mardi 28 juin 2022

L'éternel retour par Michel Surya

 "Par exemple en questionnant: l'amour sauve-t-il deux existences ensemble? C'est ce que tu crois sans doute. C'est ce que tout le monde croit. Tout le monde qui croit à l'amour, ou qui l'attend. Mais non, il les sauve chacune. Et il ne les sauve qu'aussi longtemps qu'existe l'existence qu'a chacun et que chacun sauve pour l'autre. C'est une absurdité supplémentaire, mais c'est une beauté aussi. Et, de toutes les beautés, la plus grande. Il me faudrait l'expliquer, mais l'expliquer est impossible. Comment faire alors? Je peux tout au plus dire ceci: Nina m'émerveille. je suis dans cet émerveillement depuis que je vis avec Nina. En même temps, je suis vieux maintenant. J'ai soixante ans. J'ai soixante ans, et j'ai mal le matin comme on a mal quand on a soixante ans et qu'il faut se lever. Autrement dit, j'ai le corps d'un homme de soixante ans et il n'y a pas de jour où je ne me lève qui ne m'annonce que j'ai soixante ans, et que je disparaitrai avant elle. Que je mourrai avant elle, c'est-à-dire devant elle. Et il n'y a rien pour me faire plus peur que de la laisser, et d'être laissé par elle, à la mort. Parce que je serai seul, alors. Parce que je serai seul et que je ne pourrai rien faire pour ne pas l'être. Pourtant, c'est elle qui restera, c'est elle qui sera seule et pas moi. Je veux dire par là: l'amour est le point le plus haut depuis lequel voir qu'il n'y a rien qui ne doive disparaitre."

"Tout un monde serait là qui ne demandait qu'à l'être, et à l'être toujours. Tout un monde serait là, dès lors, dussé-je être moi-même celui qui ne pourrais plus l'être longtemps. Je demandai à Dagerman: est-ce qu'il ne suffit pas que j'aille, ici ou ailleurs, dans ce café ou dans un autre, sur une plage même, ace livre ou avec n'importe quel autre, pour que je sois accompagné, c'est-à-dire pour que ce soit toute compagnie qui me soit alors rendue - pour que j'aie cette sorte de compagnie qu'on n'a que sous la table? Si je pense à mes amis, je me dis qu'il ne se peut pas qu'aucun d'eux vaille mieux qu'eux. Qu'aucun d'eux vaille mieux qu'aucun des livres qui fait que je ne sais pas ce que c'est qu'être seul. La question est donc: aucun de mes amis ne m'a aimé comme je sais que je peux aimer le livre contre lequel je suis prêt maintenant à les échanger tous. [J'ajoutai, mais c'est sans rapport, sans rapport du moins que Dagerman pût comprendre d'emblée:] Enfant, j'ai eu peur. Peu d'enfants ont eu plus souvent, plus facilement, peur. Est-ce que je fuyais déjà? Sans doute. Voulant qu'on m'oublie, me cachant (sous la table, au cellier, au grenier). Pourtant, je ne pouvais pas faire qu'on m'oublie assez pour que je n'aie pas plus peur encore du moment où l'on me retrouverait, où il me faudrait reparaitre. c'est ce qui n' acessé depuis. Adolescent, d'abord, où j'ai poussé tout à bout. Où j'ai tout poussé à bout de façon à ce que, faute qu'on m'oublie, on ne me pardonne pas. Adulte ensuite, où je me suis abandonné à ceux qui voulaient bien de moi, quitte à ce qu'il n'y ait personne à vouloir de moi assez pour que je ne me sente pas à tout instant, et en toutes circonstances de trop".


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