Qui tu es : Le Mort-né de Michel Surya
Il en est parfois des livres comme de certains êtres : ils nous obligent. Il arrive qu’il faille répondre des livres comme on répondrait de l’existence de certains êtres qui n’ont pas encore commencé à exister. Ce sentiment je l’éprouvai pour Artaud, je l’éprouve aujourd’hui en lisant Le Mort-né. Cela vient peut-être de la coïncidence des limbes et de la pensée : de la place que l’on fait, que l’on est sommé de faire aux corps maudits dont le livre est le tombeau – à la fin le corps lui-même.
Un livre n’est pas un corps pourtant, serait-il la seule lumière dans laquelle un corps se refléterait. Un livre n’est pas un corps mais dans les livres habitent tous les corps qui ne sont pas nés, qui n’ont pas commencé à exister, qui sont restés là tombés au sol, échoués. Du livre le corps ne se relève pas mais se regarde à terre baignant dans son sang. Celui qui n’est pas né, qui s’est tué, est là, que je voudrais prendre dans mes bras, porter. Celui qui lit répond de celui qui meurt autant que de celui qui n’est pas né (il se le doit). Mais peut-être est-ce parce qu’ici l’auteur écrit « tu ». Parlant de lui, il écrit « tu », se convoque convoquant le lecteur autant que lui à cet endroit où le Je glisse au-delà de lui pour se dire quelque chose qu’on n’entend pas, qui se refuse et se cache.
Michel Surya nous parle-t-il de lui ? Je pense ici à ce que disait Blanchot de l’expérience intérieure et de Bataille : nous parle-t-il de lui ? On voudrait, Blanchot a beaucoup souhaité que le « je » de Bataille reste hors-de-lui, hors de l’autobiographie, qu’on ne reconnaisse pas l’homme. Blanchot fut longtemps (mais pourquoi ?) le cache-sexe que Bataille n’a pas eu ni voulu avoir, je crois.
C’est peut-être que le lecteur que fut Blanchot n’a pu répondre à Bataille qu’en recouvrant ses mots nus, ses mots d’homme nu. Le lecteur cherche toujours sa place jusque dans l’autobiographie – et il dépendra du travail de celle-ci de la lui laisser. L’autobiographie alors oblige autant que la nudité. La nudité dont il est question ici est celle de l’enfant qui fut longtemps le tu qu’on voulut qu’il soit – qui fut tué avant d’être le tu qui parle ici pour lui seul et celui qui le lit, à qui il s’adresse, maintenant.
L’enfant est « long » : qu’est-ce que cela veut dire ? Trop long le corps qu’il a, qui dépasse déjà de l’ombre dans laquelle on le maintient. Long le sexe qui vient, qu’il ne peut cacher. Le débordement est réel et imaginaire : il est bientôt la honte du corps tout entier et transfère son excès aux autres parties du corps. Énormité, hypocondrie, sexualité. Cette fois le sexe est absent, ne conduit pas la langue, en reste la longueur qui donne la mesure du corps enfant, du corps mort. Ce qui est « long » : la taille, le temps, de trop.
Cette longueur il faut l’amputer comme la mémoire. Michel Surya nous livre cette pensée étonnante qui relie ce que l’on doit cacher du corps à ce que l’on doit oublier de soi, de l’enfance, de l’histoire. L’oubli sert à la nécessité qu’un corps disparaisse. Autrement : c’est en même temps que les souvenirs disparaissent et que le corps se cache, suivant la même exigence (qui vient d’eux). Dire tu pour faire entendre cela, c’est mesurer l’injonction, la loi qui décida qu’un corps survive qui aurait dû disparaître (tous les autres sont morts). Tu es comme tué : tu fut ce qu’on voulut mort et qu’il fallut trahir pour commencer à exister.
Mais comment passer du devoir au vouloir, comment d’abord distinguer même ce qu’ils veulent de ce que tu veux, toi ?
Les enfants aiment leurs parents quoique ceux-ci leur fassent, quoiqu’ils fassent tout pour ne pas être aimés d’eux. C’est une vérité qui se vérifie souvent et qui se trouve écrite ici jusqu’à la nécessité pour l’enfant d’être le mort qu’on voulut qu’il soit – pour être aimé d’eux. Ni « parents », ni « père », ni « mère » ici – eux, seulement, formant d’abord comme un seul corps puis deux, dans la seconde partie du livre. Dans Olivet non plus Michel Surya ne parlait ni d’un père ni d’une mère mais d’elle et de lui que la haine a détourné de toute nomination ordinaire. Il faut penser une correspondance, une évidente relation entre deux dé-nominations : celle du fils (de l’écrivain), et celle de ceux à qui il doit d’exister. A la fin elles s’annulent, ne suffisent pas à rompre avec un appel réciproque.
C’est à l’école qu’il faut répondre en premier de l’identité qu’on a, qu’on nous a donnée. Après l’école, c’est au travail, dans la société qu’il faut répondre d’un nom et c’est pour ne plus en répondre qu’on peut vouloir en changer. Quand changer de nom ne suffit pas, quand tu t’aperçois que tu ne t’échappes pas, il arrive que tu doives en passer par la mort qu’ils ont rêvée pour toi. Une opération doit s’effectuer, que le livre réalise comme au-devant de la vie, autant qu’elle. Si le nom ne suffit pas, si la mort non plus, la langue, c’est-à-dire la littérature, réalise l’opération impossible qu’un mort désavoue ses meurtriers.
Mais je vais trop vite. Michel Surya écrit ce sont eux qui ont tiré pas toi. Pas toi, pas lui, mais eux. Ils ont voulu qu’il meure. Il meurt, ne meurt pas. D’abord il veut la même chose qu’eux, et puis il s’aperçoit que ce qu’ils veulent est impossible : qu’il les aime et qu’il meure en même temps. Qu’il les aime mort. Si le récit n’aboutit pas dans ses conclusions, je crois que quelque chose a eu lieu qui a séparé l’amour de la mort, à ce moment-là. Ce n’est pas qu’il ressuscite, ce n’est pas que tu ressuscites, c’est que tu éprouves, mort, que ta mort n’est pas la leur, que même elle te sépare d’eux bien qu’elle ne te sépare pas de leur amour.
Je dis amour comme vouloir mais le mot n’est pas dans le livre. C’est le contraire qui est partout. Amour cependant pourrait être le nom de ce qui s’exerce (quoi que ce soit) sur l’enfant comme le seul sentiment qu’il connaisse et en lequel il se reconnaît. La mort s’exerce ici sans réserve autant que peut s’exercer un amour sans réserve. Ça revient presque au même (de là toute la condensation du mort-né), ça se confond. Dès lors tout est renversé, et Michel Surya met ici à l’œuvre de nouvelles inversions que seules la littérature et la philosophie permettent – qui sauvent, comme l’invention d’une langue peut sauver.
En vérité rien ne sauve ni n’est sauvé. L’écrivain ne sauve pas l’homme, la littérature ne sauve pas la vie. Elle invente la vie qui n’existe pas. Elle ne répare pas la vie de celui qui y est entré mort, elle est la langue de celui qui est mort-né. Cela se peut, depuis Olivet – mais cette fois un pas est franchi. Celui qui parle part de lui avec ce tu qui le guide, l’accompagne. Un pas est franchi dans l’écriture autobiographique du fait de l’existence des phrases. C’est donc un tout autre rythme qui décide de l’écriture du Mort-né : quand Olivet est un récit d’une seule coulée, où tout ce qui blesse et humilie est embarqué dans le même fleuve, Le Mort-né prend un autre risque, celui de la phrase, de l’arrêt, de l’interruption. Interruption et retour : le livre est constitué de deux parties dont la seconde est comme une variation de la première, déclinaison, hantise – la leur.
Michel Surya nous parle-t-il de lui ?
Une certaine époque (récente) de l’histoire de la littérature fut marquée par la présence de l’écrivain dans son livre. L’écrivain parlait de lui avant de parler de l’homme, et il était le nom, le seul, que l’homme pouvait se donner pour justifier de la vie qu’il avait eue et du récit qu’il en avait fait. Maurice Blanchot est le représentant du mythe de cette double vie dans laquelle, souvent, c’est à l’écriture qu’un homme dût de mourir, de faillir mourir. Réciprocité de la mort et de l’écriture dont les conséquences sont rétroactives : tout ce qui aura été vécu par l’homme avant qu’il ne meure et devienne écrivain appartient à la vie – tout ce qui aura été vécu depuis appartient (revient comme de droit) à l’espace de la littérature.
A la lecture d’un récit dont la valeur autobiographique est manifeste, on voudrait ne pas dénuder la vie, ne pas tout rapporter à l’histoire de celui qui écrit ni chercher l’origine de sa vocation – puisque le génie vient de cette vie qu’il écrit qui est sans commune mesure. Mais être écrivain ne suffit pas non plus à justifier de la vie qu’on écrit et de la mort qu’on a voulue. Le Mort-né serait cette leçon (peut-être injuste mais conséquente) : pas plus qu’elle n’appartient à ceux dont il est né, à eux, à une femme, un homme ou quiconque la mort n’appartient à la littérature. La littérature n’apporte aucune garantie même à celui qui se croit mort.
Et pour cause : ses lecteurs le suivent.
Michel Surya, Le Mort-né suivi de Eux, éditions Al Dante, 2016, 86 p., 13 €.
Le livre de Michel Surya sortira en librairie au mois de septembre prochain mais il est d’ores et déjà en vente sur le site des éditions Al Dante
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire