vendredi 10 juin 2022

Lignes N° 68 : Jean-Luc Nancy

 Lignes   collection dirigée par Michel Surya

 

A la communauté     Par Mathilde Girard


 

« Un jour, il m’a dit : tu entres trop dans les choses.

C’était, je crois, de ma vie amoureuse que nous parlions, mais ça aurait pu valoir pour autre chose ; une façon de me rapprocher trop, en général : des gens, des problèmes, des objets – et même de certains livres dont j’aime sentir l’odeur.

Ce fut, je crois, la seule parole qu’il ait jamais eu qui ait pu relever du jugement, de la valeur, du plus ou du moins ; la seule fois où j’ai pu penser qu’il soulignait chez moi un défaut, un manque, une erreur.

Je marche à la tombée de la nuit.

[…]Comment ne pas entrer dans les choses et pouvoir en sortir sans se blesser ; pouvoir en sortir simplement sans être devenu à son tour la chose où l’on est entré ? Chaque question affective est déjà philosophique, et chaque question philosophique a pour centre l’amour, qui tombe, exactement comme la lumière, grâce à elle, sur l’objet qu’il faut penser, sans trop entrer dedans, un objet qui s’éclaire parce que je le considère, et qui me renvoie cette lumière. Je me suis dit qu’il fallait de la distance, qu’il fallait reculer, un peu en effet, pour voir comment les choses sont éclairées. Comment la lumière les prend, comment la pensée éclaire un objet. »

 

« Il y a un évènement qui a lieu entre moi et moi-même quand tout le monde est parti, quand tout s’est retiré. C’est un face-à-face et un éloignement. Si je me rapproche trop, si j’entre trop, je tombe, et le sujet s’efface dans les ris de l’eau.

Oui, ll m’aurait fait voir la fable de Narcisse comme le mauvais destin, l’erreur de celui qui est au bord d’une étape absolument cruciale, d’une assomption miraculeuse par l’image, mais qui abuse du plaisir d’apparaitre enfin pour lui-même. Ce plaisir le déborde, il le rapporte, encore, à un autre personnage qui est dessous, cet autre lui-même qu’il ne reconnait pas.

C’est cela : dans sa méprise, il se prive du plaisir de s’aimer lui-même, à vouloir trop se rapprocher. »

 

« Le jour où j’ai appris sa mort, j’ai eu soudain une énorme énergie. J’ai pensé à lui, à son corps et à sa pensée ; à cette pensée qui n’était jamais entravée par le corps ; à ce corps qui n’entravait (même dans les moments de faiblesse où il était malade) jamais la pensée. Il n’était empêché par rien qui soit intérieur. Aucune raison interne à la difficulté. Freud a écrit quelque part qu’un des buts de la psychanalyse serait que les hommes ne meurent que pour des raisons externes – et non pour des raisons internes. Autrement dit : faire que les hommes ne contribuent pas intérieurement à la mort qui les attend, de toute façon ».

 

« Comment nos corps et nos âmes s’unissent pour nous faire voler, sauter, ou à l’inverse, sombrer, qu’est ce qui décide de la vitesse, de l’élan ou au contraire de la lenteur, du poids de la pensée ? ».

 

 

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