dimanche 19 juin 2022

Fête des pères Par M.A.

 "Ce matin-là, la douleur s’était habituée à mon corps et je pensais que j’allais pouvoir enfin lire quelques lignes, quelques vers. Ce matin-là, je n’aurais pas besoin de ma pompe à morphine habituelle.

Qu’allais-je bien pouvoir lire ? Je tombe par inadvertance sur « lettre au père » de Kafka. Par inadvertance ? Non, en fait, rien ne me touche qui ne soit prévu ou imposé par une ligne tracée. Donc, je pris l’ouvrage.

Pour haïr quelqu’un encore faut-il qu’il ait été présent, qu’il existe ou qu’il ait existé suffisamment pour laisser une empreinte indéfectiblement haïssable. Que sa présence devienne une douleur insupportable, ou alors qu’elle nous fait ressentir une haine incroyable, insupportable, incommensurable. Mon père n’a vécu que le temps de m’incruster, dans mes veines, dans ma perception, son immense absence. De mon père mort, je n’ai haï que son absence, le fait que je n’ai jamais eu ses bras autour de mon corps, ses mains sur mon visage. Son souffle sur mon visage le soir pour un baiser. Une nuit qu’il m’apaise, un matin qu’il me pousse.

Et puis l’absence de sa voix, l’absence de son tout, il n’est devenu rien sans qu’il n’en a conscience et il me l’a imposée. En avait-il le droit ? Le savait-il que j’allais le haïr parce qu’il allait mourir sans se rendre compte qu’il me forcerait à l’attendre toute ma vie, pour le rejoindre dans sa mort. Dans ma mort. Dans mon impatience de son message qui ne vient pas. Qui ne viendra jamais. Il n’avait même pas conscience qu’il avait à me laisser un message derrière lui. Ma route est d’autant plus longue, sinueuse, inconfortable. Alors ce Kafka qui parle de son père, à son père, même si ce n’est pas de vive voix, si ce n’est que par lettre interposée, il l’a en face de lui, autour de lui de sa présence qui lui nuit. De son absence souhaitée expressément. J’aimerais, j’aurais aimé que le mien m’impose celle de son insupportable présence. Je ne l’idéalise que parce qu’il n’a jamais existé autour de moi. J’aime les anecdotes que l’on me raconte et non mon père. Des parcelles de souvenir. Par non connaissance, j’aurais souhaité échanger une vie de ma mère pour une heure en présence de mon père. Pour le regretter ensuite. Pour vouloir le regretter ensuite. Pour vouloir le regretter ensuite. Pour peut-être espérer le regretter ensuite.

 

 

Puis il y eut l’intérimaire, celui que l’on m’a forcé à ne pas aimer, à haïr, à maudire, de ce non amour qui l’a détruit. Celui dont on a construit pièce par pièce sa mauvaiseté. Celui que je n’ai rencontré que tardivement parce que longtemps j’ai erré. Celui que l’on a mis hors de chez lui, que l’on a exclu.

Je l’ai vu souffrir, je l’ai entendu souffrir mais ces nuits, que l’on m’a inventé, elles m’ont persuadés, que l’homme était mauvais.

Il est triste de ne pas savoir parlé de lui car il a vécu hors de nous de par la faute d’une seule personne. Celle qui a regretté que le premier homme aimé soit mort. Celui qui l’a aidé à traverser le deuil, le fardeau de la solitude avec un enfant. Cet intérimaire a pris une femme avec un enfant, défiant le temps et les convenances, les dogmes et les certitudes meurtrières. Et elle l’a récompensée de sa haine qu’elle a construite autour de lui.

Moi je l’ai aimé, et je l’aime. Nous sommes tombés dans les bras l’un de l’autre, sans pudeur, sans gêne, l’amour submergeant, l’amour sublimant, l’amour emmerdant ceux qui détestent, ceux qui haïssent tout et tous. Et il est parti, dans un râle, dans un souffle, dans la peur, seul malgré ma présence, sans son fils de sang. Et merde a-t-il dit; et merde a-t-il lancé dans son dernier souffle.
Et des yeux qui ne se ferment espérant, attendant...Ne venant pas, ne venant pas."

Il y a ces jours de « fête » des pères où tous ces sentiments reviennent, envahissent, explosent, c’est le temps des souvenirs, ou des commémorations, le temps du regret de bras disparus trop tôt, et de bras inexistants car pas de même sang.

Qu’importe, emporte le temps des larmes sur les joues, rires et cadeaux du mien donné, bisous enveloppant, amour dépoussiérant, je suis père moi-même et je suis vivant, présent, aimant".


M.A.    19/06/22

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