"C’était là, c’est encore là l' ambiguïté de la présence — entendue p e u p l e comme utopie immédiatement réalisée — , par conséquent sans avenir, par conséquent sans présent : en suspens comme pour ouvrir le temps à un audelà de ses déterminations usuelles. Présence du peuple ? I l y avait déjà abus dans le recours à ce mot complaisant. Ou bien, il fallait l ’entendre, non comme l’ensemble des forces sociales, prêtes à des décisions politiques particulières, mais dans son refus instinctif d’assumer aucun pouvoir, dans sa méfiance absolue à se confondre avec un pouvoir auquel il se déléguerait, donc dans sa déclaration d’impuissance. De là l ’équivoque des comités qui se multiplièrent (et dont j ’ai déjà parlé), qui prétendaient organiser l'action, tout en respectant celleci, et qui ne devaient pas se distinguer de « la foule anonyme et sans nombre, du peuple en manifestation spontanée » (Georges Préli). Difficulté d’être des comités d’action sans action, ou des cercles d’amis qui désavouaient leur amitié antérieure pour en appeler à V amitié(la camaraderie sans préalable) que véhiculait l ’exigence d’être là, non comme personne ou sujet, mais comme les manifestants du mouvement fraternellement anonyme et impersonnel. Présence du « peuple » dans sa puissance sans limite qui, pour ne pas se limiter, accepte de ne rien faire : je pense qu’à l ’époque toujours contemporaine il n’y en a pas eu d’exemple plus certain que celui qui s’affirma' dans une ampleur souveraine, lorsque se trouva réunie, pour faire cortège aux morts de Charonne, l’immobile, la silencieuse multitude dont il n’y avait pas lieu de comptabiliser l ’importance, car on ne pouvait rien y ajouter, rien n’en soustraire : elle était là tout entière, non pas comme chiffrable, numérable, ni même comme totalité fermée, mais dans l ’intégralité qui dépassait tout ensemble, en s’imposant calmement audelà d’elle même. Puissance suprême, parce qu’elle incluait, sans se sentir diminuée, sa virtuelle et absolue impuissance : ce que symbolisait bien le fait qu’elle était là comme le prolongement de ceux qui ne pouvaient plus être Jà (les assassinés de Charonne) : l ’infini qui répondait à l ’appel de la finitude et qui y faisait suite en s’opposant à elle. J e crois qu’il y eut alors une forme de communauté, différente de celle dont nous avons cru définir le caractère, un des moments où communisme et communauté se rejoignent et acceptent d’ignorer qu’ils se sont réalisés en se perdant aussitôt, I l ne faut pas durer, il ne faut pas avoir part à quelque durée que ce soit. Cela fut entendu en ce jour exceptionnel : personne n’eut à donner un ordre de dispersion. On se sépara par la même nécessité qui avait rassemblé l ’innombrable. On se sépara instantanément, sans qu’il y eût de reste, sans que se soient formées ces séquelles nostalgiques par lesquelles s’altère la manifestation véritable en prétendant persévérer en groupes de combat. Le peuple n’est pas ainsi. I l est là, il n’est plus là ; il ignore les structures qui pourraient le stabiliser. Présence et absence, sinon confondues, du moins s’échangeant virtuellement. C’est en cela qu’il est redoutable pour les détenteurs d’un pouvoir qui ne le reconnaît pas : ne se laissant pas saisir, étant aussi bien la dissolution du fait social que la rétive obstination à réinventer celuici en une souveraineté que la loi ne peut circonscrire, puisqu’elle la récuse tout en se maintenant comme son fondement .
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