"Ce matin-là, la douleur s’était habituée à mon corps et je pensais que j’allais pouvoir enfin lire quelques lignes, quelques vers. Ce matin-là, je n’aurais pas besoin de ma pompe à morphine habituelle.
Qu’allais-je bien pouvoir
lire ? Je tombe par inadvertance sur « lettre au père » de
Kafka. Par inadvertance ? Non, en fait, rien ne me touche qui ne soit
prévu ou imposé par une ligne tracée. Donc, je pris l’ouvrage.
Pour haïr quelqu’un encore
faut-il qu’il ait été présent, qu’il existe ou qu’il ait existé suffisamment
pour laisser une empreinte indéfectiblement haïssable. Que sa présence devienne
une douleur insupportable, ou alors qu’elle nous fait ressentir une haine
incroyable, insupportable, incommensurable. Mon père n’a vécu que le temps de
m’incruster, dans mes veines, dans ma perception, son immense absence. De mon
père mort, je n’ai haï que son absence, le fait que je n’ai jamais eu ses bras
autour de mon corps, ses mains sur mon visage. Son souffle sur mon visage le
soir pour un baiser. Une nuit qu’il m’apaise, un matin qu’il me pousse.
Et puis l’absence de sa voix,
l’absence de son tout, il n’est devenu rien sans qu’il n’en a conscience et il
me l’a imposée. En avait-il le droit ? Le savait-il que j’allais le haïr
parce qu’il allait mourir sans se rendre compte qu’il me forcerait à l’attendre
toute ma vie, pour le rejoindre dans sa mort. Dans ma mort. Dans mon impatience
de son message qui ne vient pas. Qui ne viendra jamais. Il n’avait même pas
conscience qu’il avait à me laisser un message derrière lui. Ma route est
d’autant plus longue, sinueuse, inconfortable. Alors ce Kafka qui parle de son
père, à son père, même si ce n’est pas de vive voix, si ce n’est que par lettre
interposée, il l’a en face de lui, autour de lui de sa présence qui lui nuit.
De son absence souhaitée expressément. J’aimerais, j’aurais aimé que le mien
m’impose celle de son insupportable présence. Je ne l’idéalise que parce qu’il
n’a jamais existé autour de moi. J’aime les anecdotes que l’on me raconte et
non mon père. Des parcelles de souvenir. Par non connaissance, j’aurais
souhaité échanger une vie de ma mère pour une heure en présence de mon père.
Pour le regretter ensuite. Pour vouloir le regretter ensuite. Pour vouloir le
regretter ensuite. Pour peut-être espérer le regretter ensuite.
Puis il y eut l’intérimaire,
celui que l’on m’a forcé à ne pas aimer, à haïr, à maudire, de ce non amour qui
l’a détruit. Celui dont on a construit pièce par pièce sa mauvaiseté. Celui que
je n’ai rencontré que tardivement parce que longtemps j’ai erré. Celui que l’on
a mis hors de chez lui, que l’on a exclu.
Je l’ai vu souffrir, je l’ai
entendu souffrir mais ces nuits, que l’on m’a inventé, elles m’ont persuadés,
que l’homme était mauvais.
Il est triste de ne pas savoir
parlé de lui car il a vécu hors de nous de par la faute d’une seule personne.
Celle qui a regretté que le premier homme aimé soit mort. Celui qui l’a aidé à
traverser le deuil, le fardeau de la solitude avec un enfant. Cet intérimaire a
pris une femme avec un enfant, défiant le temps et les convenances, les dogmes
et les certitudes meurtrières. Et elle l’a récompensée de sa haine qu’elle a construite
autour de lui.
Moi je l’ai aimé, et je l’aime.
Nous sommes tombés dans les bras l’un de l’autre, sans pudeur, sans gêne, l’amour
submergeant, l’amour sublimant, l’amour emmerdant ceux qui détestent, ceux qui haïssent
tout et tous. Et il est parti, dans un râle, dans un souffle, dans la peur,
seul malgré ma présence, sans son fils de sang. Et merde a-t-il dit; et merde
a-t-il lancé dans son dernier souffle.
Et des yeux qui ne se ferment espérant, attendant...Ne venant pas, ne venant
pas."
Il y a ces jours de « fête »
des pères où tous ces sentiments reviennent, envahissent, explosent, c’est le
temps des souvenirs, ou des commémorations, le temps du regret de bras disparus
trop tôt, et de bras inexistants car pas de même sang.
Qu’importe, emporte le temps
des larmes sur les joues, rires et cadeaux du mien donné, bisous enveloppant,
amour dépoussiérant, je suis père moi-même et je suis vivant, présent, aimant".
M.A. 19/06/22
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire