De la
domination symbolique aux formes violentes de décompensation
psychopathologique
C’est donc
dans un contexte où le recours à la violence ne fait pas partie de
l’instrumentation managériale que surviennent pourtant des formes
violentes de comportement. Quelles sont ces formes de violence ?
Elles sont de deux ordres différents : d’une part les violences
sur les lieux mêmes du travail, d’autre part les violences hors
des lieux de travail.
Les
violences sur les lieux de travail : nous les avons déjà
mentionnées précédemment. Vandalisme, sabotages perpétrés par
des individus isolés, prenant souvent la forme d’actes
médico-légaux, dans la mesure où ils sont commis dans des états
de conscience anormaux : confusion mentale, ivresse pathologique,
délire de persécution. À ces actes il faut ajouter les crises
clastiques, les « crises de nerfs », les « secouages de cadres »
dont on a beaucoup parlé ces derniers temps, les tentatives de
suicide et les suicides réussis sur les lieux de travail. Les
violences hors travail : elles éclatent souvent dans l’espace
domestique et prennent surtout la forme d’actes de brutalité
exercés par les femmes sur les enfants ou par les hommes sur les
femmes et les enfants, pouvant aller jusqu’au meurtre de toute une
famille ou au suicide collectif, voire au suicide altruiste,
notamment chez des sujets endettés et menacés de licenciement, ou
déjà privés depuis un certain temps d’emploi et sans espoir d’en
retrouver. Ces actes de violence posent un problème étiologique
épineux. En effet, on retrouve presque toujours, simultanément,
dans le contexte, une souffrance en relation directe avec les
relations de travail – que ce soit avec la hiérarchie ou avec les
collègues – ou avec l’emploi d’une part, des troubles ou une
fragilité psychologique individuels faisant peu de doute à
l’investigation clinique d’autre part. On a alors tendance à
attribuer les décompensations violentes à une faille
psychopathologique individuelle indépendante du contexte relatif au
travail ou à l’emploi. Mais il arrive que l’analyse détaillée
de certains cas révèle une fragilité psychologique insolite qui
semble être, en quelque sorte, provoquée de toutes pièces, ou au
moins révélée et aggravée, par le contexte de travail et
d’emploi. En effet, dans certains cas, il semble que le point de
départ du processus conduisant à la décompensation violente soit
précisément dans la rébellion du sujet contre la domination
symbolique. Cette rébellion peut être motivée par une réaction ou
une réflexion conduite individuellement et isolément par un sujet
qui pense par lui-même. Elle peut dans d’autres cas être
précipitée par un accident ou un incident : injustice commise
contre le sujet, spectacle inacceptable d’un tiers subissant des
torts intolérables sans que cependant ne surgissent de réactions de
solidarité, accidents du travail dont la responsabilité est récusée
contre toute vraisemblance par l’encadrement, etc. On peut alors
reconstituer le processus de la façon suivante : le mouvement
d’indignation et de révolte naissant chez le sujet, au lieu de
créer chez les autres l’émotion et la mobilisation collective et
solidaire, isole encore davantage le sujet en proie à une juste
colère. La passivité, l’indifférence et l’inertie des
collègues probablement en rapport, précisément, avec leur
soumission à la domination symbolique, exaspèrent encore la
souffrance du sujet. Tous ses propos, ainsi que les reproches qu’il
adresse aux autres, contribuent à le stigmatiser et à le repousser
encore davantage dans la solitude, au prétexte que sa révolte
serait irréaliste et irrationnelle. Lorsqu’il commence à avoir
des comportements étranges ou agressifs, il est non seulement isolé
par les autres, mais il est stigmatisé comme un malade. C’est
cette situation où le sujet est seul à soutenir un rapport critique
à la réalité du travail, rapport critique parfois rationnel mais
cependant désavoué par sa propre communauté d’appartenance, qui
le déstabilise et le fait douter de sa raison même et crée en fin
de compte la faille psychopathologique : l’atteinte de son
identité. Effectivement, à partir de ce moment, le sujet est
cliniquement dans un état prémorbide dont il tente de se défendre
seul avec ses propres moyens. Lorsque ses ressources défensives ne
lui permettent pas d’assumer seul, non seulement une position de
marginal, mais de surcroît le désaveu des autres, il risque de
basculer dans la psychopathologie avec, un jour, des actes
médico-légaux sur les lieux de travail ou des actes de désespoir
sous forme d’alcoolisme aigu ou de violence dans l’espace
domestique. Du point de vue théorique, ces cas relèvent de ce que
F. Sigaut (1990) a décrit sous le nom d’« aliénation sociale »
– c’est-à-dire de perte d’identité –, bien différente dans
son étiologie de l’« aliénation mentale » primitive.
L’aliénation sociale est secondaire à des contraintes psychiques
exercées de l’extérieur sur un sujet par l’organisation du
travail, par les modes de gestion et d’évaluation ou de direction
de l’entreprise. Le mobbing (Leymann H., 1993) est une forme
clinique spécifique de l’aliénation sociale dans le travail qui
pousse à l’extrême la marginalisation du sujet en recourant au
harcèlement et à la persécution. Les formes cliniques de
décompensation violente sont de plus en plus fréquentes non
seulement sur les lieux de travail, mais surtout dans l’espace
domestique. En effet, l’espace domestique est à la fois plus
réactif que le milieu des collègues et du travail, et plus
vulnérable car le sujet souffrant et révolté y rencontre souvent
des proches qui s’opposent à lui, certes, et lui résistent
parfois, mais sont aussi beaucoup plus impliqués affectivement que
ne le sont les collègues. Leur capacité de résistance et de
rétorsion est aussi beaucoup plus restreinte. C’est ainsi qu’on
a décrit au Brésil comment la souffrance face aux nouvelles
méthodes de direction des entreprises générait chez un grand
nombre de travailleurs le recours à l’alcoolisme associé à des
conduites violentes contre les femmes et les enfants (Karam H.,
1997).
Il y a donc
ici un paradoxe : une organisation du travail qui n’utilise pas la
violence génère la violence, aux marges, sous des formes
pathologiques et individualisées. Ainsi la domination symbolique,
foncièrement non-violente, fait-elle éclater la violence chez
l’autreet la disqualifie-t-elle du même coup. Force est tout de
même d’admettre que les nouvelles formes d’organisation du
travail et de direction des entreprises parviennent à une emprise
psychologique accrue sur les salariés, mais sans recourir pour
autant à la violence. On peut se demander s’il ne faudrait pas
admettre, en fin de compte, que les nouvelles formes d’organisation
du travail utilisent le ressort de la perversion plutôt que celui de
la violence, réussissant à faire apparaître la violence même
comme le fait non de l’entreprise, mais des sujets marginaux
eux-mêmes... dont il est juste de se prémunir par une sélection
psychologique à l’embauche d’une part, dont il est légitime de
se débarrasser lorsque, par leur comportement, ils posent des
problèmes à l’entreprise d’autre part.
Les
limites de la domination symbolique et l’émergence de la violence
dans le monde de l’exclusion
Nous venons
de voir comment certaines formes de violence individuelle naissent
parmi ceux qui, tout en étant inclus dans le monde du travail, en
refusent les conditions psychiques et, de ce fait, sont fragilisés
psychologiquement et socialement. Dans ce consensus qui a été
grossièrement retracé, la domination symbolique joue un rôle
fondamental, au point qu’on puisse parler ici de « violence
réactionnelle en réponse à la domination symbolique ». En
revanche, il est des zones où, précisément, la domination
symbolique n’a pas de prise : c’est dans les populations plus ou
moins ghettoïsées qui souffrent d’un chômage endémique et
massif. Ici, le processus conduisant à la violence est radicalement
différent, car la domination symbolique a de moins en moins de prise
sur les individus et sur les groupes. La violence, comme réaction
spontanée ou organisée, est au contraire orientée contre ceux qui
participent à la domination symbolique par le fait même qu’ils
sont intégrés dans la société civile et dans l’État. Cette
violence en provenance des groupes dits marginaux s’attaque en
particulier aux agents des services publics et aux objets
emblématiques de leur travail, dont précisément la signification
symbolique n’a plus ici de pouvoir d’intégration. En d’autres
termes, ces objets, ces institutions et les agents qui les font
fonctionner n’ont de puissance, au regard de la domination
symbolique, que pour ceux qui ont un rapport structuré ou possible
avec le travail et l’emploi. Si l’on pousse cette analyse un peu
davantage encore, on est conduit à reconnaître que le rapport au
travail joue un rôle déterminant dans l’efficace même de la
domination symbolique. Ou, pour le dire autrement, on retrouve une
fois encore la « centralité du travail » comme médiateur
psychologique et social d’intégration dans la domination
symbolique. On voit bien ici que la domination symbolique joue un
rôle dans la conjuration de la violence dans le monde social où
elle est efficiente. Mais hors de la sphère d’extension du travail
et de la domination symbolique qui l’accompagne, la violence
devient incontrôlable. Est-ce que le travail joue un rôle dans
l’apparition de la violence sociale des cités occidentales ? Il me
semble qu’il faut au contraire poser la conclusion inverse : le
travail est un médiateur central de la tolérance à l’injustice,
voire à la violence, mais n’est pas un médiateur de la formation
de la volonté violente.
Conclusion
De la
clinique du travail d’une part, de l’analyse théorique du
concept de violence d’autre part, il ressort que, dans le contexte
du néo-libéralisme, le travail occupe bien une position centrale
vis-à-vis de la violence. Mais cette position centrale est complexe
et à certains égards paradoxale. Premièrement, la violence au sens
strict comme contrainte exercée par la force sur les corps n’est
pas un instrument des nouvelles formes d’organisation du travail et
de direction des entreprises. Deuxièmement, les nouvelles formes
d’organisation du travail, d’évaluation, de gestion et de
direction des entreprises génèrent pourtant de plus en plus de
souffrances, d’injustices et de pathologies mentales et somatiques.
Troisièmement, si la violence est au rendez-vous des nouvelles
formes d’organisation du travail, les conduites violentes relèvent
alors surtout de la violence réactionnelle. Cette violence
réactionnelle éclate, mais rarement dans les entreprises et plus
volontiers dans les espaces domestiques. Quatrièmement, les
nouvelles formes d’organisation du travail et de direction des
entreprises non seulement n’utilisent pas la violence comme
instrument de la domination, mais déploient une activité intense et
cohérente de contention de la violence. Les instruments de la
domination ne passent donc pas par la violence mais par la formation
de la tolérance à l’injustice et à la souffrance qui prévient
la montée de la violence dans le travail. Ces instruments
non-violents sont essentiellement organisés dans les dispositifs,
qui se généralisent, de la « communication d’entreprise »,
interne et externe. Extrêmement puissants, ces dispositifs reposent
sur des principes et des moyens rigoureux que j’ai tenté de
décrire dans Souffrance en France sous le nom de « distorsion
communicationnelle ». Cette dernière est aujourd’hui, me
semble-t-il, déterminante dans la formation de la domination
symbolique qui, non seulement est non-violente, mais contribue de
façon efficace à contenir la violence sur les lieux de travail. En
d’autres termes, les nouvelles formes d’organisation du travail
et de direction des entreprises n’utilisent pas la violence comme
instrument de domination mais font éclater aux limites de leurs
zones d’influence des violences qu’elles dénoncent – ou
condamnent –, qui se donnent à voir comme des conduites
réactionnelles inadaptées, dont la responsabilité revient, en
première instance, à ceux qui se montrent par cela même incapables
de se maîtriser. En cela, l’efficacité de ces méthodes de
management relèverait davantage de la perversion que de la
violence,stricto sensu. Le paradoxe, c’est qu’en fin de compte,
la responsabilité morale et juridique revient à ceux qui mettent en
acte la violence et non à ceux qui font fonctionner le système en
se gardant, quant à eux, de tout recours à la violence. Ma
conclusion serait la suivante : tant que nous demeurons sous
l’influence de la domination symbolique qu’exercent sur nous
l’économicisme et son corollaire – une nouvelle forme de
direction et de gestion des entreprises donnée pour rationnelle –,
l’imputation de responsabilité dans l’origine de la violence ne
peut pas être retournée. Ceux qui commettent des actes de violence
dans le travail passent pour des coupables et non pour des victimes.
Christophe
Dejours
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