samedi 28 décembre 2019

Violence ou domination de Christophe Dejours Partie 1


Résumé. L’auteur défend l’idée que la banalisation du mal et de l’injustice ne passe pas, dans le système néo-libéral, par l’exercice de la violence. Ce serait plutôt grâce à la collaboration et au zèle apportés par la majorité des salariés aux nouvelles formes d’organisation du travail que le système continuerait de progresser. L’auteur s’efforce de rassembler les arguments en faveur d’une conception restrictive de la violence de façon à ne pas passer à côté de ce qui lui semble être un problème clinique et théorique majeur. Summary p.29.Resumen p.29.

La violence est devenue en France et dans de nombreux pays occidentaux un thème récurrent qui fait de plus en plus souvent la une des journaux. Pour ce qui nous concerne ici, il ne s’agit pas de réfléchir sur la violence en général, mais de déterminer comment la violence se manifeste dans le monde du travail d’une part, dans quelle mesure le travail contribue à provoquer ou à conjurer le développement de la violence sociale d’autre part. Pour beaucoup d’observateurs, de praticiens et de chercheurs, il semble aller de soi que les « mutations du travail », comme on les désigne souvent, participent au développement de la violence. Est-ce vrai ? Et si oui, comment ? Il me semble qu’il faut être assez prudent dans les réponses que nous apportons les uns et les autres à cette question. Un certain nombre d’actions publiques et politiques contre la violence me semblent très contestables, mais leurs effets pervers sont foncièrement liés à des analyses erronées de la violence. C’est dire qu’en abordant le thème « violence et travail » dans ce colloque, nous ne saurions ignorer que nos analyses peuvent aussi avoir des conséquences pratiques et politiques. Je vais donc tenter d’exposer le point de vue auquel je suis rendu personnellement sur cette question, mais ce n’est qu’un point de vue et je sais par ailleurs que beaucoup d’entre vous seront choqués ou déçus. J’attends beaucoup de la discussion dont ce colloque n’est sans doute que le coup d’envoi. Elle devra probablement se poursuivre encore bien au-delà, compte tenu de la gravité du problème. Pour essayer de donner le contexte dans lequel se situe mon propos, je vais rappeler les étapes précédentes de ma démarche. La première étape se situe au 1er CIPPT en janvier 1997. À cette occasion avait été organisé un symposium dont l’un des thèmes concernait, pour reprendre les termes d’Alain Morice, les ressorts psychologiques de la domination. Une partie des textes a été publiée dans la Revue internationale de psychosociologie, la suite l’a été dans la première livraison de la revue Travailler. La deuxième étape remonte à mon livre Souffrance en France paru un an plus tard, en janvier 1998. Le débat qui a suivi a beaucoup insisté sur l’une des préoccupations du livre qui tourne autour des relations entre système néo-libéral et système totalitaire. Compte tenu de l’évolution de la société sous l’impact des transformations du travail et de l’emploi, compte tenu de la tolérance sociale d’alors à l’injustice, il était important de discuter les risques de dérive du système. J’ai été amené à de nombreuses reprises à préciser que mon analyse comparative entre les deux systèmes visait à déceler ce qui, dans le succès du système néo-libéral, pouvait ressortir à des processus qui sont aussi en cause dans le développement d’un système totalitaire. Mais il s’agit, dans cette analyse comparative, non seulement de mettre au jour ce qui est commun mais aussi ce qui différencie les processus. Or, dans ce livre, il se trouve que la différence fondamentale entre les processus impliqués dans l’adhésion au système néo-libéral et ceux impliqués dans l’adhésion au système totalitaire met précisément au centre la question de l’usage de la violence. Dans une dictature, la violence est systématiquement utilisée pour soumettre les gens et pour traiter le problème des récalcitrants. Ce n’est pas le cas dans notre système néo-libéral. La banalisation du mal et de l’injustice ne passe pas chez nous, me semble-t-il, par l’exercice de la violence, mais par la collaboration de la majorité au système. Cela me paraît personnellement évident, mais ce n’est pourtant pas certain pour tout le monde. Pourquoi ? Parce que ce « diagnostic différentiel » n’est recevable que si nous adoptons une définition commune de la violence. Or, les débats qui se développent à partir de Souffrance en France montrent que nous sommes loin d’aller vers un consensus sur la notion de violence. Plus j’avance, personnellement, plus je suis tenté d’adopter des positions restrictives sur la notion de violence, alors que la plupart de ceux qui s’expriment à ce sujet, pas seulement parmi les journalistes et les gens des milieux politiques mais aussi parmi les penseurs et les théoriciens les plus respectés, tendent au contraire à défendre une conception extensive de la violence. Je vais donc tenter de rassembler des arguments en faveur d’une conception restrictive de la violence. Mon souci est d’établir le plus clairement possible les rapports entre violence et travail pour ne pas nous tromper dans la contribution que nous pouvons apporter par ailleurs à la lutte contre le développement de le violence. De façon à ne pas nous tromper de cible et à éviter qu’en mobilisant des moyens inadéquats, nous provoquions davantage de dégâts que de progrès. Pourquoi la question de la violence dans le travail préoccupe-t-elle autant de praticiens et de chercheurs intervenant dans le domaine de la santé au travail ? À quoi se rattachent ces inquiétudes ? Il me semble qu’elles sont directement en rapport avec l’apparition de nouvelles pathologies sous l’effet des mutations technologiques, organisationnelles et managériales : pathologies d’épuisement ou de surcharge, lésions par hypersollicitation (LET, TMS), pathologies du harcèlement et du mobbing, peur du chômage, suicides, etc., cependant que l’on observe un renforcement des discriminations ethniques dans de nombreuses entreprises, des abus de pouvoir sur les sous-traitants, le recours à la sous-traitance en cascade, et enfin que se multiplient les violences sur certains agents dans l’exercice de leurs fonctions professionnelles, provoquées par des usagers, voire par des délinquants de droit commun, comme dans le cas des hold-up perpétrés dans le secteur bancaire. Cette liste, presque tout le monde s’accorde à le reconnaître aujourd’hui, reflète l’apparition d’une nouvelle forme de souffrance dans le rapport au travail. Soit ! Mais on a parfois vite fait d’établir une équation entre les causes des nouvelles formes de souffrance dans le travail et la violence. N’est-ce pas aller un peu vite en besogne ? Qu’il y ait à la nouvelle souffrance des causes spécifiques est probable. Mais si l’on procède à l’analyse étiologique rigoureuse de ces causes, on ne trouve pas, en première instance, la violence, si tant est qu’on se réfère à la clinique et aux enquêtes relevant de la psychopathologie du travail. On trouve plutôt la menace à l’évaluation, le chantage au licenciement, les réformes de structure, la duplicité, les conduites déloyales, les stratégies de déstabilisation psychologique, les infractions au droit du travail, les injustices en tout genre, etc. Mais cela relève-t-il de la violence ? L’analyse étiologique des nouvelles formes de souffrance et de pathologie mentale en rapport avec le travail est difficile, c’est un fait, tant du côté de ceux qui infligent la souffrance et l’injustice que du côté de ceux qui la subissent. Si d’une part on ne fait pas l’impasse sur la boîte noire entre les contraintes extérieures et les réponses pathologiques, c’est-à-dire sur le fonctionnement psychique, si l’on ne caricature pas, d’autre part, les nouvelles méthodes de management, l’analyse des incidences des nouvelles formes d’organisation du travail sur la santé ne peut être réduite à un enchaînement simple. Je m’efforcerai pour ma part de discuter la violence dans le travail à partir de la clinique, mais aussi à partir de la théorie de la violence. Il me semble que dans le bruit actuel que l’on fait autour de la violence dans le travail, il nous revient, à nous, spécifiquement en tant que cliniciens spécialisés dans le champ du travail, de donner de ce thème, à propos duquel nous sommes beaucoup sollicités ces derniers temps, des analyses précises. Personnellement, si je plaide pour une acception restreinte de la notion de violence dans les rapports santé mentale-travail, c’est pour ne pas passer à côté d’un problème clinique et théorique majeur, à mes yeux, qui est celui du consentement : – à subir la souffrance ; – à être témoin de la souffrance d’un tiers sans pour autant intervenir ou réagir ; – ou encore à faire subir la souffrance à autrui sans être soi-même sous la pression d’une violence qui nous disculperait. Mon propos sera, certes, centré sur la violence dans le travail, mais pour comprendre l’esprit de l’argumentation, il faudra toujours avoir la préoccupation de départager ce qui ressortit à la violence et ce qui ressortit au consentement libre. J’envisagerai d’abord la définition de la notion de violence à partir de la clinique et de la théorie en psychopathologie. Dans un deuxième temps, j’envisagerai les conséquences, sur le fonctionnement psychique et la soumission, de la violence, lorsque cette dernière est utilisée comme moyen pour diriger le comportement des hommes et des femmes, c’est-àdire dans le champ politique. Dans un troisième temps, je discuterai les relations entre violence et travail. Enfin, je soulignerai la différence qu’il y a lieu de faire, me semble-t-il, entre violence et domination.

La notion de violence dans le champ psychologique

Intention violente et violence en acte

La violence étant conçue comme une conduite humaine – je n’envisage ici que les conduites violentes, c’est-à-dire la violence actualisée et non l’abstraction du concept de violence au plan philosophique –, il me semble qu’elle possède deux faces : une face objective et une face subjective. En effet, je ne conçois pas bien ce que pourrait être une violence purement subjective, sans matérialisation ni manifestation dans le monde objectif. Une intention violente, un fantasme violent, non réalisés, ne relèvent pas de la violence. J’aurais même tendance à considérer que la face objective de la violence, sa manifestation concrète, est une condition sine qua non pour pouvoir qualifier une conduite de violente. En d’autres termes, la violence suppose un comportement, c’est-à-dire un ensemble d’actes, de gestes – ou de décisions ayant pour conséquences des actes ou des gestes – dûment observables. Une conduite est violente lorsqu’elle met à exécution une intention de destruction ou d’altération de l’objet ou de la personne désignée pour cible. Il y a donc intention, mais pas seulement intention. Il y a aussi mise en acte. Il est nécessaire toutefois d’accorder une place importante à l’intention de violence, car il arrive qu’une conduite violente n’atteigne pas son but de destruction ou de détérioration en dépit de sa mise en acte : par exemple lorsqu’un ouvrier donne des coups de toutes ses forces en vue de détruire une machine, alors que cela n’aboutit qu’à des bosses ou des creux sur la carcasse métallique sans pour autant la mettre hors d’état de marche. Ou encore lorsqu’on torture quelqu’un et que, grâce à ses ressources physiologiques, la victime ne garde aucune lésion durable des sévices dont elle a été l’objet. Une conduite est violente, donc, lorsque l’intention contient la possibilité, voire la volonté de dégrader ou de détruire, même si l’objectif visé n’est que partiellement atteint. La face subjective de la violence, pour l’essentiel, n’est pas visible car il en va ici comme de toute subjectivité en général : elle ne se voit pas. Pour un même comportement violent, on peut ainsi trouver des configurations subjectives très différentes les unes des autres.

Aucun commentaire: