samedi 28 décembre 2019

Kafka et le socialisme libertaire de Michael Lowy Partie 1




Le mouvement anarchiste a non seulement formé l' avant-garde combative des travailleurs de plusieurs pays, mais a aussi laissé une trace profonde dans la culture moderne. L'oeuvre de Kafka en est une illustration frappante. Il va de soi que l'on ne peut réduire l'oeuvre de Kafka à une doctrine politique, quelle qu'elle soit. Kafka ne produit pas des discours, mais crée des individus et des situations, et exprime dans son oeuvre des sentiments, des attitudes, une Stimmung. Le monde symbolique de la littérature est irréductible au monde discursif des idéologies : l'oeuvre littéraire n'est pas un système conceptuel abstrait, à l'instar des doctrines philosophiques ou politiques, mais création d'un univers imaginaire concret de personnages et de choses \ Cependant, cela n'interdit pas d'exploiter les passages, les passerelles, les liens souterrains entre son esprit antiautoritaire, sa sensibilité libertaire, ses sympathies pour l'anarchisme d'une part, et ses principaux écrits de l'autre. Ces passages nous ouvrent un accès privilégié à ce qu'on pourrait appeler le paysage interne de l'oeuvre de Kafka. Trois témoignages de contemporains tchèques nous informent sur la sympathie que l'écrivain pragois portait aux socialistes libertaires tchèques et sur sa participation à certaines de leurs activités. Au début des années trente, lors de ses recherches en vue de la rédaction du roman Stefan Rott (1931), Max Brod recueillit des informations de l'un des fondateurs du mouvement anarchiste tchèque, Michal Kacha. Elles concernent la présence de Kafka aux réunions du Hub Mladych (Club des Jeunes), organisation libertaire, antimilitariste et anticléricale, fréquentée par plusieurs écrivains tchèques (Neumann, Mares, Hasek). Intégrant ces informations, Brod note dans son roman que Kafka « assistait souvent, dans le silence, aux séances du cercle ». Kacha le trouvait sympathique et l'appelait Klidas, ce qu'on pourrait traduire par « le taciturne », ou plus exactement, suivant l'argot tchèque, par « colosse de silence ». Max Brod n'a jamais mis en question la véracité de ce témoignage qu'il citera à nouveau dans sa biographie de Kafka . Le deuxième témoignage est celui de l'écrivain anarchiste Michal Mares, qui avait fait la connaissance de Kafka dans la rue (ils étaient voisins). Selon Mares dont le document fut publié par Klaus Wagenbach en 1958 Kafka était venu, sur son invitation, à une manifestation contre l'exécution de Francisco Ferrer, l'éducateur libertaire espagnol, en octobre 1909. Au cours des années 1910-1912, il aurait assisté à des conférences anarchistes sur l'amour libre, sur la Commune de Paris, sur la paix, contre l'exécution du militant parisien Liabeuf, organisées par le « Club des Jeunes », l'association « Vilem Kôrber » (anticléricale et antimilitariste), et par le Mouvement anarchiste tchèque. Il aurait même, à quelques reprises, payé cinq couronnes de caution pour faire libérer son ami de la prison. Mares insiste, de façon analogue à Kacha, sur le silence de Kafka: « À ma connaissance, Kafka n'appartenait à aucune de ces organisations anarchistes, mais il avait pour elles les fortes sympathies d'un homme sensible et ouvert aux problèmes sociaux. Cependant, malgré l'intérêt qu'il portait à ces réunions (vu son assiduité), il n'intervenait jamais dans les discussions ».
Cet intérêt se manifesterait aussi dans ses lectures les Discours d'un rebelle de Kropotkine (cadeau de Mares lui-même), ainsi que des écrits des frères Reclus, de Bakounine et de Jean Grave et dans ses sympathies : « le destin de l'anarchiste français Ravachol ou la tragédie d'Emma Goldmann qui édita Mother Earth, le touchaient tout particulièrement ». Ce témoignage était apparu en 1946, dans une revue tchèque, sous une version quelque peu différente, sans attirer l'attention \ Mais c'est après sa publication en annexe du remarquable livre de Klaus Wagenbach sur la jeunesse de Kafka (1958) la première oeuvre à mettre en lumière les liens de l'écrivain avec les milieux libertaires pragois qu'il va provoquer une série de polémiques, visant à mettre en question sa crédibilité. Nous y reviendrons. Le troisième document sont les Conversations avec Kafka de Gustav Janouch, parues dans une première édition en 1951, et dans une deuxième édition, considérablement élargie, en 1968. Ce témoignage qui se réfère à des échanges avec l'écrivain pragois au cours des dernières années de sa vie (à partir de 1920), suggère que Kafka gardait sa sympathie pour les libertaires. Par exemple, sa définition du capitalisme comme « un système de rapports de dépendance » où « tout est hiérarchisé, tout est dans les fers » est typiquement anarchiste, par son insistance sur le caractère autoritaire de ce système et non sur l'exploitation économique comme le marxisme. Même son attitude sceptique envers le mouvement ouvrier organisé semble inspirée par la méfiance libertaire envers les partis et institutions politiques : derrière les ouvriers qui défilent « s'avancent déjà les secrétaires, les bureaucrates, les politiciens professionnels, tous les sultans modernes dont ils préparent l'accès au pouvoir... La révolution s'évapore, seule reste alors la vase d'une nouvelle bureaucratie. Les chaînes de l'humanité torturée sont en papiers de ministères . »
L'hypothèse suggérée par ces documents l'intérêt de Kafka pour les idées libertaires est confirmée par certaines références dans ses écrits intimes. Par exemple, dans son journal on trouve cet impératif catégorique : « Ne pas oublier Kropotkine !» ; et dans une lettre à Max Brod de novembre 1917, oû manifeste son enthousiasme pour un projet de revue (Feuilles de combat contre la volonté de puissance) proposé par l'anarchiste freudien Otto Gross *. Il est bien probable que ces divers témoignages surtout les deux derniers contiennent des inexactitudes et des exagérations. Klaus Wagenbach lui-même reconnaît (à propos de Mares), que « certains détails sont peut-être faux » ou du moins « exagérés ». De même, selon Max Brod, Mares, comme beaucoup d'autres témoins qui ont connu Kafka, « tend à exagérer », notamment en ce qui concerne l'extension des liens amicaux avec l'écrivain . Mais c'est une chose de constater les contradictions ou les exagérations de ces documents, et c'est une tout autre chose que de les rejeter en bloc, qualifiant de « pure légende » les informations sur les liens entre Kafka et les anarchistes tchèques. C'est l'attitude de certains spécialistes, parmi lesquels Hartmut Binder, Ritchie Robertson et Ernst Pawel auteurs tous trois de biographies de Kafka dont on ne peut nier la valeur. Leur tentative d'évincer l'épisode anarchiste dans la vie de Kafka mérite d'être discutée en détail, dans la mesure où elle a des implications politiques évidentes Hartmut Binder est celui qui, dans sa biographie détaillée et très erudite de Kafka, développe de la façon la plus énergique la thèse selon laquelle les liens entre Kafka et les milieux anarchistes pragois sont une « légende » qui appartient « au royaume de l'imagination ». Klaus Wagenbach est accusé d'avoir utilisé des sources « qui convenaient agréablement à son idéologie » (Kacha, Mares et Janouch), mais qui « manquent de crédibilité ou sont même des falsifications délibérées ». Selon Binder, « le simple fait que Brod n'ait appris ces prétendues activités que plusieurs années après la mort de Kafka, auprès de Michal Kacha, un ancien membre de ce mouvement anarchiste témoigne contre la crédibilité de cette information. Parce qu'il est presque inimaginable, que Brod {...J ait pu ignorer l'intérêt de son meilleur ami pour le mouvement anarchiste... ».
Or, si cela est vraiment « presque inimaginable » (constatons tout de même que le «presque» laisse une marge au doute...), comment se fait-il que le principal intéressé, c'est-à-dire Max Brod lui-même, considérait cette information comme parfaitement fiable, puisqu'il l'a utilisée aussi bien dans son roman Stefan Rott que dans la biographie de son ami? Le même raisonnement vaut pour un autre argument de Binder : « Écouter, dans une brasserie enfumée, des discussions politiques d'un groupe agissant en dehors de la légalité... c'est une situation inimaginable pour la personnalité de Kafka ». Or cette situation n'avait rien d'étrange aux yeux de Max Brod, qui pourtant connaissait assez bien la personnalité de Kafka. En fait, rien dans l'oeuvre de Kafka ne laisse entendre un respect si superstitieux pour la légalité ,0. Pour tenter de se débarrasser une fois pour toutes du témoignage de Michal Mares, Binder se réfère avec insistance à une lettre de Kafka à Milena, où il est question de Mares comme d'une « connaissance de rue » : « Kafka souligne expressément que sa relation avec Mares est seulement celle d'une Gassenbekantschaft (connaissance de rue). Ceci est bien l'indice le plus net que Kafka n'a jamais participé à une réunion anarchiste ". » Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'entre la prémisse et la conclusion il y a un non sequitur évident ! Même si leur relation s'était limitée à des rencontres dans la rue (la maison de Kafka était proche du lieu de travail de Mares), cela n'aurait pas empêché Mares de lui passer des tracts et des invitations pour des réunions et manifestations, de constater sa présence dans certaines de ses activités, et même de lui faire cadeau, à l'occasion, d'un exemplaire du livre de Kropotkine. Mares possède, comme preuve matérielle de ses liens avec Kafka, une carte postale envoyée par l'écrivain, datée du 9 décembre 1910. Binder prend acte de l'existence de ce document, mais partant du fait que la carte était adressée à «Josef Mares» (et non Michal), il pense de tenir ici une nouvelle preuve des « fictions » du témoin : il serait tout à fait invraisemblable qu'une année après avoir fait la connaissance de Mares et participé à ses côtés à plusieurs soirées du Klub Mladych, Kafka « ne connaisse même pas son prénom ». Or, cet argument ne tient pas, pour une raison très simple : selon les éditeurs allemands de la correspondance entre Kafka et Milena, le vrai prénom de Kacha n'était pas Michal mais... Josef. L'ensemble de la discussion de Hartmut Binder sur ce sujet donne l'impression pénible d'une tentative délibérée et systématique faisant feu de tout bois pour débarrasser l'image de Kafka de la tache noire que serait aux yeux d'une vision politique conservatrice sa participation à des réunions organisées par les libertaires pragois. Quelques années plus tard, dans sa biographie de Kafka ouvrage par ailleurs tout à fait digne d'intérêt Ernst Pawel défend apparemment les mêmes thèses que Binder : il s'agit d'« enterrer l'un des grands mythes » attachés à la personne de Kafka, à savoir « la légende d'un Kafka conspirateur au sein du club Mladych (club de la Jeunesse) groupe anarchiste tchèque ». Cette légende serait due «aux souvenirs fertiles de l'ex-anarchiste Michal Mares, qui, dans ses Mémoires un peu fantaisistes », publiés en 1946, décrit Kafka comme un ami et un camarade qui participait à des réunions et à des manifestations anarchistes. Or, ce récit est « complètement démenti par tout ce que l'on sait de sa vie, de ses amis et de son caractère. Déjà peu crédible en conspirateur, comment aurait-il pu et même voulu dissimuler son engagement à des amis intimes qu'il voyait tous les jours ? » La « légende » est d'autant plus facile à démentir qu'elle ne correspond à aucune des sources en question : ni Kacha (non mentionné par Pawel), ni Mares ou Janouch et encore moins Wagenbach n'ont jamais prétendu que Kafka était un « conspirateur au sein du groupe anarchiste ». Mares insiste explicitement sur le fait que Kafka n'était membre d'aucune organisation. En outre, il ne s'agit pas de « conspiration » mais de participation à des réunions qui étaient, dans la plupart des cas, ouvertes au public. Quand à la « dissimulation à des amis intimes » c'est à dire Max Brod nous avons déjà montré l'inanité de cet argument. Ernst Pawel fournit une raison supplémentaire en faveur de sa thèse : il est « inconcevable » que « quelqu'un qui avait presque un statut de fonctionnaire » ait échappé à l'attention des indicateurs de police. Or, les dossiers de la police pragoise « ne contiennent pas la moindre allusion à Kafka M ». L'observation est intéressante, mais l'absence d'un nom dans les archives policières n'a jamais été en elle- ~ «me une preuve suffisante de non participation. Par ailleurs, il est peu probable que la police disposait du nom de tous ceux qui assistaient à des réunions publiques organisées par les divers clubs libertaires : elle s'intéressait aux « meneurs » de ces associations, plutôt qu'aux gens qui écoutaient en silence. Cependant, Pawel se distingue de Binder par sa disposition à reconnaître la validité des faits suggérés par ces témoignages, dans une version plus atténuée : « La vérité est plus prosaïque. Kafka connaissait effectivement Mares {...] et sans doute a-t-il pu assister à des réunions ou à des manifestations publiques, en tant qu'observateur intéressé. [...J Dans les années qui suivirent, il semble aussi avoir été intéressé par l'anarchisme philosophique et non violent de Kropotkine et d'Alexandre Herzen ". »
Nous ne sommes pas si loin des conclusions de Wagenbach. Examinons maintenant le point de vue de Ritchie Robertson, auteur d'un remarquable essai sur la vie et l'oeuvre de l'écrivain juif pragois. À son avis les informations fournies par Kacha et Mares doivent être «traitées avec scepticisme ». Ses principaux arguments à ce propos sont repris à Binder : comment serait-il possible que Brod ne sache rien de la participation de son ami à ces réunions ? Quelle valeur peut-on attribuer au témoignage de Mares, considérant qu'il n'était qu'une Gassenbekanntschaft de Kafka? Bref, «pour toutes ces raisons, l'assistance de Kafka à des meetings anarchistes semble bien être une légende ». Inutile de revenir sur ces objections, dont j'ai déjà montré plus haut le peu de consistance. Ce qui est tout à fait nouveau et intéressant dans le livre de Robertson, c'est la tentative de proposer une interprétation alternative des idées politiques de Kafka, qui ne seraient, selon lui, ni socialistes ni anarchistes, mais romantiques. Ce romantisme anticapitaliste ne serait, selon lui, ni de gauche ni de droite " Or, si l'anticapitalisme romantique est une matrice commune à certaines formes de pensée conservatrices et révolutionnaires et dans ce sens il dépasse effectivement la division traditionnelle entre gauche et droite il n'en reste pas moins que les auteurs romantiques eux-mêmes se situent clairement dans un des pôles de cette vision du monde : le romantisme réactionnaire ou le romantisme révolutionnaire ". En fait, l'anarchisme, le socialisme libertaire, l'anarcho-syndicalisme sont un exemple paradigmatique d'« anticapitalisme romantique de gauche ». Par conséquent, définir la pensée de Kafka comme romantique ce qui me semble tout à fait pertinent ne signifie nullement qu'elle ne soit pas « de gauche », concrètement un socialisme romantique de tendance libertaire. Comme chez tous les romantiques, sa critique de la civilisation moderne est teintée de nostalgie pour le passé représenté à ses yeux par la culture yiddish des communautés juives de l'Europe de l'Est. Avec une intuition remarquable, André Breton écrivait : « tout en marquant la minute présente », [la pensée de Kafka] « tourne symboliquement à rebours avec les aiguilles de l'horloge de la synagogue " » de Prague.

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