On est le plus souvent sans savoir pourquoi on aime la littérature autant. Tant de livres qu’on lit quand même, mais qui n’y répondent pas (qui en désespèrent l’attente) ; où le miracle est sans recommencer ; qui sont de la littérature pourtant, mais sans sa grâce. Ou sans sa malédiction. Grâce, malédiction qu’il semble n’y avoir presque plus personne à reconnaître, encore moins à rechercher.
Bataille : « J’écris pour qui entrant dans mon livre, y tomberait comme dans un trou, n’en sortirait plus. »
Rares les livres à être encore des trous où tomber et d’où ne plus sortir.
Une phrase y suffit cependant, pas nécessairement la première. N’importe quelle phrase est la première pour quiconque écrit – et la dernière.
N’importe quel mot le premier et le dernier. (Qui écrit se distingue en cela de qui n’est qu’écrivain que celui-ci n’écrit que des premiers et derniers mots, quand celui-là écrit du premier au dernier.)
Bernard Noël, Les Premiers mots précisément (titre du livre), plus précisément les premiers des Premiers mots :
« Tu ne cries pas. Tu ne crieras pas. Tu sens une buée monter de ta bouche. Tu fixes obstinément le même point blanc. Tu ne te demandes pas pourquoi tes tempes sont si étroites. »
Et les derniers des Premiers mots, cent-soixante pages plus loin :
« Tu ne te demandes pas pourquoi tes tempes sont si étroites. Tu fixes obstinément le même point blanc. Tu sens une buée monter de ta bouche. Tu ne crieras pas. Tu ne cries pas. »
N’importe laquelle des phrases de Bataille, pas seulement des récits, creuse ce trou (la même chose est de la pensée et de la littérature, ou le devrait – n’importe laquelle des phrases de Nietzsche…). De Noël, donc. De Beckett, exemplairement. De Guyotat par excellence. De Reynard, aussi bien. Etc.
Beckett (Pour finir encore) :
« Pour finir encore crâne seul dans le noir lieu clos front posé sur une planche pour commencer. Longtemps ainsi pour commencer le temps que s’efface le lieu suivi de la planche bien après. Crâne donc pour finir seul dans le noir le vide sans cou ni traits seule la boîte lieu dernier dans le noir le vide. »
De Guyotat (Isse Timosse) :
« empoangnées d’ feu, l’ anj’ ta hanch’ droit’ ecrir’ ton Bian, l’ anj’ ta hanch’ gauch’ ecrir’ ton Mal, d’ outr’-Temps, d’ entr’ massacr’, cerveaux sciés sur billot, piarr’ dassous piarr’ dassus cœurs ecrasés en poitrin’ vivr’!, faç’ effacées à la meul’, d’ dedans qual vêt’ment d’ mèr’ mort’, intact l’air’ d’ crott’, d’ dedans, devorée les chians!, t’ defaufil’ ta faç’ rouj’, ton dehanchié ta viêtur’ noircie d’ dassous crass’ noir’, l’ fossoyeur!, d’ qual vié appuyer ton nouveau poids Tarr’, ta brouett’ notr’ air’ d’ tri !, »
De Jean-Michel Reynard (L’Eau des fleurs) :
« la pluie, dedans la masse dans la terre. à nouveau. une couche sur dessus une couche. le bol des mots glissants, déglutinés, la bouchée de la contrée torrentielle, la terre, entre la terre, ou l’eau, dont consiste, à le défaut de la vue – « comme une substance du mal, masse affreuse, informe, soit épaisse (dolée s a fâché) – ils l’appellent terre », […]. des entorses, le gris-vert de la tiédeur lexicale qui herse comme par des tenailles. l’eau, c’est-à-dire, que tout cela. la bonde des choses selon la pluie termitière – elle ne dit rien. les lobes, rien. des compliments. la langue elle. l’adjudication. la terre elle ne dit rien. mais frêle, en n’ayant pas vu elle-même, ni ouï, en n’ayant pas appris une chose quelque quant à l’usage de la joie – quant à soi, la tête petite perpétuelle (soit, incrédule, clémente, de telle guerre lasse, notre chose) – si, si peu que à toutes les fins, naufragé ici, j’y reconfigure frauduleusement
(de ce) que si les mots souffraient, est-ce que ils auraient le besoin de la langue pour en disconvenir ?
enfuir – plus toujours »
L’effet qu’eut, qu’a, qu’aura sur moi la première phrase d’Amandine André que j’ai lue, du premier texte d’elle qu’elle m’aura montrée (Cercle des chiens, comme en écho à « devorée les chians ! » de Guyotat) aura été, est, sera le même sur quiconque a lu, lit, lira comme elle écrit (mais qui pour savoir encore assez que lire ne coûte pas moins qu’écrire ?) :
« Chiens. Chiens dans la tête. Chiens dehors. Chiens. Dans la bouche dévorent chair. Chiens. Dans la tête tournent et hurlent. Chiens. Dans la tête ne reposent pas la tête. Chiens. Tournent et chiens fouillent et chiens gardent. Chiens dans la tête bouffent. Plus de silence. Chiens hurlent. Chiens grognent. Chiens menacent. Rognent. La tête dans les gueules. Pressent la tête lâchent la tête pressent la tête ne relâchent pas la tête. Gueules. Chiens respirent. Toute respiration. Respiration de chiens. Chiens cherchent l’attaque et offrent la côte au flanc qui s’affaisse. Du flanc qui s’affaisse chien sort. Chien et chiens. Chien garde chiens. Chiens de chien tournent et guettent. Tête. Cherche silence mais chiens en vain. Dans la tête. Chien ne sort pas de tête. Rien d’autre que chien et chiens. Dans la tête plus que gueules ouvertes et affamées. Que chiens. Tout de tête est fourni aux chiens et chiens exigent que tête fournisse. Tout. Tout de tête doit accroître chien et chiens. Chiens demeurent. Chiens mangent tête mangent mots fournis par tête. Les mots dans leur ventre. »
Tout y est déjà joué, jeté. Jeté au trou dont parle Bataille, dans lequel tomber et dont ne plus pouvoir sortir. La littérature s’y trouve toute, qu’on ne trouve (presque) plus nulle part. Question de tension, avant de l’être de la langue (ce qu’on croit d’abord, mais se méprenant). La tension perd, avant que la langue ne perde. Maudit avant que la langue ne maudisse. La tension ou l’angoisse. Si c’est de perdition qu’il est question dès lors qu’il est question de littérature. Si c’est de malédiction. Et s’il revient à la littérature de recueillir la perdition, qui n’a plus où se perdre – comme je le crois. De recueillir la perdiction. Étrange « recueil » ou « recueillement », qui distingue entre littérature et littérature. Qui désigne celle-ci parmi toutes celles qu’il est donné de lire, qui sont si absolument sans miracle, où l’on ne tombe plus, ou dont on se relève comme d’un trou qui ne serait pas assez profond. «
enf[o]uir plus toujours ».
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