Lignes: collection dirigée par Michel Surya
"Penser exposé". Par Georges Didi-Huberman
On dit que la mort a toujours le dernier mot. Eh bien non, ce n'est pas vrai. Ce que la mort a de "dernier" n est pas un mot, pu alors c est un mot bien pauvre, un mot nul, un simple dernier souffle. Il y a tant de mots et de phrases qui survivent a ceux qui les ont prononcés. Beaucoup de sont perdus dans l air, sans doute, mais beaucoup continuent de circuler - de survivre, de ressurgir, de zigzaguer, de sous-venir- dans la mémoire des survivants . Surtout si ces mots ont été phrasés, ecrits, imprimés, reproduits,publiés: encore la, vivaces dans la bibliothèque ( qui n est donc pas un cimetière des pensées, mais, au contraire, un palais de leurs survivances).
Jean-Luc Nancy est mort. Je relis, sans savoir pourquoi, des coups de Corpus. Ce faisant, les mots imprimés font sous-venir- une multitude d images. Des espèces de re-voirs. A quelqu un qui a tant pense, qui a tant écrit, on ne dit pas adieu mais: au revoir, au relire. Je revois Jean-Luc dans ses grands sourires. Je relis une phrase dans Corpus et je reentends sa belle voix. Comme il aimait parler ( improviser, penser sans cesse et sans hauteur) ! Je relis un chapitre de Corpus et je revois son corps. Si fragile, tant il a été affecté, touche de maux. Un jour a Paris, je lui ai laissé un passage entre deux portes, il y avait un petit courants air, et en quelques secondes, je l ai vu prendre froid. Un autre jour, en Suisse: pas assez d oxygène, arrive là-haut il fallut trouver un médecin. Mais il resta la haut, même about de souffle il lui importait trop de s exprimer ( je me souviens qu'il parla, en improvisant longuement, de sexe). Donc il s exposait. Et, s exposant, délivrait toute sa force. Corps extraordinairement puissant, donc, : il semblait résister à tout, renaître à tout. Trop occupé à construire quelque chose. Je le revois, en juin 1978 dans l'Antigone de Sophocle (traduit par Holderlin lui-même traduit par Philippe Lacoue-Labarthe, et mis en scène par Michel Deutsche au théâtre national de Strasbourg), avec son tablier d artisan, jouant le rôle du menuisier Zimmer et construisant, chaque soir, un objet de bois qu il offrait ensuite aux acteurs de la troupe.
Sur toute chose mettre la pensée au travail, parvenir à faire émerger un point de vue philosophique. Donc penser en s exposant, penser exposé. Le monde, Dieu, la métaphysique, la politique, l actualité, l art...et même la naissance des seins. Était-ce volonté de système? Pas du tout. Peut-être, simplement, une façon - qu'il fallait à chaque fois entièrement construire comme pensée - de dire qu'être, c'est être touché , comme son maitre et ami Jacques Derrida lui en aura, si généreusement, adressé la remarque.
S'exposer: exposer devant autrui, philosophiquement (comme fait le professeur d'université devant ses collègues ou ses élèves: des exposés), que l'on est au danger exposé. Ne pas passer sous silence sa propre puissance - fût-elle vécue dans la plus extrême fragilité- d'être affecté. Corpus n'est-il pas contemporain de l'expérience physique et existentielle traumatisante que l'intrus racontera une dizaine d'années plus tard?
Expérience à écrire et, donc, comme l'écrivait Jean-Luc Nancy, à plutôt excrire pour l'exprimer, pour savoir l'inscrire "à corps perdu". Le corps est "immanquablement désastreux", lit-on alors. En écho, peut-être, à l'écriture du désastre de Maurice Blanchot: "Le corps est toujours plus tombé, plus bas, puisque sa chute est toujours imminente." S'exposer, donc: montrer à autrui - écrire - que l'on sait que l'on tombe.
S'exposer: écrire quand le geste d'écrire est celui de "toucher à l'extrémité", comme s'exprime Nancy en écho, cette fois-ci, à Georges Bataille. Mais le verbe important, ici, est encore le verbe toucher qui semble assumé - exposé avec tout ce qu'il suppose de sensibilité - comme l'inverse de toute pensée qui chercherait à saisir par l'entremise d'un concept ( Nancy a bien dû, quelque part, rappeler la parenté du "concept" ou Begriff et de l'emprise que suppose le verbe "saisir" ou begreifen). Il faudra donc choisir à chaque fois que l'on prend la plume: toucher pour saisir ou bien toucher pour laisser libre. Et laisser libre en affirmant que l'on a été soi-même touché dans ce geste, dans cette sorte de caresse philosophique. Or, avec le corps -qui "donne lieu à l'existence", pas moins -, il ne saurait y avoir de "formes a priori de l'intuition" ni de "table des catégories": tout ici ne consiste que dans la "modulation spacieuse de la peau ". Par conséquent, "n'est à penser que là où la pensée touche à la dure étrangeté, à l'extériorité non-pensante et non-pensable de ce corps. Mais seul un tel toucher, ou une telle touche, est la condition d'une pensée véritable".
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