Le
mouvement anarchiste a non seulement formé l' avant-garde combative
des travailleurs de plusieurs pays, mais a aussi laissé une trace
profonde dans la culture moderne. L'oeuvre de Kafka en est une
illustration frappante. Il va de soi que l'on ne peut réduire
l'oeuvre de Kafka à une doctrine politique, quelle qu'elle soit.
Kafka ne produit pas des discours, mais crée des individus et des
situations, et exprime dans son oeuvre des sentiments, des attitudes,
une Stimmung. Le monde symbolique de la littérature est irréductible
au monde discursif des idéologies : l'oeuvre littéraire n'est pas
un système conceptuel abstrait, à l'instar des doctrines
philosophiques ou politiques, mais création d'un univers imaginaire
concret de personnages et de choses \ Cependant, cela n'interdit pas
d'exploiter les passages, les passerelles, les liens souterrains
entre son esprit antiautoritaire, sa sensibilité libertaire, ses
sympathies pour l'anarchisme d'une part, et ses principaux écrits de
l'autre. Ces passages nous ouvrent un accès privilégié à ce qu'on
pourrait appeler le paysage interne de l'oeuvre de Kafka. Trois
témoignages de contemporains tchèques nous informent sur la
sympathie que l'écrivain pragois portait aux socialistes libertaires
tchèques et sur sa participation à certaines de leurs activités.
Au début des années trente, lors de ses recherches en vue de la
rédaction du roman Stefan Rott (1931), Max Brod recueillit des
informations de l'un des fondateurs du mouvement anarchiste tchèque,
Michal Kacha. Elles concernent la présence de Kafka aux réunions du
Hub Mladych (Club des Jeunes), organisation libertaire,
antimilitariste et anticléricale, fréquentée par plusieurs
écrivains tchèques (Neumann, Mares, Hasek). Intégrant ces
informations, Brod note dans son roman que Kafka « assistait
souvent, dans le silence, aux séances du cercle ». Kacha le
trouvait sympathique et l'appelait Klidas, ce qu'on pourrait traduire
par « le taciturne », ou plus exactement, suivant l'argot tchèque,
par « colosse de silence ». Max Brod n'a jamais mis en question la
véracité de ce témoignage qu'il citera à nouveau dans sa
biographie de Kafka . Le deuxième témoignage est celui de
l'écrivain anarchiste Michal Mares, qui avait fait la connaissance
de Kafka dans la rue (ils étaient voisins). Selon Mares dont le
document fut publié par Klaus Wagenbach en 1958 Kafka était venu,
sur son invitation, à une manifestation contre l'exécution de
Francisco Ferrer, l'éducateur libertaire espagnol, en octobre 1909.
Au cours des années 1910-1912, il aurait assisté à des conférences
anarchistes sur l'amour libre, sur la Commune de Paris, sur la paix,
contre l'exécution du militant parisien Liabeuf, organisées par le
« Club des Jeunes », l'association « Vilem Kôrber »
(anticléricale et antimilitariste), et par le Mouvement anarchiste
tchèque. Il aurait même, à quelques reprises, payé cinq couronnes
de caution pour faire libérer son ami de la prison. Mares insiste,
de façon analogue à Kacha, sur le silence de Kafka: « À ma
connaissance, Kafka n'appartenait à aucune de ces organisations
anarchistes, mais il avait pour elles les fortes sympathies d'un
homme sensible et ouvert aux problèmes sociaux. Cependant, malgré
l'intérêt qu'il portait à ces réunions (vu son assiduité), il
n'intervenait jamais dans les discussions ».
Cet
intérêt se manifesterait aussi dans ses lectures les Discours d'un
rebelle de Kropotkine (cadeau de Mares lui-même), ainsi que des
écrits des frères Reclus, de Bakounine et de Jean Grave et dans ses
sympathies : « le destin de l'anarchiste français Ravachol ou la
tragédie d'Emma Goldmann qui édita Mother Earth, le touchaient tout
particulièrement ». Ce témoignage était apparu en 1946, dans une
revue tchèque, sous une version quelque peu différente, sans
attirer l'attention \ Mais c'est après sa publication en annexe du
remarquable livre de Klaus Wagenbach sur la jeunesse de Kafka (1958)
la première oeuvre à mettre en lumière les liens de l'écrivain
avec les milieux libertaires pragois qu'il va provoquer une série de
polémiques, visant à mettre en question sa crédibilité. Nous y
reviendrons. Le troisième document sont les Conversations avec Kafka
de Gustav Janouch, parues dans une première édition en 1951, et
dans une deuxième édition, considérablement élargie, en 1968. Ce
témoignage qui se réfère à des échanges avec l'écrivain pragois
au cours des dernières années de sa vie (à partir de 1920),
suggère que Kafka gardait sa sympathie pour les libertaires. Par
exemple, sa définition du capitalisme comme « un système de
rapports de dépendance » où « tout est hiérarchisé, tout est
dans les fers » est typiquement anarchiste, par son insistance sur
le caractère autoritaire de ce système et non sur l'exploitation
économique comme le marxisme. Même son attitude sceptique envers le
mouvement ouvrier organisé semble inspirée par la méfiance
libertaire envers les partis et institutions politiques : derrière
les ouvriers qui défilent « s'avancent déjà les secrétaires, les
bureaucrates, les politiciens professionnels, tous les sultans
modernes dont ils préparent l'accès au pouvoir... La révolution
s'évapore, seule reste alors la vase d'une nouvelle bureaucratie.
Les chaînes de l'humanité torturée sont en papiers de ministères
. »
L'hypothèse
suggérée par ces documents l'intérêt de Kafka pour les idées
libertaires est confirmée par certaines références dans ses écrits
intimes. Par exemple, dans son journal on trouve cet impératif
catégorique : « Ne pas oublier Kropotkine !» ; et dans une lettre
à Max Brod de novembre 1917, oû manifeste son enthousiasme pour un
projet de revue (Feuilles de combat contre la volonté de puissance)
proposé par l'anarchiste freudien Otto Gross *. Il est bien probable
que ces divers témoignages surtout les deux derniers contiennent des
inexactitudes et des exagérations. Klaus Wagenbach lui-même
reconnaît (à propos de Mares), que « certains détails sont
peut-être faux » ou du moins « exagérés ». De même, selon Max
Brod, Mares, comme beaucoup d'autres témoins qui ont connu Kafka, «
tend à exagérer », notamment en ce qui concerne l'extension des
liens amicaux avec l'écrivain . Mais c'est une chose de constater
les contradictions ou les exagérations de ces documents, et c'est
une tout autre chose que de les rejeter en bloc, qualifiant de «
pure légende » les informations sur les liens entre Kafka et les
anarchistes tchèques. C'est l'attitude de certains spécialistes,
parmi lesquels Hartmut Binder, Ritchie Robertson et Ernst Pawel
auteurs tous trois de biographies de Kafka dont on ne peut nier la
valeur. Leur tentative d'évincer l'épisode anarchiste dans la vie
de Kafka mérite d'être discutée en détail, dans la mesure où
elle a des implications politiques évidentes Hartmut Binder est
celui qui, dans sa biographie détaillée et très erudite de Kafka,
développe de la façon la plus énergique la thèse selon laquelle
les liens entre Kafka et les milieux anarchistes pragois sont une «
légende » qui appartient « au royaume de l'imagination ». Klaus
Wagenbach est accusé d'avoir utilisé des sources « qui convenaient
agréablement à son idéologie » (Kacha, Mares et Janouch), mais
qui « manquent de crédibilité ou sont même des falsifications
délibérées ». Selon Binder, « le simple fait que Brod n'ait
appris ces prétendues activités que plusieurs années après la
mort de Kafka, auprès de Michal Kacha, un ancien membre de ce
mouvement anarchiste témoigne contre la crédibilité de cette
information. Parce qu'il est presque inimaginable, que Brod {...J ait
pu ignorer l'intérêt de son meilleur ami pour le mouvement
anarchiste... ».
Or,
si cela est vraiment « presque inimaginable » (constatons tout de
même que le «presque» laisse une marge au doute...), comment se
fait-il que le principal intéressé, c'est-à-dire Max Brod
lui-même, considérait cette information comme parfaitement fiable,
puisqu'il l'a utilisée aussi bien dans son roman Stefan Rott que
dans la biographie de son ami? Le même raisonnement vaut pour un
autre argument de Binder : « Écouter, dans une brasserie enfumée,
des discussions politiques d'un groupe agissant en dehors de la
légalité... c'est une situation inimaginable pour la personnalité
de Kafka ». Or cette situation n'avait rien d'étrange aux yeux de
Max Brod, qui pourtant connaissait assez bien la personnalité de
Kafka. En fait, rien dans l'oeuvre de Kafka ne laisse entendre un
respect si superstitieux pour la légalité ,0. Pour tenter de se
débarrasser une fois pour toutes du témoignage de Michal Mares,
Binder se réfère avec insistance à une lettre de Kafka à Milena,
où il est question de Mares comme d'une « connaissance de rue » :
« Kafka souligne expressément que sa relation avec Mares est
seulement celle d'une Gassenbekantschaft (connaissance de rue). Ceci
est bien l'indice le plus net que Kafka n'a jamais participé à une
réunion anarchiste ". » Le moins qu'on puisse dire, c'est
qu'entre la prémisse et la conclusion il y a un non sequitur évident
! Même si leur relation s'était limitée à des rencontres dans la
rue (la maison de Kafka était proche du lieu de travail de Mares),
cela n'aurait pas empêché Mares de lui passer des tracts et des
invitations pour des réunions et manifestations, de constater sa
présence dans certaines de ses activités, et même de lui faire
cadeau, à l'occasion, d'un exemplaire du livre de Kropotkine. Mares
possède, comme preuve matérielle de ses liens avec Kafka, une carte
postale envoyée par l'écrivain, datée du 9 décembre 1910. Binder
prend acte de l'existence de ce document, mais partant du fait que la
carte était adressée à «Josef Mares» (et non Michal), il pense
de tenir ici une nouvelle preuve des « fictions » du témoin : il
serait tout à fait invraisemblable qu'une année après avoir fait
la connaissance de Mares et participé à ses côtés à plusieurs
soirées du Klub Mladych, Kafka « ne connaisse même pas son prénom
». Or, cet argument ne tient pas, pour une raison très simple :
selon les éditeurs allemands de la correspondance entre Kafka et
Milena, le vrai prénom de Kacha n'était pas Michal mais... Josef.
L'ensemble de la discussion de Hartmut Binder sur ce sujet donne
l'impression pénible d'une tentative délibérée et systématique
faisant feu de tout bois pour débarrasser l'image de Kafka de la
tache noire que serait aux yeux d'une vision politique conservatrice
sa participation à des réunions organisées par les libertaires
pragois. Quelques années plus tard, dans sa biographie de Kafka
ouvrage par ailleurs tout à fait digne d'intérêt Ernst Pawel
défend apparemment les mêmes thèses que Binder : il s'agit d'«
enterrer l'un des grands mythes » attachés à la personne de Kafka,
à savoir « la légende d'un Kafka conspirateur au sein du club
Mladych (club de la Jeunesse) groupe anarchiste tchèque ». Cette
légende serait due «aux souvenirs fertiles de l'ex-anarchiste
Michal Mares, qui, dans ses Mémoires un peu fantaisistes », publiés
en 1946, décrit Kafka comme un ami et un camarade qui participait à
des réunions et à des manifestations anarchistes. Or, ce récit est
« complètement démenti par tout ce que l'on sait de sa vie, de ses
amis et de son caractère. Déjà peu crédible en conspirateur,
comment aurait-il pu et même voulu dissimuler son engagement à des
amis intimes qu'il voyait tous les jours ? » La « légende » est
d'autant plus facile à démentir qu'elle ne correspond à aucune des
sources en question : ni Kacha (non mentionné par Pawel), ni Mares
ou Janouch et encore moins Wagenbach n'ont jamais prétendu que Kafka
était un « conspirateur au sein du groupe anarchiste ». Mares
insiste explicitement sur le fait que Kafka n'était membre d'aucune
organisation. En outre, il ne s'agit pas de « conspiration » mais
de participation à des réunions qui étaient, dans la plupart des
cas, ouvertes au public. Quand à la « dissimulation à des amis
intimes » c'est à dire Max Brod nous avons déjà montré l'inanité
de cet argument. Ernst Pawel fournit une raison supplémentaire en
faveur de sa thèse : il est « inconcevable » que « quelqu'un qui
avait presque un statut de fonctionnaire » ait échappé à
l'attention des indicateurs de police. Or, les dossiers de la police
pragoise « ne contiennent pas la moindre allusion à Kafka M ».
L'observation est intéressante, mais l'absence d'un nom dans les
archives policières n'a jamais été en elle- ~ «me une preuve
suffisante de non participation. Par ailleurs, il est peu probable
que la police disposait du nom de tous ceux qui assistaient à des
réunions publiques organisées par les divers clubs libertaires :
elle s'intéressait aux « meneurs » de ces associations, plutôt
qu'aux gens qui écoutaient en silence. Cependant, Pawel se distingue
de Binder par sa disposition à reconnaître la validité des faits
suggérés par ces témoignages, dans une version plus atténuée : «
La vérité est plus prosaïque. Kafka connaissait effectivement
Mares {...] et sans doute a-t-il pu assister à des réunions ou à
des manifestations publiques, en tant qu'observateur intéressé.
[...J Dans les années qui suivirent, il semble aussi avoir été
intéressé par l'anarchisme philosophique et non violent de
Kropotkine et d'Alexandre Herzen ". »
Nous
ne sommes pas si loin des conclusions de Wagenbach. Examinons
maintenant le point de vue de Ritchie Robertson, auteur d'un
remarquable essai sur la vie et l'oeuvre de l'écrivain juif pragois.
À son avis les informations fournies par Kacha et Mares doivent être
«traitées avec scepticisme ». Ses principaux arguments à ce
propos sont repris à Binder : comment serait-il possible que Brod ne
sache rien de la participation de son ami à ces réunions ? Quelle
valeur peut-on attribuer au témoignage de Mares, considérant qu'il
n'était qu'une Gassenbekanntschaft de Kafka? Bref, «pour toutes ces
raisons, l'assistance de Kafka à des meetings anarchistes semble
bien être une légende ». Inutile de revenir sur ces objections,
dont j'ai déjà montré plus haut le peu de consistance. Ce qui est
tout à fait nouveau et intéressant dans le livre de Robertson,
c'est la tentative de proposer une interprétation alternative des
idées politiques de Kafka, qui ne seraient, selon lui, ni
socialistes ni anarchistes, mais romantiques. Ce romantisme
anticapitaliste ne serait, selon lui, ni de gauche ni de droite "
Or, si l'anticapitalisme romantique est une matrice commune à
certaines formes de pensée conservatrices et révolutionnaires et
dans ce sens il dépasse effectivement la division traditionnelle
entre gauche et droite il n'en reste pas moins que les auteurs
romantiques eux-mêmes se situent clairement dans un des pôles de
cette vision du monde : le romantisme réactionnaire ou le romantisme
révolutionnaire ". En fait, l'anarchisme, le socialisme
libertaire, l'anarcho-syndicalisme sont un exemple paradigmatique d'«
anticapitalisme romantique de gauche ». Par conséquent, définir la
pensée de Kafka comme romantique ce qui me semble tout à fait
pertinent ne signifie nullement qu'elle ne soit pas « de gauche »,
concrètement un socialisme romantique de tendance libertaire. Comme
chez tous les romantiques, sa critique de la civilisation moderne est
teintée de nostalgie pour le passé représenté à ses yeux par la
culture yiddish des communautés juives de l'Europe de l'Est. Avec
une intuition remarquable, André Breton écrivait : « tout en
marquant la minute présente », [la pensée de Kafka] « tourne
symboliquement à rebours avec les aiguilles de l'horloge de la
synagogue " » de Prague.
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