"Mai 68 a montré que, sans projet, sans conjuration, pouvait, dans la soudaineté d’une rencontre heureuse, comme une fête qui bouleversait les formes sociales admises ou espérées, s’affirmer (s’affirmer par-delà les formes usuelles de l ’affirmation) la communication explosive, l’ouverture qui permettait à chacun, sans distinction de classe, d’âge, de sexe ou de culture, de frayer avec le premier venu, comme avec un être déjà aimé, précisément parce qu’il était le familier-inconnu. « Sans projet » : c’était là le trait, à la fois angoissant et fortuné, d’une forme de société incomparable qui ne se laissait pas saisir, qui n’était pas appelée à subsister, à s’installer, fût-ce à travers les multiples « comités » par lesquels se simulait un ordre désordonné, une spécialisation imprécise. Contrairement aux « révolutions traditionnelles », il ne s’agissait pas de seulement prendre le pouvoir pour le remplacer par un autre, ni de prendre la Bastille, le Palais d’hiver, l ’E lysée ou l’Assemblée nationale, objectifs sans importance, et pas même de renverser un ancien monde, mais de laisser se manifester, en dehors de tout intérêt utilitaire, une possibilité & être-ensemble qui rendait à tous le droit à l ’égalité dans la fraternité par la liberté de parole qui soulevait chacun. Chacun avait quelque chose à dire, parfois à écrire (sur les murs) ; quoi donc ? cela importait peu. Le Dire primait le dit. La poésie était quotidienne. La communication « spontanée », en ce sens qu’elle paraissait sans retenue, n’était rien d’autre que la communication malgré les combats, débats, controverses, où l’intelligence calculatrice s’exprimait moins que l effervescence presque pure (en tout cas, sans mépris, sans hauteur ni bassesse), — c’est pourquoi on pouvait pressentir que, l ’autorité renversée ou plutôt négligée, se déclarait une manière encore jamais vécue de communisme que nulle idéologie n’était à même de récupérer ou de revendiquer. Pas de tentatives sérieuses de réformes, mais une présence innocente (à cause de cela suprêmement insolite) qui, aux yeux des hommes de pouvoir et échappant à leurs analyses, ne pouvait qu’être dénigrée par des expressions sociologiquement typiques, comme chienlit , c’estàdire le redoublement carnavalesque de leur propre désarroi, celui d’un commandement qui ne commandait plus rien, pas même à soimême, contemplant, sans la voir, son inexplicable ruine. Présence innocente, « commune présence » (René Char), ignorant ses limites, politique par le refus de ne rien exclure et la conscience d’être, telle quelle, l ’immédiatuniversel, avec l ’impossible comme seul défi, mais sans volontés politiques déterminées et, ainsi, à la merci de n’importe quel sursaut des institutions formelles contre lesquelles on s’interdisait de réagir. C’est cette absence de réaction (Nietzsche pouvait passer pour en être l ’inspirateur) qui laissa se développer la manifestation adverse qu’il eût été facile d’empêcher ou de combattre. Tout était accepté. L ’impossibilité de reconnaître un ennemi, d’inscrire en compte une forme particulière d’adversité, cela vivifiait, mais précipitait vers le dénouement, qui, au reste, n’avait besoin de rien dénouer, dès lors que l’événement avait eu lieu. L ’événement ? Et estce que cela avait eu lieu ?
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