Résumé.
L’auteur défend l’idée que la banalisation du mal et de
l’injustice ne passe pas, dans le système néo-libéral, par
l’exercice de la violence. Ce serait plutôt grâce à la
collaboration et au zèle apportés par la majorité des salariés
aux nouvelles formes d’organisation du travail que le système
continuerait de progresser. L’auteur s’efforce de rassembler les
arguments en faveur d’une conception restrictive de la violence de
façon à ne pas passer à côté de ce qui lui semble être un
problème clinique et théorique majeur. Summary
p.29.Resumen p.29.
La violence
est devenue en France et dans de nombreux pays occidentaux un thème
récurrent qui fait de plus en plus souvent la une des journaux. Pour
ce qui nous concerne ici, il ne s’agit pas de réfléchir sur la
violence en général, mais de déterminer comment la violence se
manifeste dans le monde du travail d’une part, dans quelle mesure
le travail contribue à provoquer ou à conjurer le développement de
la violence sociale d’autre part. Pour beaucoup d’observateurs,
de praticiens et de chercheurs, il semble aller de soi que les «
mutations du travail », comme on les désigne souvent, participent
au développement de la violence. Est-ce vrai ? Et si oui, comment ?
Il me semble qu’il faut être assez prudent dans les réponses que
nous apportons les uns et les autres à cette question. Un certain
nombre d’actions publiques et politiques contre la violence me
semblent très contestables, mais leurs effets pervers sont
foncièrement liés à des analyses erronées de la violence. C’est
dire qu’en abordant le thème « violence et travail » dans ce
colloque, nous ne saurions ignorer que nos analyses peuvent aussi
avoir des conséquences pratiques et politiques. Je vais donc tenter
d’exposer le point de vue auquel je suis rendu personnellement sur
cette question, mais ce n’est qu’un point de vue et je sais par
ailleurs que beaucoup d’entre vous seront choqués ou déçus.
J’attends beaucoup de la discussion dont ce colloque n’est sans
doute que le coup d’envoi. Elle devra probablement se poursuivre
encore bien au-delà, compte tenu de la gravité du problème. Pour
essayer de donner le contexte dans lequel se situe mon propos, je
vais rappeler les étapes précédentes de ma démarche. La première
étape se situe au 1er CIPPT en janvier 1997. À cette occasion avait
été organisé un symposium dont l’un des thèmes concernait, pour
reprendre les termes d’Alain Morice, les ressorts psychologiques de
la domination. Une partie des textes a été publiée dans la Revue
internationale de psychosociologie, la suite l’a été dans la
première livraison de la revue Travailler. La deuxième étape
remonte à mon livre Souffrance en France paru un an plus tard, en
janvier 1998. Le débat qui a suivi a beaucoup insisté sur l’une
des préoccupations du livre qui tourne autour des relations entre
système néo-libéral et système totalitaire. Compte tenu de
l’évolution de la société sous l’impact des transformations du
travail et de l’emploi, compte tenu de la tolérance sociale
d’alors à l’injustice, il était important de discuter les
risques de dérive du système. J’ai été amené à de nombreuses
reprises à préciser que mon analyse comparative entre les deux
systèmes visait à déceler ce qui, dans le succès du système
néo-libéral, pouvait ressortir à des processus qui sont aussi en
cause dans le développement d’un système totalitaire. Mais il
s’agit, dans cette analyse comparative, non seulement de mettre au
jour ce qui est commun mais aussi ce qui différencie les processus.
Or, dans ce livre, il se trouve que la différence fondamentale entre
les processus impliqués dans l’adhésion au système néo-libéral
et ceux impliqués dans l’adhésion au système totalitaire met
précisément au centre la question de l’usage de la violence. Dans
une dictature, la violence est systématiquement utilisée pour
soumettre les gens et pour traiter le problème des récalcitrants.
Ce n’est pas le cas dans notre système néo-libéral. La
banalisation du mal et de l’injustice ne passe pas chez nous, me
semble-t-il, par l’exercice de la violence, mais par la
collaboration de la majorité au système. Cela me paraît
personnellement évident, mais ce n’est pourtant pas certain pour
tout le monde. Pourquoi ? Parce que ce « diagnostic différentiel »
n’est recevable que si nous adoptons une définition commune de la
violence. Or, les débats qui se développent à partir de Souffrance
en France montrent que nous sommes loin d’aller vers un consensus
sur la notion de violence. Plus j’avance, personnellement, plus je
suis tenté d’adopter des positions restrictives sur la notion de
violence, alors que la plupart de ceux qui s’expriment à ce sujet,
pas seulement parmi les journalistes et les gens des milieux
politiques mais aussi parmi les penseurs et les théoriciens les plus
respectés, tendent au contraire à défendre une conception
extensive de la violence. Je vais donc tenter de rassembler des
arguments en faveur d’une conception restrictive de la violence.
Mon souci est d’établir le plus clairement possible les rapports
entre violence et travail pour ne pas nous tromper dans la
contribution que nous pouvons apporter par ailleurs à la lutte
contre le développement de le violence. De façon à ne pas nous
tromper de cible et à éviter qu’en mobilisant des moyens
inadéquats, nous provoquions davantage de dégâts que de progrès.
Pourquoi la question de la violence dans le travail préoccupe-t-elle
autant de praticiens et de chercheurs intervenant dans le domaine de
la santé au travail ? À quoi se rattachent ces inquiétudes ? Il me
semble qu’elles sont directement en rapport avec l’apparition de
nouvelles pathologies sous l’effet des mutations technologiques,
organisationnelles et managériales : pathologies d’épuisement ou
de surcharge, lésions par hypersollicitation (LET, TMS), pathologies
du harcèlement et du mobbing, peur du chômage, suicides, etc.,
cependant que l’on observe un renforcement des discriminations
ethniques dans de nombreuses entreprises, des abus de pouvoir sur les
sous-traitants, le recours à la sous-traitance en cascade, et enfin
que se multiplient les violences sur certains agents dans l’exercice
de leurs fonctions professionnelles, provoquées par des usagers,
voire par des délinquants de droit commun, comme dans le cas des
hold-up perpétrés dans le secteur bancaire. Cette liste, presque
tout le monde s’accorde à le reconnaître aujourd’hui, reflète
l’apparition d’une nouvelle forme de souffrance dans le rapport
au travail. Soit ! Mais on a parfois vite fait d’établir une
équation entre les causes des nouvelles formes de souffrance dans le
travail et la violence. N’est-ce pas aller un peu vite en besogne ?
Qu’il y ait à la nouvelle souffrance des causes spécifiques est
probable. Mais si l’on procède à l’analyse étiologique
rigoureuse de ces causes, on ne trouve pas, en première instance, la
violence, si tant est qu’on se réfère à la clinique et aux
enquêtes relevant de la psychopathologie du travail. On trouve
plutôt la menace à l’évaluation, le chantage au licenciement,
les réformes de structure, la duplicité, les conduites déloyales,
les stratégies de déstabilisation psychologique, les infractions au
droit du travail, les injustices en tout genre, etc. Mais cela
relève-t-il de la violence ? L’analyse étiologique des nouvelles
formes de souffrance et de pathologie mentale en rapport avec le
travail est difficile, c’est un fait, tant du côté de ceux qui
infligent la souffrance et l’injustice que du côté de ceux qui la
subissent. Si d’une part on ne fait pas l’impasse sur la boîte
noire entre les contraintes extérieures et les réponses
pathologiques, c’est-à-dire sur le fonctionnement psychique, si
l’on ne caricature pas, d’autre part, les nouvelles méthodes de
management, l’analyse des incidences des nouvelles formes
d’organisation du travail sur la santé ne peut être réduite à
un enchaînement simple. Je m’efforcerai pour ma part de discuter
la violence dans le travail à partir de la clinique, mais aussi à
partir de la théorie de la violence. Il me semble que dans le bruit
actuel que l’on fait autour de la violence dans le travail, il nous
revient, à nous, spécifiquement en tant que cliniciens spécialisés
dans le champ du travail, de donner de ce thème, à propos duquel
nous sommes beaucoup sollicités ces derniers temps, des analyses
précises. Personnellement, si je plaide pour une acception
restreinte de la notion de violence dans les rapports santé
mentale-travail, c’est pour ne pas passer à côté d’un problème
clinique et théorique majeur, à mes yeux, qui est celui du
consentement : – à subir la souffrance ; – à être témoin de
la souffrance d’un tiers sans pour autant intervenir ou réagir ; –
ou encore à faire subir la souffrance à autrui sans être soi-même
sous la pression d’une violence qui nous disculperait. Mon propos
sera, certes, centré sur la violence dans le travail, mais pour
comprendre l’esprit de l’argumentation, il faudra toujours avoir
la préoccupation de départager ce qui ressortit à la violence et
ce qui ressortit au consentement libre. J’envisagerai d’abord la
définition de la notion de violence à partir de la clinique et de
la théorie en psychopathologie. Dans un deuxième temps,
j’envisagerai les conséquences, sur le fonctionnement psychique et
la soumission, de la violence, lorsque cette dernière est utilisée
comme moyen pour diriger le comportement des hommes et des femmes,
c’est-àdire dans le champ politique. Dans un troisième temps, je
discuterai les relations entre violence et travail. Enfin, je
soulignerai la différence qu’il y a lieu de faire, me semble-t-il,
entre violence et domination.
La notion
de violence dans le champ psychologique
Intention
violente et violence en acte
La violence
étant conçue comme une conduite humaine – je n’envisage ici que
les conduites violentes, c’est-à-dire la violence actualisée et
non l’abstraction du concept de violence au plan philosophique –,
il me semble qu’elle possède deux faces : une face objective et
une face subjective. En effet, je ne conçois pas bien ce que
pourrait être une violence purement subjective, sans matérialisation
ni manifestation dans le monde objectif. Une intention violente, un
fantasme violent, non réalisés, ne relèvent pas de la violence.
J’aurais même tendance à considérer que la face objective de la
violence, sa manifestation concrète, est une condition sine qua non
pour pouvoir qualifier une conduite de violente. En d’autres
termes, la violence suppose un comportement, c’est-à-dire un
ensemble d’actes, de gestes – ou de décisions ayant pour
conséquences des actes ou des gestes – dûment observables. Une
conduite est violente lorsqu’elle met à exécution une intention
de destruction ou d’altération de l’objet ou de la personne
désignée pour cible. Il y a donc intention, mais pas seulement
intention. Il y a aussi mise en acte. Il est nécessaire toutefois
d’accorder une place importante à l’intention de violence, car
il arrive qu’une conduite violente n’atteigne pas son but de
destruction ou de détérioration en dépit de sa mise en acte : par
exemple lorsqu’un ouvrier donne des coups de toutes ses forces en
vue de détruire une machine, alors que cela n’aboutit qu’à des
bosses ou des creux sur la carcasse métallique sans pour autant la
mettre hors d’état de marche. Ou encore lorsqu’on torture
quelqu’un et que, grâce à ses ressources physiologiques, la
victime ne garde aucune lésion durable des sévices dont elle a été
l’objet. Une conduite est violente, donc, lorsque l’intention
contient la possibilité, voire la volonté de dégrader ou de
détruire, même si l’objectif visé n’est que partiellement
atteint. La face subjective de la violence, pour l’essentiel, n’est
pas visible car il en va ici comme de toute subjectivité en général
: elle ne se voit pas. Pour un même comportement violent, on peut
ainsi trouver des configurations subjectives très différentes les
unes des autres.
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