lundi 9 décembre 2019

Subjectivité, travail et action par Christophe Dejours Partie 1

Christophe Dejours est professeur de psychologie du travail au CNAM Paris. Il est le directeur du laboratoire de psycodynamique du travail et de l'action.


Introduction:

Dans cet exposé, je voudrais tenter d'expliquer ce que la psychodynamique du travail peut apporter à l'analyse des rapports entre travail et subjectivité. Les enjeux de cette analyse sont de deux ordres: comprendre les conséquences humaines du tournant néo-libéral d'une part; enrichir la conception de l'action dans le champ politique d'autre part. Je soutiendrai l'idée que le chemin permettant de réunir la subjectivité à la théorie de l'action passe par une analyse précise des rapports entre le travail et la vie.

La psycodynamique du travail est d'abord une discipline clinique qui s'appuie sur la description et la connaissance des rapports entre travail et santé mentale. C'est ensuite une discipline théorique qui s'efforce d'inscrire les résultats de l'investigation clinique du rapport au travail dans une théorie du sujet, qui tienne compte à la fois de la psychanalyse et de la théorie sociale.

I - Qu'est ce que le travail?

DÉFINITION:

Les controverses entre les disciplines - sociologie, économie, psychologie, sciences de l'ingénieur - tiennent à des conceptions très différentes du travail. Pour les uns il s'agit avant tout d'un rapport social (typiquement : un rapport salarial), pour les autres il s'agit surtout de l'emploi, pour d'autres encore il s'agit d'une activité de production sociale, etc.

Pour nous, à partir du regard clinique, le travail c'est ce qu'implique, du point de vue humain, le fait de travailler: des gestes, des savoir-faire, un engagement du corps, la mobilisation de l'intelligence, la capacité de réfléchir, d'interpréter et de réagir à des situations, c'est le pouvoir de sentir, de penser et d'inventer, etc. En d'autres termes, pour le clinicien, le travail ce n'est pas en première instance le rapport salarial ou l'emploi, c'est le "travailler", c'est à dire un certain mode d'engagement de la personnalité pour faire face à une tâche encadrée par des contraintes (matérielles et sociales). Ce qui, pour le clinicien encore, apparaît comme la caractéristique majeure du "travailler" c'est que, même si le travail est bien conçu, même si l'organisation du travail est rigoureuse, même si les consignes et les procédures sont claires, il est impossible d'atteindre la qualité si l'on respecte scrupuleusement les prescriptions. En effet, les situations de travail ordinaires sont grevées d'événements inattendus, de pannes, d'incidents, d'anomalies de fonctionnement, d'incohérence organisationnelle, d'imprévus, provenant aussi bien de la matière, des outils et des machines, que des autres travailleurs, des collègues, des chefs, des subordonnés, de l'équipe, de la hiérarchie, des clients,...il faut le reconnaître il n'existe pas de travail d'exécution.
De fait existe toujours un décalage entre le prescrit et la réalité concrète de la situation. Ce décalage entre le prescrit et le réel se retrouve à tous les niveaux de l'analyse entre tâche et activité (Daniellou et coll, 1983) ou encore entre organisation formelle et organisation informelle (Q.D.Reynaud 1989)
du travail. Travailler c'est combler l'écart entre le prescrit et le réel. Or ce qu'il faut mettre en oeuvre pour combler cet écart ne peut pas être prévu à l'avance. le chemin à parcourir entre le prescrit et le réel doit être à chaque fois inventé ou découvert par le sujet qui travaille. Ainsi, pour le clinicien, le travail se définit-il comme ce que le sujet doit ajouter aux prescriptions pour pouvoir atteindre les objectifs qui lui sont assignés; ou encore ce qu'il doit ajouter de soi-même pour faire face à ce qui ne fonctionne pas lorsqu'il s'en tient scrupuleusement à l'exécution des prescriptions.

LE RÉEL DU TRAVAIL:

Comment donc se fait connaitre au sujet qui travaille cet écart irréductible entre la réalité d'un côté, les prévisions, les prescriptions et les procédures de l'autre? Toujours sous la forme de l'échec: le réel se fait connaitre au sujet par sas résistance aux procédures, aux savoir-faire, à la technique, à la connaissance, c'est à dire par la mise en échec de la maîtrise. Le monde réel résiste. Il confronte le sujet à l'échec d'où surgit un sentiment d'impuissance, voire d'irritation, de colère ou encore de déception ou de découragement. Le réel se fait connaitre au sujet par un effet de surprise désagréable, c'est à dire sur un mode affectif. C'est toujours affectivement que le réel du monde se manifeste au sujet. Mais dans le temps même où le sujet éprouve affectivement la résistance du monde, c'est l'affectivité qui se manifeste en soi. Ainsi est-ce dans un rapport primordial de souffrance dans le travail que le corps fait simultanément l'expérience du monde et de soi-même.

SOUFFRANCE ET INTELLIGENCE:

Mais le "travailler" ne se réduit pas à l'expérience pathique du monde. La souffrance affective, absolument passive, de la rencontre avec le réel, en tant qu'elle marque une rupture de l'action , n'est pas que le point d'aboutissement ou le terme du processus qui lie la subjectivité au travail. La souffrance est aussi un point de départ. Dans cette expérience se concentre la subjectivité, la souffrance devient un point d'origine dans la mesure même où cette condensation de la subjectivité sur elle-même annonce un temps de dilatation, de redéploiement, de réexpansion qui lui succède. La souffrance n'est pas qu'une conséquence ultime du rapport au réel, elle est en même temps prétention de la subjectivité vers le monde, à la recherche de moyens  d'agir sur le monde, pour transformer cette souffrance en trouvant la voie pour surmonter la résistance du réel. Ainsi la souffrance est-elle à la fois impression subjective du monde et origine du mouvement de conquête du monde. La souffrance, en tant qu'elle est affectivité absolue, est l'origine de cette intelligence qui part à la recherche du monde pour s'éprouver soi-même, pour se transformer, pour s’accroître elle-même.
Dans ce mouvement qui part du réel du monde comme résistance à la volonté ou au désir, pour s'achever en intelligence et en pouvoir de transformer le monde- dans ce mouvement donc- la subjectivité elle-même se transforme, s’accroît et se révèle à elle-même.

SUBJECTIVITÉ CORPS ET SUJET

Depuis l'origine de l'expérience de la résistance du monde jusqu'à l'intuition de la solution pratico-technique et l'expérimentation des réponses au réel, c'est toujours le corps qui est impliqué en premier. Contrairement à ce que suppose le sens commun, le travail intellectuel lui-même ne se réduit pas à une cognition pure. Au contraire travailler passe d'abord par l'expérience affective de la souffrance, du pathique. Pas de souffrance sans un corps pour l'éprouver. De fait l'intelligence au travail n'est jamais réductible à une subjectivité surplombant le sujet. La subjectivité ne s'éprouve que dans la singularité irréductible d'une incarnation, d'un corps particulier et d'une corporéité absolument unique.

L INTELLIGENCE ET LE CORPS

Une longue discussion serait nécessaire pour expliciter les rapports entre l'intelligence au travail et le corps. L'habilité, la dextérité, la virtuosité et la sensibilité technique, passent par le corps, se capitalisent et se mémorisent dans le corps et se déploient à partir du corps. Le corps tout entier et non le seul cerveau, sont le siège de l'intelligence et de l'habilité au travail. Le travail révèle que c'est dans le corps lui-même que résiste l'intelligence du inonde et que c'est d'abord par son corps que le sujet investit le monde pour le faire sien, pour l'habiter.

La formation de cette intelligence passe par la relation prolongée et opiniâtre du corps avec la tâche. Elle passe par une série de procédures subtiles de familiarisation avec la matière, avec les outils et avec les objets techniques.

Par exemple pour acquérir la maîtrise d'une machine-outil, pour devenir vraiment habile avec elle, il faut sentir cette machine, c'est à dire développer une sensibilité qui épouse toutes ces caractéristiques mécaniques. Il faut réussir, ce qui n'est pas facile, à se mettre en "symbiose" avec la machine, comme si c'était mon corps lui-même qui, par l'intermédiaire du foret, palpait et pénétrait dans le métal pour y faire des trous ou lui arracher des copeaux. Si je ne sens pas cette action du métal contre le métal, avec mon corps, je risque de surchauffer la machine  et de la casser. L'ouvrier habile ne se concentre pas seulement sur l'objet à usiner, il pense constamment à la machine, pour qu'elle ne se casse pas.

Comment acquiert on cette sensibilité extraordinaire que les auteurs américains appellent "tacit skills", que d'autres caractérisent par le terme de "sens technique" ou de "sixième sens"? Il faut se familiariser avec la machine, pour "devenir" la machine - c'est ce qu'on appelle "faire corps" avec la machine.

Pour obtenir ce résultat, il faut établir un dialogue avec la machine. ais ce dialogue est inégal parce que la machine ne parle pas. On peut-, dans certaines conditions surmonter cet obstacle. En cherchant à connaître ses réactions: e, accélérant la rotation, en sentant ses vibrations, ses tremblements, ses bruits, les odeurs de l'huile de coupe qui changent, jusqu'à ce que brutalement, la machine casse! Alors, j'apprends, pour l'avoir fait réagir jusqu'à ses limites, les petits signaux qui précèdent la panne: un ajustement particulier, une vibration anormale, une odeur de brûlé de l'huile et, dès que je sens ce signal, j'arrête la machine, pour la laisser se reposer, se refroidir.

Pour dialoguer ainsi avec la machine, je dois en passer par un fantasme: un fantasme étrange, un fantasme vitaliste. Il faut prêter une vie à la machine, la manipuler comme si c'était un animal, pour pouvoir la domestiquer. A force de développer ainsi cette intimité avec la machine, je finis par l'aimer. C'est pourquoi les ouvriers donnent parfois des petits noms à leur machine: "Titine", et ils lui parlent: "vas-y marche; allez avance!" etc. Et dès qu'ils en ont le temps, ils la démontent, la nettoient, l'entretiennent comme s'il s'agissait d'un être cher, un enfant, un animal domestique, ou un corps. Zola décrit cela dans "la bête humaine" chez le mécanicien avec sa machine à vapeur lancée sur les rails.

C'est cela l'intelligence du corps. Mais dans le même temps où j'acquiers cette intimité avec la machine, je découvre, en moi de nouvelles habilités, de nouveaux savoir-faire, de nouveaux registres de sensibilité, j'apprends à sentir et à aimer le contact avec le métal, avec le bois, avec la pierre. Je peux même éprouver une véritable émotion à palper une pierre, à caresser le bois, c'est donc dans le temps même où je travaille, que ma sensibilité et ma subjectivité se développent et s'accroissent.

En devenant plus habile dans mon travail, je me transforme moi-même, je m'enrichis, peut-être même que je m'accomplis.

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