samedi 28 décembre 2019

Violence ou domination de Christophe Dejours Partie 3


De la domination symbolique aux formes violentes de décompensation psychopathologique

C’est donc dans un contexte où le recours à la violence ne fait pas partie de l’instrumentation managériale que surviennent pourtant des formes violentes de comportement. Quelles sont ces formes de violence ? Elles sont de deux ordres différents : d’une part les violences sur les lieux mêmes du travail, d’autre part les violences hors des lieux de travail.
Les violences sur les lieux de travail : nous les avons déjà mentionnées précédemment. Vandalisme, sabotages perpétrés par des individus isolés, prenant souvent la forme d’actes médico-légaux, dans la mesure où ils sont commis dans des états de conscience anormaux : confusion mentale, ivresse pathologique, délire de persécution. À ces actes il faut ajouter les crises clastiques, les « crises de nerfs », les « secouages de cadres » dont on a beaucoup parlé ces derniers temps, les tentatives de suicide et les suicides réussis sur les lieux de travail. Les violences hors travail : elles éclatent souvent dans l’espace domestique et prennent surtout la forme d’actes de brutalité exercés par les femmes sur les enfants ou par les hommes sur les femmes et les enfants, pouvant aller jusqu’au meurtre de toute une famille ou au suicide collectif, voire au suicide altruiste, notamment chez des sujets endettés et menacés de licenciement, ou déjà privés depuis un certain temps d’emploi et sans espoir d’en retrouver. Ces actes de violence posent un problème étiologique épineux. En effet, on retrouve presque toujours, simultanément, dans le contexte, une souffrance en relation directe avec les relations de travail – que ce soit avec la hiérarchie ou avec les collègues – ou avec l’emploi d’une part, des troubles ou une fragilité psychologique individuels faisant peu de doute à l’investigation clinique d’autre part. On a alors tendance à attribuer les décompensations violentes à une faille psychopathologique individuelle indépendante du contexte relatif au travail ou à l’emploi. Mais il arrive que l’analyse détaillée de certains cas révèle une fragilité psychologique insolite qui semble être, en quelque sorte, provoquée de toutes pièces, ou au moins révélée et aggravée, par le contexte de travail et d’emploi. En effet, dans certains cas, il semble que le point de départ du processus conduisant à la décompensation violente soit précisément dans la rébellion du sujet contre la domination symbolique. Cette rébellion peut être motivée par une réaction ou une réflexion conduite individuellement et isolément par un sujet qui pense par lui-même. Elle peut dans d’autres cas être précipitée par un accident ou un incident : injustice commise contre le sujet, spectacle inacceptable d’un tiers subissant des torts intolérables sans que cependant ne surgissent de réactions de solidarité, accidents du travail dont la responsabilité est récusée contre toute vraisemblance par l’encadrement, etc. On peut alors reconstituer le processus de la façon suivante : le mouvement d’indignation et de révolte naissant chez le sujet, au lieu de créer chez les autres l’émotion et la mobilisation collective et solidaire, isole encore davantage le sujet en proie à une juste colère. La passivité, l’indifférence et l’inertie des collègues probablement en rapport, précisément, avec leur soumission à la domination symbolique, exaspèrent encore la souffrance du sujet. Tous ses propos, ainsi que les reproches qu’il adresse aux autres, contribuent à le stigmatiser et à le repousser encore davantage dans la solitude, au prétexte que sa révolte serait irréaliste et irrationnelle. Lorsqu’il commence à avoir des comportements étranges ou agressifs, il est non seulement isolé par les autres, mais il est stigmatisé comme un malade. C’est cette situation où le sujet est seul à soutenir un rapport critique à la réalité du travail, rapport critique parfois rationnel mais cependant désavoué par sa propre communauté d’appartenance, qui le déstabilise et le fait douter de sa raison même et crée en fin de compte la faille psychopathologique : l’atteinte de son identité. Effectivement, à partir de ce moment, le sujet est cliniquement dans un état prémorbide dont il tente de se défendre seul avec ses propres moyens. Lorsque ses ressources défensives ne lui permettent pas d’assumer seul, non seulement une position de marginal, mais de surcroît le désaveu des autres, il risque de basculer dans la psychopathologie avec, un jour, des actes médico-légaux sur les lieux de travail ou des actes de désespoir sous forme d’alcoolisme aigu ou de violence dans l’espace domestique. Du point de vue théorique, ces cas relèvent de ce que F. Sigaut (1990) a décrit sous le nom d’« aliénation sociale » – c’est-à-dire de perte d’identité –, bien différente dans son étiologie de l’« aliénation mentale » primitive. L’aliénation sociale est secondaire à des contraintes psychiques exercées de l’extérieur sur un sujet par l’organisation du travail, par les modes de gestion et d’évaluation ou de direction de l’entreprise. Le mobbing (Leymann H., 1993) est une forme clinique spécifique de l’aliénation sociale dans le travail qui pousse à l’extrême la marginalisation du sujet en recourant au harcèlement et à la persécution. Les formes cliniques de décompensation violente sont de plus en plus fréquentes non seulement sur les lieux de travail, mais surtout dans l’espace domestique. En effet, l’espace domestique est à la fois plus réactif que le milieu des collègues et du travail, et plus vulnérable car le sujet souffrant et révolté y rencontre souvent des proches qui s’opposent à lui, certes, et lui résistent parfois, mais sont aussi beaucoup plus impliqués affectivement que ne le sont les collègues. Leur capacité de résistance et de rétorsion est aussi beaucoup plus restreinte. C’est ainsi qu’on a décrit au Brésil comment la souffrance face aux nouvelles méthodes de direction des entreprises générait chez un grand nombre de travailleurs le recours à l’alcoolisme associé à des conduites violentes contre les femmes et les enfants (Karam H., 1997).

Il y a donc ici un paradoxe : une organisation du travail qui n’utilise pas la violence génère la violence, aux marges, sous des formes pathologiques et individualisées. Ainsi la domination symbolique, foncièrement non-violente, fait-elle éclater la violence chez l’autreet la disqualifie-t-elle du même coup. Force est tout de même d’admettre que les nouvelles formes d’organisation du travail et de direction des entreprises parviennent à une emprise psychologique accrue sur les salariés, mais sans recourir pour autant à la violence. On peut se demander s’il ne faudrait pas admettre, en fin de compte, que les nouvelles formes d’organisation du travail utilisent le ressort de la perversion plutôt que celui de la violence, réussissant à faire apparaître la violence même comme le fait non de l’entreprise, mais des sujets marginaux eux-mêmes... dont il est juste de se prémunir par une sélection psychologique à l’embauche d’une part, dont il est légitime de se débarrasser lorsque, par leur comportement, ils posent des problèmes à l’entreprise d’autre part.

Les limites de la domination symbolique et l’émergence de la violence dans le monde de l’exclusion

Nous venons de voir comment certaines formes de violence individuelle naissent parmi ceux qui, tout en étant inclus dans le monde du travail, en refusent les conditions psychiques et, de ce fait, sont fragilisés psychologiquement et socialement. Dans ce consensus qui a été grossièrement retracé, la domination symbolique joue un rôle fondamental, au point qu’on puisse parler ici de « violence réactionnelle en réponse à la domination symbolique ». En revanche, il est des zones où, précisément, la domination symbolique n’a pas de prise : c’est dans les populations plus ou moins ghettoïsées qui souffrent d’un chômage endémique et massif. Ici, le processus conduisant à la violence est radicalement différent, car la domination symbolique a de moins en moins de prise sur les individus et sur les groupes. La violence, comme réaction spontanée ou organisée, est au contraire orientée contre ceux qui participent à la domination symbolique par le fait même qu’ils sont intégrés dans la société civile et dans l’État. Cette violence en provenance des groupes dits marginaux s’attaque en particulier aux agents des services publics et aux objets emblématiques de leur travail, dont précisément la signification symbolique n’a plus ici de pouvoir d’intégration. En d’autres termes, ces objets, ces institutions et les agents qui les font fonctionner n’ont de puissance, au regard de la domination symbolique, que pour ceux qui ont un rapport structuré ou possible avec le travail et l’emploi. Si l’on pousse cette analyse un peu davantage encore, on est conduit à reconnaître que le rapport au travail joue un rôle déterminant dans l’efficace même de la domination symbolique. Ou, pour le dire autrement, on retrouve une fois encore la « centralité du travail » comme médiateur psychologique et social d’intégration dans la domination symbolique. On voit bien ici que la domination symbolique joue un rôle dans la conjuration de la violence dans le monde social où elle est efficiente. Mais hors de la sphère d’extension du travail et de la domination symbolique qui l’accompagne, la violence devient incontrôlable. Est-ce que le travail joue un rôle dans l’apparition de la violence sociale des cités occidentales ? Il me semble qu’il faut au contraire poser la conclusion inverse : le travail est un médiateur central de la tolérance à l’injustice, voire à la violence, mais n’est pas un médiateur de la formation de la volonté violente.

Conclusion

De la clinique du travail d’une part, de l’analyse théorique du concept de violence d’autre part, il ressort que, dans le contexte du néo-libéralisme, le travail occupe bien une position centrale vis-à-vis de la violence. Mais cette position centrale est complexe et à certains égards paradoxale. Premièrement, la violence au sens strict comme contrainte exercée par la force sur les corps n’est pas un instrument des nouvelles formes d’organisation du travail et de direction des entreprises. Deuxièmement, les nouvelles formes d’organisation du travail, d’évaluation, de gestion et de direction des entreprises génèrent pourtant de plus en plus de souffrances, d’injustices et de pathologies mentales et somatiques. Troisièmement, si la violence est au rendez-vous des nouvelles formes d’organisation du travail, les conduites violentes relèvent alors surtout de la violence réactionnelle. Cette violence réactionnelle éclate, mais rarement dans les entreprises et plus volontiers dans les espaces domestiques. Quatrièmement, les nouvelles formes d’organisation du travail et de direction des entreprises non seulement n’utilisent pas la violence comme instrument de la domination, mais déploient une activité intense et cohérente de contention de la violence. Les instruments de la domination ne passent donc pas par la violence mais par la formation de la tolérance à l’injustice et à la souffrance qui prévient la montée de la violence dans le travail. Ces instruments non-violents sont essentiellement organisés dans les dispositifs, qui se généralisent, de la « communication d’entreprise », interne et externe. Extrêmement puissants, ces dispositifs reposent sur des principes et des moyens rigoureux que j’ai tenté de décrire dans Souffrance en France sous le nom de « distorsion communicationnelle ». Cette dernière est aujourd’hui, me semble-t-il, déterminante dans la formation de la domination symbolique qui, non seulement est non-violente, mais contribue de façon efficace à contenir la violence sur les lieux de travail. En d’autres termes, les nouvelles formes d’organisation du travail et de direction des entreprises n’utilisent pas la violence comme instrument de domination mais font éclater aux limites de leurs zones d’influence des violences qu’elles dénoncent – ou condamnent –, qui se donnent à voir comme des conduites réactionnelles inadaptées, dont la responsabilité revient, en première instance, à ceux qui se montrent par cela même incapables de se maîtriser. En cela, l’efficacité de ces méthodes de management relèverait davantage de la perversion que de la violence,stricto sensu. Le paradoxe, c’est qu’en fin de compte, la responsabilité morale et juridique revient à ceux qui mettent en acte la violence et non à ceux qui font fonctionner le système en se gardant, quant à eux, de tout recours à la violence. Ma conclusion serait la suivante : tant que nous demeurons sous l’influence de la domination symbolique qu’exercent sur nous l’économicisme et son corollaire – une nouvelle forme de direction et de gestion des entreprises donnée pour rationnelle –, l’imputation de responsabilité dans l’origine de la violence ne peut pas être retournée. Ceux qui commettent des actes de violence dans le travail passent pour des coupables et non pour des victimes.

Christophe Dejours

Aucun commentaire: