n. m. (rad. mirer)
Ce terme a servi
primitivement à désigner une illusion d'optique, fréquente dans les pays plats
et chauds tels que les déserts de sable. Elle résulterait d'une inégale
réfraction des rayons solaires, due à l'inégal échauffement et densité des
couches d'air. Fréquemment les villages d'Égypte, bâtis sur des éminences,
semblent, à midi, comme entourés d'une nappe d'eau, dont la surface ondoyante
réfléchit, avec le bleu du ciel, l'image renversée des palmiers et des maisons.
Parfois le phénomène se
complique singulièrement : les objets se déforment, atteignent des dimensions
monstrueuses et paraissent courir dans tous les sens. Rien d'étonnant donc que
le mot mirage soit devenu synonyme d'illusion dans le langage ordinaire,
surtout lorsqu'il s'agit d'illusions ayant leur source dans l'observation. Or,
les tromperies, inhérentes à notre constitution organique ou mentale, à notre
mode de perception, soit des phénomènes conscients soit du monde extérieur,
sont singulièrement importantes et nombreuses. « Notre esprit n'est pas un
miroir où l'univers se reflète avec une passive fidélité ; comme les glaces
déformantes, il modifie ce qu'il représente d'après les lois de sa complexion.
Autant que de l'objet perçu les sensations dépendent de l'objet qui perçoit ; lunettes
noires ou bleues donnent aux choses, quand on les porte, une teinte qu'elles
n'ont pas ; une maladie de foie suffit, pareillement, pour que tout devienne
jaune. De l'espace, l'insecte minuscule possède une notion qui n'est point
celle de l'éléphant ; le premier estime incommensurable ce que le second juge
étroit. Et nous trouvons énormes dans l'enfance, des hauteurs et des distances
qui paraîtront médiocres plus tard. Nuance et vivacité d'une sensation
dépendent tant de celles qui la précèdent que de celles qui l'accompagnent ; peintres,
musiciens, tailleurs aussi et cuisiniers le savent ; la température qui semble
chaude, si l'on sort d'une pièce froide, sera crue froide, si l'on sort d'une
chambre surchauffée. Entre nos perceptions et les causes extérieures qui les
provoquent, aucune ressemblance, le physicien s'en porte garant ; hors de nous
les sons se réduisent à des ondes, les couleurs à des vibrations ; sensations
acoustiques ou lumineuses rappellent si peu les mouvements qui les engendrent,
qu'on attendit des siècles avant de soupçonner que notes de la gamme ou teintes
de l'arc-en-ciel n'étaient séparées que par des modalités quantitatives ;
ignorants et sauvages continuent de croire distincts, radicalement, des
couleurs ou des sons qui résultent d'une même excitation fondamentale. Et une
cause identique produit des sensations dissemblables, si les organes, soit
périphériques, soit centraux, viennent à être modifiés : l'oeil atteint de
daltonisme perçoit vert ce qui paraît rouge à l'oeil ordinaire ». (Face à
l'Éternité). Il existe encore des mirages d'un autre ordre, non moins
nombreux, non moins décevants, ceux qu'engendrent nos désirs, nos besoins, nos
affections. On est tout disposé à croire ce que l'on désire ; comme la haine,
l'amour est aveugle. Et le bonheur, que nous poursuivons invinciblement, qui
s'avère la fin suprême de toute activité réfléchie, engendre, lui aussi, plus
d'une illusion. « Le bonheur est un but pour l'homme ; pour la nature il n'est
qu'un signe, un appât peut-être, tendu tel celui d'un pêcheur au poisson. Quoi de
plus décevant que sa poursuite : il fuit qui le recherche, échappe à qui le
tient, pour s'évanouir lorsqu'on croit le saisir à la gorge... Plaisirs ou
douleurs ne sont qu'apparence affective, revers sentimental d'un travail
profond de perfectionnement ou de destruction. Boire et manger conduisent à
refaire nos forces ; jouir des saveurs reste un accessoire. Et les délices enivrants
de l'amour aboutissent à la procréation : piège heureux pour l'espèce, bien que
parfois, fatal aux infortunés parents. Légendaires sont les noces tragiques de
l'abeille-mère qui arrache, en plein ciel, les entrailles de son amant ;
l'histoire des insectes est fertile en récits analogues. Semblable à la fleur carnivore
des tropiques, 1'amour attire par sa couleur et son parfum, souvent, comme
elle, il devient le tombeau de l'imprudent que retint son calice. » (A la
Recherche du Bonheur.) Mais pour dissiper les mirages, qu'il s'agisse de
ceux du coeur ou de ceux des sens, l'homme possède une lumière infiniment
précieuse, celle de la raison. C'est en vain qu'un Bergson, qu'un James ont
voulu l'obscurcir ; toutes les fumées
mystiques, accumulées par les farceurs à la solde des Églises ou des Académies,
se dissipent lentement sans que ses clairs rayons aient rien perdu de leur
vivifiante énergie. Un Brunetière proclamant la faillite de la science nous
apparaît grotesque ; seuls un sorbonnard, un académicien ou un ancien élève des
Jésuites peuvent ignorer que la valeur de nos connaissances positives s'avère
tout ensemble certaine et relative. Mais les hommes préfèrent souvent de creux
mirages à la dure vérité ; ils acclament qui les trompe et se détournent de qui
les éclaire.
- L. B.
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