
L'homme qui a faim se
livre pour un morceau de pain. Et le problème social ne dépasse pas pour lui
l'appel de son estomac torturé... Ce n'est qu'accidentellement, sous la poussée
de courants qu'ils n'ont pas ébranlés, que les misérables apportent leur
énergie dernière aux causes qui libèrent. Les révolutionnaires se doivent cependant
de déposer dans cette masse leurs ferments de régénération. S'ils savent, à
certaines heures, canaliser ces forces que le besoin commande et les jeter
contre l'obstacle, leur élan personnel pourra s'en trouver élargi en poussée
irrésistible. Mais c'est là l'inconnu des heures de crise que régissent tant
d'impondérables. C' est déjà le vent des émeutes, la montée des révolutions qui,
pour un temps, élève les hommes plus haut qu'eux-mêmes... Dans la vie
quotidienne, la misère peut aiguiser quelques natures d'élite, elle enténèbre
et rapetisse le grand nombre...
- L.
MISÈRE
Il est des pages qui
vivront aussi longtemps que l'organisation sociale que nous subissons et qui,
même quand aura lui l'aube des temps nouveaux, serviront encore à marquer, du
signe de l'infamie, les temps qui ne seront plus. Témoin celle-ci que Proudhon
écrivait, il y a près d'un siècle, sur la MISÈRE : « Le phénomène le plus
étonnant de la civilisation, le mieux attesté par l'expérience et le moins
compris des théoriciens, est la misère. Jamais problème ne fut plus attentivement,
plus laborieusement étudié que celui-là. Le paupérisme a été soumis à l'analyse
logique, historique, physique et morale ; on l'a divisé par famille, genre,
espèces, variétés, comme un quatrième règne de la nature ; on a disserté
longuement de ses effets et de ses causes, de sa nécessité, de sa propagation,
de sa destination, de sa mesure ; on en a fait la physiologie et la thérapeutique...
Les titres seuls des livres qui ont été écrits sur la matière empliraient un
volume. A force d'en parler, on est parvenu à en nier l'existence ; et c'est à
peine si, à la suite de cette longue investigation, l'on commence maintenant de
s'apercevoir que la misère appartient à la catégorie des choses
indéfinissables, des choses qui ne s'entendent pas... ...La MISÈRE, selon E.
Buret, qui a. préféré généraliser moins afin de saisir mieux, la misère est la
compensation de la richesse. Que de plus habiles expliquent cela, s'ils peuvent
; quant
à moi ma conviction est
que l'auteur ne s'est pas lui-même compris. La cause du paupérisme, c'est l'insuffisance
des produits (c'est-à-dire le paupérisme) : opinion de Chevalier. La cause du paupérisme,
c'est la trop grande consommation (c'est-à-dire encore le paupérisme) : opinion
de Malthus. Je pourrais, à l'infini, multiplier les textes sans tirer jamais
des auteurs autre chose que cette proposition, digne de faire pendant au
premier verset du Coran : « Dieu est Dieu » la misère est la misère et le mal est
le mal. La conclusion est digne de ces prémisses : Augmenter la production,
restreindre la consommation et faire moins d'enfants en un mot, être riche, et
non pas pauvre... Voilà, pour combattre la misère, tout ce que savent nous dire
ceux qui l'ont le mieux étudiée, voilà les colonnes d'Hercule de l'économie
politique !... Mais, sublimes économistes vous oubliez qu'augmenter la richesse
sans accroître la population, c'est chose aussi absurde que de vouloir réduire
le nombre des bouches en augmentant le nombre des bras. Raisonnons un peu, s'il
vous plait, puisqu'à moins de raisonner nous n'avons plus même le sens commun.
La famille n'est~elle pas le coeur de 1'économie sociale, l'objet essentiel de
la propriété, l'élément constitutif de l'ordre, le bien suprême vers lequel le
travailleur dirige toute son ambition, tous ses efforts ? N'est ce pas la chose
sans laquelle il cesserait de travailler, aimant mieux être chevalier
d'industrie et voleur ; avec laquelle, au contraire, il subit le joug de votre
police, acquitte vos impôts, se laisse museler, dépouiller, écorcher vif par le
monopole, s'endort résigné sur ses chaînes, et pendant les deux tiers de son
existence, semblable au Créateur, dont on nous a dit qu'il est patient, parce
qu'il est éternel, ne sent plus l'injustice commis contre sa personne ? Point
de famille, point de société, point de travail ; au lieu de cette subordination
héroïque du prolétariat à la propriété, une guerre de bêtes féroces : telle
est, d' après la donnée économique, notre première position. Et si vous n'en découvrez
pas en ce moment la nécessité, permettez que je vous renvoie aux théories du
monopole, du crédit et de la propriété. Maintenant, le but de la famille,
n'est-ce pas la progéniture ? Cette progéniture n'est-elle pas l'effet,
nécessaire, du développement vital de l'homme ? N'est-ce pas en raison de la
force acquise, et pour ainsi dire accumulée dans ses organes par la jeunesse,
le travail et le bien-être ? Donc, c'est une conséquence inévitable de la
multiplication des subsistances, de multiplier la population ; donc, enfin, la
proportion relative des subsistances, loin de s'accroitre par l'élimination des
bouches inutiles, tendrait invinciblement à dominer, s'il est vrai qu'une
semblable élimination ne puisse s'effectuer que par la destruction de la
famille, objet suprême, condition sine qua non du travail. Ainsi, la production
et la population sont l'une à l'autre effet et cause ; la société se développe
simultanément et en vertu du même principe en richesse et en hommes : dire
qu'il faut changer ce rapport c'est comme si, dans une opération où le dividende
et le diviseur croîtraient toujours en raison égale, vous parliez de doubler le
quotient. Quoi donc! Économistes, vous osez nous parler de misère ! Et quand on
vous démontre, à l'aide de vos propres théories, que si la population se
double, la production se quadruple ; qu'en conséquence le paupérisme ne peut
venir que d'une perturbation de l'économie sociale au lieu de répondre, vous
accusez ce qu'il est absurde d'appeler en cause, l'excédent de la population !
Vous nous parlez de misère ! Et quand, vos statistiques à la main, on vous fait
voir que le paupérisme s'accroît en progression beaucoup plus rapide que la
population, dont l'excès, suivant vous, le détermine ; que, par conséquent, il
existe làdessous une cause secrète que vous n'apercevez pas, vous dissimulez et
ne cessez de mettre en avant la théorie de Malthus ! Mais nous vous signalerons
à la défiance des travailleurs ; nous redirons partout, avec un éclat de
tonnerre : L'Economie politique est l'organisation de la misère ; et les
apôtres du vol, les pourvoyeurs de la mort, ce sont les économistes. Il est
prouvé désormais que cette nécessité de la misère, qui tout à l'heure nous a
plongés dans la consternation, n'est point absolue ; c'est, comme dit l'école,
une nécessité de contingence. Contre toute probabilité, la société souffre de
cela même qui devrait faire son salut. Toujours la misère est prématurée,
toujours le paupérisme anticipe. A l'encontre du sauvage, à qui la disette
vient par l'inertie, elle nous vient à nous par l'action, et notre travail
ajoute sans cesse à notre indigence. L'équilibre n'ayant pu être atteint, il ne
reste d'espoir que dans une solution intégrale qui, synthétisant les théories,
rende au travail son efficacité, et à chacun de ses organes sa puissance.
Jusque-là, le paupérisme reste aussi invinciblement attaché au travail que la
misère l'est à la fainéantise, et toutes nos récriminations contre la
Providence ne prouvent que notre imbécillité. Depuis cinquante ans, observe E.
Buret et, après lui, Fix, la richesse nationale en France a quintuplé, tandis
que la population ne s'est pas accrue de moitié. A ce compte, la richesse
aurait marché dix fois plus vite que la population. D'où vient qu'au lieu de se
réduire proportionnellement, la misère s'est accrue ? Les crimes et délits, comme
le suicide, les maladies et l'abrutissement, sont les portes par où s'écoule la
misère. D'après les chiffres officiels, l'accroissement moyen de la population
étant 5 p. 1.000 celui de la criminalité, somme totale, 31.2, il s'ensuit que
le paupérisme arrive sur nous six fois et un quart plus vite que, d'après la
théorie de Malthus, on n'avait lieu de l'attendre. A quoi tient cette
disproportion ? La même chose se prouve d'une autre manière.
En général, les nations
occupent, sur l'échelle de la misère, le même rang que sur l'échelle de la
richesse. En Angleterre, on compte un indigent sur cinq personnes ; en Belgique
et dans le département du Nord, un sur six ; en France, un sur neuf ; en
Espagne et en Italie, un sur trente ; en Turquie, un sur quarante ; en Russie,
un sur cent ; l'Irlande et l'Amérique du Nord, l'une et l'autre placées dans
des conditions exceptionnelles et tout opposées, présentent, la première, la
proportion effrayante d'un et même plus sur deux; la seconde un et peut-être
encore moins sur mille. Ainsi, dans tous les pays de population agglomérée, où
l'économie politique fonctionne régulièrement, la misère se compose
exclusivement du déficit causé par la propriété à la classe travailleuse. » Les
tendances de l'économie politique, si vigoureusement fustigées par Proudhon,
n'ont fait que s'accentuer. Plus un pays est riche et plus la grande partie de
ses habitants vit dans la misère : vols, meurtres, suicides, « portes par où
s'écoule la misère » vont sans cesse en augmentant. Périodiquement, la grande
presse fait écho aux angoisses capitalistes et déplore que le blé, le vin soient
abondants. L'industrie, comme l'agriculture, souffre de pléthore. Il y a de
toute marchandise en trop grande quantité. La vente n'est jamais suffisante
pour compenser la production. Bientôt, tous les marchés seront accaparés, et il
s'établit autour du moindre petit peuple, client possible, des concurrences
inouïes, brutales, déclenchant parfois et de plus en plus souvent des guerres
atroces. Faute d'acheteurs pour leurs produits, des industries jettent sur le
pavé pour des mois, des centaines de mille de travailleurs qui vivront dans la
misère la plus féroce. Le machinisme se développant sans cesse augmente au
centuple la production, supprime la main-d'oeuvre, jette sur le marché du
travail des bras en quantité qui s'offrent, nécessairement, au plus bas prix,
avilissant encore des salaires cependant bien minimes, enlevant à la classe la
plus importante de la société tout moyen de consommer ces produits qui manquent
de consommateurs. Et cependant, malgré la misère qu'il crée et les embarras
qu'il suscite aux gouvernements et aux capitalistes, le machinisme ne peut être
repoussé sous peine de voir péricliter puis disparaître toute industrie sous la
concurrence des industries étrangères capables, dans la misère de leurs
ouvriers, de trouver des produits coûtant si peu et pouvant, par conséquent, se
vendre au minimum. En vain, on garantira l'industrie ou l'agriculture par un
système de douane : protectionnisme ne vaut pas mieux que libre-échange (voir
ces mots).
Le grand mal dont
souffrent les sociétés modernes, c'est la propriété. On produit uniquement pour
vendre et non point pour consommer. Devant des filatures qui ferment leurs
portes pour cause de mévente, des centaines de mille de prolétaires défilent,
vêtus de hardes infâmes, faute de pouvoir en acheter d'autres. Et ainsi pour le
cultivateur, le mégissier, le chausseur, l'éleveur, etc.
Une société où la
misère existe en permanence, au milieu de richesses parfaitement inemployées,
est une société d'abrutis, d'ignorants ou de fous. Seul un renversement total
des valeurs, seule une Révolution pourra supprimer la misère en soumettant
définitivement la production à la consommation, en ne produisant plus pour
négocier, mais pour satisfaire des besoins.
- A. LAPEYRE.
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