mardi 10 décembre 2019

Subjectivité, travail et action par Christope Dejours Partie 6

"MALAISE DANS LA CULTURE"

L'analyse ici proposée vise à reconstituer les chaînons intermédiaires des processus autorisant à soute ir l'idée qu'il est possible de tenir ensemble la subjectivité singulière et l'action collective dans la cité. Au centre de ces processus, le rapport au travail apparaît comme décisif et irremplaçable. J'ai tenté de montrer que le travailler peut-être l'épreuve élective de révélation de la vie à elle-même. Mais le rapport au travail n'offre cette possibilité que si est reconnue et respectée la part qui dans le travail ressortit à la subjectivité.

L'évolution contemporaine des formes d'organisation du travail, de gestion et de management, après le tournant néo-libéral, repose sur des principes qui suggèrent précisément de sacrifier la subjectivité au nom de la rentabilité et de la compétitivité. Parmi ces principes je n'en extrairai que deux, à titre d'illustration.

Le premier principe est le recours systématique à l'évaluation quantitative et objective du travail. Si l'on critique parfois les méthodes d'évaluation, la plupart de nos contemporains admet la légitimité de cette dernière, parce que, gagnés par la domination symbolique des sciences expérimentales, ils pensent que tout, en ce monde, est évaluable. Si, comme nous l'avons vus, l'essentiel du travailler relève de la subjectivité, ce qui est évalué ne correspond pas au travail. De nombreuses évaluations, parfois très sophistiquées, conduisent à l'absurdité et à des injustices intolérables vis-à-vis de la contribution réelle de ceux qui travaillent. A la vérité, on ne sait pas ce que l'on évalue, mais ce n'est certainement pas le travail. De ce fait, l'évaluation fonctionne surtout comme un moyen d'intimidation et de domination. Mais sa vocation primordiale est la relégation de la subjectivité hors des états sur l'économie et le travail.

Le deuxième principe des nouvelles formes d'organisation du travail, de gestion et de direction des entreprises est l'individualisation et l'appel à la concurrence généralisée entre les personnes, entre les équipes et entre les services. Les contrats d'objectifs, l’évaluation individualisée des performances, la concurrence généralisée entre les agents et la précarisation des formes d'emploi, conduisent au développement de conduites déloyales entre pairs et à la ruine des solidarités. Le résultat de ces pratiques managériales est l'isolation de chaque individu, la solitude et la désagrégation du vivre ensemble, ou mieux encore la désolation au sens qu'Hannah Arendt (1951) donne à ce terme, c'est-à-dire l'effondrement du sol que constitue ce par quoi les hommes reconnaissent entre eux ce qu'ils ont en commun, ce qu'ils partagent et ce qui est au fondement même de la confiance des hommes les uns dans les autres.

Les conséquences de ces principes d'organisation du travail c'est, d'un côté, l'accroissement extraordinaire de la productivité et de la richesse, mais de l'autre c'est l'érosion de la place accordée à la subjectivité et à la vie dans le travail. Il en résulte une aggravation des pathologies mentales du travail en augmentation dans tout le monde occidental, l'apparition de nouvelles pathologies, en particulier des suicides sur les lieux mêmes du travail, ce qui n'arrivait jamais avant le tournant néo-libéral, et le développement de la violence dans le travail, l'aggravation des pathologies de surcharge l'explosion des pathologies du harcèlement.

Mais, il faut le répéter, aucune organisation, aucune entreprise, aucun système ne fonctionne de soi-même, automatiquement, par le génie d'une quelconque logique interne. Tout système a besoin, pour fonctionner, non seulement de l'obéissance des hommes et des femmes mais de leur zèle, c'est-à-dire de leur intelligence. l'évolution contemporaine de l'organisation du travail n'est pas une fatalité. Elle relève de la volonté - et du zèle- des hommes et des femmes qui la font fonctionner. Si le travail peut générer le pire, comme aujourd'hui, dans le monde humain, il peut aussi générer le meilleur. Cela dépend de nous et de notre capacité de penser grâce à un renouvellement conceptuel, les rapports entre subjectivité, travail et action.

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